C. L’islam, système de vie

L’idéologie des Frères part du constat, établi à la fin du XIXème siècle par ‘Abduh, du déclin de l’islam. Les raisons invoquées sont en partie similaires à celles du šay¢, mais leur relecture de l’histoire, d’un point de vue chronologique, n’est pas la même. Pour les Frères Musulmans, la décadence commence à la mort du 4ème calife et à l’avènement de non-arabes à la tête du monde musulman. Ces derniers, pour les Frères Musulmans, n’étaient pas aptes à diriger faute, entre autre, de ne pas maîtriser la langue du prophète. La conséquence de ce problème linguistique est considérable car elle est, pour eux, à l’origine d’une mauvaise interprétation de l’islam et la décadence qui s’en est suivie 275 . Les bid‘a-ssont dénoncées et l’appel à la bonne interprétation de l’islam relancé. En ce sens, les Frères Musulmans s’inscrivent dans le processus activé par M. ‘Abduh au siècle précédent et ne font que proposer, à leur tour, la bonne interprétation de l’islam. Mais, à la différence de leurs prédécesseurs qui se proposaient de faire la même chose, leur conception de l’islam est exclusive et ne permet pas l’existence d’autres interprétations. Il en découle un caractère de sacralité de la doctrine des Frères Musulmans qui justifie le caractère exclusiviste de leur idéologie. Ce caractère ne se rencontre pas chez les penseurs précédents ou ne présente pas ce côté « jusqu’au boutiste » qu’il a pris dans la réflexion des Frères dès leur création.

L’association a défini son programme doctrinal dans la 3ème session de l’assemblée des conseillers en 1935 en établissant le credo 276 . Leur idéologie se présente comme globale car sa base est l’islam conçue comme un système complet organisant la vie des hommes dans ce monde et dans l’autre 277 . Ce système complet a été mis en place du temps de MuŸammad et des quatre premiers califes ; d’où la nécessité d’instaurer l’État islamique sur le mode du ¢al€fa. Pour se faire, il faut, dans un premier temps, procéder à une explication et à une interprétation précise du Qur’…n. La religion, bien comprise, s’avère compatible avec le monde contemporain. les solutions aux problèmes économiques, sociaux et politiques se trouvent dans le Qur’…n et le —adith. De telles affirmations n’ont jamais dépassé le stade des généralités. est-ce par manque de fondements pragmatiques ou par volonté affichée de ne pas adopter d’attitudes doctrinales précises qui auraient pu alors les confondre avec n’importe quel parti politique ?

Pour les rédacteurs du rapport d’al-Ahr…m trois grandes questions doctrinales régissent les grandes orientations de l’association : la mission et l’éducation islamique comme l’a conduit MuŸammad, l’instauration de l’État islamique sur le mode du ¢al€fa et l’application de la šar€‘a sans réserve mais de façon progressive 278 .

L’universalisme de l’islam est rappelé par le soutien aux Palestiniens. Pour I.M. Hussaini, la libération de l’Égypte n’est qu’une première étape car elle doit être suivie par la libération de tous les pays arabes et leur unité, le stade ultime étant celui de l’unité du monde entier sous la bannière de l’islam car tel est son but 279 . Le caractère prosélyte et universaliste de l’islam est rappelé avec force et explique les tensions entre l’association et les missionnaires chrétiens : leur finalité étant la même, ils sont en situation de concurrence directe.

Si l’idéologie a pour fondement l’islam, d’aucuns ont cru percevoir des influences d’idéologies occidentales. Les Frères Musulmans font la distinction entre la civilisation occidentale chez elle et en Orient, entre le monde libre et le monde communiste 280 . Ils reconnaissent ainsi des aspects positifs à l’Occident 281 . —assan al-Bann… critique les nazis et les communistes mais récupère des éléments de chacun d’entre eux pour sa doctrine 282 . Il parvient ainsi à un compromis entre socialisme et religion 283 . La conjugaison de nombreuses influences est, selon nous, possible dans la mesure où une idéologie n’est pas confrontée à l’exercice du pouvoir qui exacerbe les contradictions et conduit au pragmatisme.

Si les influences idéologiques sont complexes vis-à-vis de l’Occident, elles le sont aussi à l’égard d’al-Azhar. En effet, la critique de l’université est à l’honneur chez les Frères Musulmans mais les contacts avec les azharistes sont excellents tout comme avec al-Mar…チ€ qui suscite une grande estime chez les Frères 284 . « [...] the Muslim Brothers have become the champion of the ‘islamic idea’ in Egypt, goes to the heart of the matter: the repudiation of the Azhar as the voice of Islam » 285 . Pour les Frères Musulmans la faillite de l’Égypte dans tous les domaines a été rendue possible par la démission d’al-Azhar 286 . Les reproches que lui font les Frères sont de deux types. d’une part, ils lui reprochent de ne pas avoir modernisés les techniques d’enseignement et les contenus des savoirs. d’autre part, ils dénoncent, c’est là toute la nouveauté, sa faillite dans son rôle de censeur politique qui traditionnellement lui incombe, comme nous l’avons déjà vu 287 . Ce constat explique en partie la nécessité de prendre le relais de cette institution traditionnelle qui a failli à sa mission. L’association se propose de dispenser l’enseignement modernisé de l’islam et d’être le censeur de la vie politique. En d’autres termes elle s’attribue le rôle traditionnel des ‘…lim-s 288 . Les Frères Musulmans entendent occuper la place de guide de l’orthodoxie sunnite jusque là attribuée de manière implicite à al-Azhar. Ce rôle de garant de l’orthodoxie religieuse ne les empêche pas de prétendre aussi à celui de fer de lance du nationalisme, surtout après la seconde guerre mondiale.

Notes
275.

R.P. MITCHELL, op. cit., p. 211.

276.

O. CARRE, G. MICHAUD, op. cit., p. 25sq.

277.

Un parallèle avec les grandes idéologies du XIXème siècle nous semble envisageable même si la spécificité des Frères demeure, dans la mesure où leur idéologie a pour fondement l’islam et non l’homme. Le marxisme tout comme le libéralisme se veulent des réponses globales à la vie (terrestre) de l’homme. Ces philosophies possèdent un versant politique, économique, social, culturel, etc. et apportent leurs réponses à tous les problèmes que l’homme peut rencontrer. La comparaison avec le mouvement des Frères Musulmans a bien sûr ses limites, mais les Frères en voulant proposer un modèle complet de société s’inscrivent dans une logique analogue.

278.

La situation religieuse en Égypte, p. 95.

279.

I.M. HUSAINI, op. cit., p. 65.

280.

R.P. MITCHELL, op. cit., p. 224.

281.

Ibid.

282.

I.M. HUSAINI, op. cit., p. 93.

283.

Ibid., p. 94.

284.

R.P. MITCHELL, op. cit., p. 211sq.

285.

Ibid., p. 212.

286.

Ibid., p. 213.

287.

Ibid.

288.

Ils n’adoptent pas tous les attributs des ‘…lim-s traditionnels. Cela concerne notamment leur rapport avec le ™Žfisme, qui au XIXème siècle n’est pas rejeté par les ‘…lim-s (voir G. Delanoue, op. cit., p. 243-260) et que les Frères Musulmans, malgré la sensibilité de —assan al-Bann… pour des pratiques qu’il appelle à épurer, les bid‘a-s, rejettent fermement (voir R.P. MITCHELL, op. cit., p. 215). Ils participent à la grande offensive menée par les réformistes dès la fin du XIXème siècle et qui trouve un écho chez les Occidentaux qui y voient une mystique décadente.