C. Les jésuites

La difficulté de présenter l’histoire de la Compagnie de Jésus à l’époque contemporaine est du même ordre que celle rencontrée pour les dominicains et les pères blancs. Il n’existe pas de synthèse sur leur approche contemporaine de la mission. Quant à la mission auprès des musulmans, nous n’avons rencontré aucun ouvrage qui lui soit consacré.

À la différence des deux autres congrégations, l’enquête s’est avérée plus délicate dans la mesure où nous n’avons pas pu avoir accès ni aux archives de Rome, ni à celles de Beyrouth qui regroupent les documents sur la Syrie et le Liban. Notre analyse ne peut donc être que fragmentaire et provisoire.

La présence des jésuites en terre d’islam se concentre géographiquement, en ce qui concerne les zones que nous avons retenues dans notre travail, en Syrie-Liban 398 , en Algérie, avec trois communautés (Alger, Oran, Constantine), et en Égypte. Les jésuites quittent l’Algérie pour l’Orient en 1881 suite aux décrets de Ferry qui interdisent l’enseignement aux congrégations non autorisées. Il n’existe pas, à notre connaissance, d’études sur leur présence en Algérie, même si les fonds d’archives sont actuellement disponibles à Vanves 399 .

Faute de personnel en nombre suffisant, le collège d’Alexandrie ferme en 1920. Son profil est différent de celui du Caire. Il est fermé en pratique aux non-catholiques et dispense un enseignement plus en conformité avec la tradition jésuite 415 . Cette spécificité est en grande partie liée au caractère cosmopolite de la ville 416 qui lui permet de recruter dans des familles plus attachées à un enseignement traditionnel jésuite.

En 1921, les jésuites ouvrent une école pour les enfants de condition modeste 417 et dans les années 1930 des annexes du csf sont construites. Toutes les installations des jésuites en Égypte dépendent de la vice-province du Proche-Orient dont le supérieur réside à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth. Cette vice-province est rattachée à la province de Lyon. En 1945 on compte 32 jésuites en Égypte, un collège, un petit collège et une école au Caire ; un petit collège à Héliopolis ; une maison de retraites et une chapelle à Matarieh ; une résidence et une chapelle à Alexandrie ; une école à Miny… 418  ; le supérieur local en Égypte qui est aussi le recteur du csf, est alors le père Christophe de Bonneville. Malgré leur faible nombre, ces institutions des jésuites forment l’un des lieux de formation de l’élite égyptienne de l’entre-deux-guerres.

Si cette première approche de l’implantation des jésuites dans le monde arabo-musulman et les modalités de leur action ne laisse guère percevoir d’intérêt direct pour la mission auprès des musulmans, les choses évoluent au milieu des années 1930. En effet, par une lettre à vocation interne le père général Ledochowsky expose ses positions sur la question en 1937. Cette lettre n’est pas sans rappeler les recommandations de marchal, des missionnaires d’Afrique, au sujet de l’apostolat auprès des musulmans. La première partie de la lettre est un rappel historique qui entend souligner le souci du fondateur à l’égard des Maures, l’essai de mission au XVIIème siècle... Avec la restauration de la Compagnie au XIXème siècle, les nouvelles provinces de Lyon et de Hollande prennent en charge les territoires de missions où se trouvent des musulmans, respectivement en Syrie et en Indonésie. Après ce rappel, le père général dresse un panorama de la situation actuelle en mentionnant le panarabisme et le panislamisme. La crainte de voir des chrétiens se convertir à l’islam est implicite sous la plume du général. Dans le même temps Ledochowsky souligne le fait que l’islam n’est pas ébranlé par l’athéisme ou l’indifférence religieuse, à la différence de l’Occident. C’est pourquoi, à la suite des protestants, il faut envisager une mission. Cette mission sera facilitée par la présence de collèges jésuites très prisés par l’élite musulmane ce qui constitue un bon moyen de permettre une connaissance mutuelle.

C’est le point de départ de la missio islamica confiée par le général à de Bonneville, supérieur de la mission du Proche-Orient en septembre 1936, puis vice-provincial d’avril 1939 à août 1945. Elle se présente comme la réactivation d’une tradition qui remonte aux origines de la Compagnie. Pour mener à bien ce travail, le général indique la ligne à suivre. Un questionnaire est élaboré auquel, dans chaque mission jésuite où se trouve des musulmans, un père, désigné par son supérieur, devra répondre. Les réponses seront centralisées par de Bonneville qui en proposera une synthèse. Dans le même temps, un centre d’étude scientifique de l’islam sera fondé à Rome pendant que, sur le terrain, chaque provincial est chargé de désigner quelques scolastiques aptes et désireux de se consacrer à la mission auprès des musulmans et dont les noms seront transmis à de Bonneville.

Le versant missionnaire ne doit pas occulter l’apport intellectuel des jésuites sur la connaissance de l’islam, notamment à travers l’étude de l’arabe 419 . Cette dimension savante se retrouve dans les cours donnés à Rome sur l’islam au pio (Pontificio Istituto Orientale) par Mgr Mulla.

Rome n’est pas en reste dans l’élaboration des discours sur l’islam. Elle concentre des lieux et des acteurs où les représentations de l’islam sont en construction.

Notes
398.

Nous renvoyons à la thèse de Chantal Verdeil.

399.

H. Colonna, « La Compagnie de Jésus en Algérie, exemple de la mission de Kabylie (1863-1880) », Monde arabe Maghreb Machrek 135, janvier-mars 1992, p. 68-78.

415.

Ibid.

416.

Voir pour la période la monographie de R. Ilbert, Alexandrie 1830-1930, Le Caire, ifao, 1996. Cf. aussi D. Panzac, « Alexandrie, évolution d’une ville cosmopolite au XIXème siècle », AnIsl 14, 1978, p. 195-215.

417.

Annuaire catholique 1946, op. cit., p. 185.

418.

Ibid., p. 185. La formation des jésuites d’Égypte est assurée à Bifkaya pour le noviciat et les études sont poursuivies à Beyrouth ou à Lyon.

419.

Leur intérêt pour la question remonte au XVIème siècle et se poursuit jusqu’au XXème siècle, voir V. Poggi, « Arabismo gesuita nei secoli XVI-XVIII », in Miscellanea di studi in onore du R.F. Taft, ; « Arabismo gesuita nei secoli XIX-XX », Rivista degli studi orientali 65, 1991, p. 213-245.