D. L’unique politique : « Le Qur’…nest notre constitution »

Le nationalisme égyptien nous l’avons vu au premier chapitre, a été incarné par le Wafd. Cependant, ce dernier, est compromis aux yeux des Égyptiens pour sa participation au pouvoir en 1942, et est divisé par des luttes internes 289 . incapable de sortir de la logique qui a conduit à sa fondation et de formuler un programme de réformes, il voit la désaffection de la population croître après la guerre. Dans cette période les Frères Musulmans deviennent une force politique réelle car ils sont perçus comme tels et l’acceptent. Leurs rapports avec la politique sont complexes. L’essence de leur message consiste à ne pas distinguer la politique de la religion car l’islam englobe les deux réalités. Dans le même temps, l’essentiel de leurs activités était orienté, avant la seconde guerre mondiale, vers la société civile et non l’arène politique. L’association n’a en fait qu’adapté sa position aux événements comme en témoignent ses rapports avec le pouvoir.

Avant la guerre de 1939-1945, l’association est courtisée par le roi F…rŽq qui se veut le champion de la piété, et par le šay¢ al-Mar…チ€ son précepteur 290 . Dans cette période le guide général se positionne en avertisseur religieux et non en acteur du jeu politique. En 1936, al-Bann… envoie au roi d’Égypte et aux autres princes musulmans une lettre les appelant à respecter et à appliquer les lois de l’islam. Le jeu politique de la période en Égypte est tel que soutenir le roi revient à faire une déclaration d’hostilité au wafd. La situation devient plus confuse quand le guide général est exilé en Haute Égypte entre mai et octobre 1941. Mais c’est Mu™af… NaŸŸ…s qui, fin 1942, ferme toutes les branches des Frères Musulmans à l’exception du quartier général du Caire 291 . Paradoxalement l’année 1943 est marquée par un rapprochement avec le Wafd 292 . Ce dernier est divisé quant à l’attitude à adopter à l’égard des Frères Musulmans. L’« aile gauche » est hostile à l’association alors que l’« aile droite » pense les instrumentaliser pour faire face aux pressions sociales et à l’extension du communisme 293 . Ce rapprochement semble se confirmer, au moins ponctuellement, à la chute du Wafd en octobre 1944 qui est suivie par l’avènement de AŸmad M…hir. En faisant part de ses intentions de déclarer la guerre à l’Axe, il suscite les protestations des nationalistes à la tête desquels se trouvent les Frères Musulmans et le Wafd 294 . dans les années 1946-1947, l’association est conçue par le palais comme un instrument populaire contre le Wafd et les communistes 295 . Toutefois, le 6 décembre 1948, les alliances se défont suite à la dissolution de l’association par MaŸmŽd FaŸm€ al-Nuqr…š€, suivi de son assassinat par un frère musulman. Al-Bann… désavoue ce geste mais son désaveu n’est pas publié ; il aurait déjà, selon O. Carré et G. Michaud, perdu le contrôle du mouvement 296 . L’association se rapproche alors des Officiers Libres et en 1949, à la mort du guide général, cette orientation semble être maintenue jusqu’en 1952.

Les Frères Musulmans n’envisagent leur rôle politique qu’après la guerre quand ils deviennent l’un des pôles de contestation majeure de la scène politique grâce à leurs assises dans toutes les strates de la population. leur position doctrinale vis-à-vis du pouvoir peut poser problèmes. I.M. Hussaini met en évidence la complexité de leur rapport au politique 297  : la constitution égyptienne inspirée du système occidental est, dans un premier temps, considérée par les Frères Musulmans comme conforme à l’enseignement de l’islam. Quant au statut personnel qui, en Égypte, pour les musulmans, s’inspire des lois islamiques, l’association commence par demander sa reformulation et des clarifications puis finit par critiquer la manière dont les lois ont été interprétées. En revanche, pour les lois civiles, l’opposition est radicale dès le début et les Frères Musulmans demandent qu’elles soient remplacées par des lois islamiques dans le droit civil, le droit criminel, le droit commercial, les questions internationales, etc.

De même, avant le second conflit mondial, l’association affiche sa neutralité vis-à-vis du système parlementaire pour finalement, après 1945, s’opposer aux règles du parlementarisme 298 . Si les Frères Musulmans déclarent ne pas être hostiles au système parlementaire, ils ne ménagent pas leurs critiques à l’égard des partis politiques. Ils souhaitent abolir tous les partis politiques égyptiens considérant que leur existence est liée à des nécessités conjoncturelles et que les parlementaires sont, dans leur grande majorité, animés par des considérations d’ordre personnel et non par le bien-être général 299 . Leurs faveurs vont à un système représentatif, même de type parlementaire, mais qui n’aurait pas besoin du système des partis tel qu’il existe en Égypte 300 . Ils mettent en avant l’existence de systèmes parlementaires à parti unique fonctionnant parfaitement 301 .

D’autre part, ils dénoncent l’impérialisme qui, pour eux, relève en Égypte d’une double acception : l’impérialisme externe des Britanniques, et l’impérialisme interne de ceux qui servent leurs intérêts 302 . Ils sont tous deux l’instrument politique du capitalisme 303 . Leur rejet du capitalisme, leur nationalisme, leur dénonciation du manque de programme de réformes sociales et leur rejet du système parlementaire, caractérisent les grandes orientations des Frères Musulmans après la seconde Guerre mondiale, le tout dans un climat de violence latente ou manifeste.

Par certains de ces aspects, le mouvement adopte les traits du populisme. avec le rejet des règles du système parlementaire et la dénonciation des parlementaires nous avons deux des éléments constitutifs du populisme. ils ont pris le relais du nationalisme égyptien à base populaire qui jusque là revenait au Wafd. Ils sont les seuls, avec l’extrême gauche athée, à proposer des réformes sociales et à plaider pour une plus grande justice sociale. Un tel programme ne peut que rencontrer les aspirations de la grande majorité du peuple égyptien : nationalisme, rejet de la corruption et promesse de réformes sociales sans socialisme. La complexité de leur rapport au politique se retrouve aussi dans leur approche des chrétiens 304 .

Notes
289.

Les premières défections ont lieu en 1937 avec le départ de AŸmad M…hir et de MaŸmŽd FaŸm€ al-Nuqr…š€, suivi en 1942 par celui de Makram Ebeid, M. Colombe, op. cit., p. 116.

290.

I.M. HUSAINI, op. cit., p. 14.

291.

R.P. MITCHELL, op. cit., p. 16.

292.

Ibid., p. 27.

293.

Ibid.

294.

Ibid., p. 30. Le 24 février 1945, AŸmad M…hir est assassiné.

295.

Ibid., p. 40, 310.

296.

O. CARRE, G. MICHAUD, op. cit., p. 33.

297.

I.M. HUSAINI, op. cit., p. 63.

298.

R.P. MITCHELL, op. cit., p. 309 ; leur ambiguïté se fait déjà sentir lors des élections de 1941 et de 1942.

299.

I.M. HUSAINI, op. cit., p. 66.

300.

Ibid., p. 67.

301.

Ibid.Le seul type de « parlementarisme » à parti unique nous semble être celui du système totalitaire qui, de facto, ne s’apparente pas au système parlementaire.

302.

R.P. MITCHELL, op. cit., p. 218.

303.

Ibid.

304.

Elle est abordée en troisième partie.