b. De nouvelles institutions

Ainsi, le pio doit sa fondation à Benoît XV en 1917 au moment où il fonde la Congrégation pour l’Église Orientale. Son successeur, Pie XI y attache un intérêt tout particulier et, pour lui donner un nouvel élan, le confie en 1922 aux jésuites. Son premier président est M. d’Herbigny, spécialiste de la Russie. Le nouveau pape soutient la mission d’aide pontificale en Russie 483 et songe à une réorganisation de l’Église catholique dans tout l’Orient slave, byzantin et musulman 484 . L’institut pontifical n’est qu’une des pièces d’un dispositif plus complexe. dans ce contexte de réorganisation, d’Herbigny rencontre à Rome M. Blondel en mai 1924 485 . Au hasard de la conversation, Blondel en vient à parler de son filleul, l’abbé Mulla. Or, d’Herbigny est à la recherche « d’un professeur connaissant bien l’âme musulmane et capable de frayer la voie à un apostolat » 486 . L’objectif du président du pio est bien d’organiser une formation pour missionnaire de terrain. Il a dû saisir les difficultés rencontrées jusqu’alors par la mission auprès des musulmans et tente de renouveler les méthodes en les adaptant aux peuples à évangéliser 487  : « Il estime que ce n’est pas isolément et fragmentairement, mais par une œuvre d’ensemble et de refonte de notre enseignement qu’on peut faire un progrès large et durable, à la longue portée » 488 . La personnalité originale de l’abbé Mulla lui semble correspondre à ses attentes. Mulla accepte le poste en juin 1924 et fait déroger à la règle qui veut que seuls les jésuites peuvent enseigner dans cet institut. Le grand intérêt porté à cette affaire est signalé par d’Herbigny : « Sa Sainteté a daigné témoigner un intérêt tout particulier à ma demande que Mr l’abbé Mulla, votre filleul, obtint de son archevêque l’autorisation de venir s’essayer à Rome en novembre prochain, pour être chargé du cours des Institutions musulmanes [...] » 489 . Le pape ne tarde pas à le faire prélat domestique et à le nommer président de la délégation vaticane pour le XVIIème congrès international des orientalistes organisé à Oxford en 1928 490 . Le pape semble être attaché et à l’homme et à son travail. Il n’hésite pas à y faire mention dans son encyclique Rerum Orientalum du 8 septembre 1928 : « Nous nous plaisons à rappeler tout particulièrement que, à l’enseignement des institutions byzantines, Nous avons pu joindre celui d’institutions islamiques, fait peut-être sans précédent dans les universités romaines. Telle fut, en effet, la singulière bonté de la providence que, à cette branche d’enseignement, si utile assurément, Nous avons pu appliquer un professeur, turc d’origine, qui après de longues études, et sous l’inspiration de la toute-Puissance divine, ayant fait profession de la religion catholique, puis reçu le sacerdoce, est apparu très apte à tracer la voie aux étudiants qui devront exercer leur ministère sacré en pays musulman, afin que, soit auprès des simples, soit auprès des hommes les plus distingués, les plus instruits, les plus cultivés, la cause du vrai Dieu et celle de la loi évangélique puissent être heureusement présenté. »

Il apparaît clairement que ce cours sur les institutions islamiques est une nouveauté à Rome et que peu de personnes sont aptes à le dispenser. Cette pénurie d’enseignant peut sembler étrange quand on connaît la longue tradition orientaliste des jésuites. Les savants ne peuvent pas manquer, mais comme le souligne Pie XI, l’objectif n’est pas tant de former des savants que de former des missionnaires qui soient des hommes de terrain. Le but est donc bien missionnaire plus que scientifique. Dans ces conditions le choix de Mulla est judicieux et exclusif : qui mieux qu’un converti peut transmettre la dimension profonde, inintelligible d’une religion ? C’est sur ce versant que porte l’effort de formation des missionnaires tant il est vrai que les savants, en dehors de rencontre avec les élites, ne peuvent avoir de réel impact sur une population qui, assurément, connaît moins bien qu’eux les subtilités de la religion musulmane. L’islam vécu ne se trouve pas dans les livres, or c’est celui avec lequel le missionnaire doit se familiariser. On notera que par cette nouvelle entrée, si la défense de la vraie foi et l’apologétique continuent, la perspective de s’adresser aussi aux simples fidèles témoigne d’une autre évolution.

Jusqu’en 1938, Mgr Mulla est le seul enseignant du pio dans ces disciplines. Il est rejoint par le père Lator cette année-là, qui tout comme lui assure aussi un cours à la faculté de missiologie de la Gregoriana. Mulla assure ces cours jusqu’en 1959, année de sa mort. Les pères Lator et Pareja (à partir de 1938 pour ce dernier et à la Gregoriana) sont les deux autres enseignants dans ces matières. En fait, ceux sont les cours du pio, pour ce qui concerne Mulla, qui sont proposés aux étudiants de la Gregoriana à partir de 1932.

Une fois de plus, la décennie des années 1930 se révèle riche d’initiatives en vue de la formation des missionnaires. Le développement de cette nouvelle science qu’est la missiologie depuis la fin du XIXème siècle, et notamment l’activité du jésuite Henri Charles, a mis en évidence à Rome le besoin dans une université pontificale de créer une faculté pour enseigner cette discipline.

La Sacrée Congrégation pour la Propagation de la foi n’est pas en reste car elle a son propre institut dont nous avons eu connaissance par les archives de Perbal. Les premiers documents en notre possession datent de 1937 491 . C’est par une lettre de l’évêque d’Oran, Mgr Durand, que nous apprenons que Perbal est chargé d’un cours similaire sur l’islam à l’institut catholique de Paris 492 . Ce choix de Perbal par l’Institut Catholique et par la Propagande peut sembler curieux car rien dans son parcours ne laisse entrevoir une quelconque spécialisation dans ces matières. ces rares articles sur la question témoignent d’une connaissance honnête, mais non d’un savoir scientifique. cette désignation cache-t-elle un manque de spécialistes ou n’est-t-elle que le reflet de coteries romaines ?

Au pio les étudiants reçoivent un enseignement de haut niveau dans ces disciplines. Les plans des cours donnés à la Gregoriana 493 et au pio 494 , peuvent nous donner une idées des sujets traités et nous permettre de repérer ce qui semble important pour se préparer à vivre en terre d’islam. c’est par ces cours que l’on peut approcher le type de savoir sur l’islam diffusé parmi les jeunes prêtres. Les connaissances enseignées façonnent une nouvelle vision dont les répercussions se feront sentir après la seconde guerre mondiale. Ainsi, dans cette génération, passée au pio ou à la Gregoriana, ou encore qui a eu de contacts avec Mulla ou Abd-el-Jalil, se trouvent les artisans d’une Église ouverte aux cultures extra-européennes. Nous avons un témoignage de l’un d’entre eux, et non des moindres, Henri de Lubac, qui en février 1934 assiste au scolasticat de Fourvière à une conférence de Mulla et livre ses impressions : « [...] Et quelle puissance d’émotion, quand il évoque les grands siècles de l’Islam : surtout quand il fait appel aux expériences intimes de son enfance musulmane pour attester les capacités religieuses de ses anciens coreligionnaires ! » 495 . Cette citation est un témoignage du nouveau regard sur les musulmans qui est en train de se diffuser dans la génération des hommes appelés à occuper des responsabilités dans l’après-guerre. Elle atteste d’une approche de l’intérieur qui ne peut être possible que grâce à ces interlocuteurs uniques que constituent les convertis. Ces derniers sont, en ce qui concerne Mulla et Abd-el-Jalil 496 , des âmes profondément religieuses. cette profondeur ils ne l’ont pas acquis dans le christianisme mais dans leur milieu d’origine. Pour différentes raisons ils choisissent l’Église catholique mais sans pour autant renier l’intensité dans le vécu de leur foi que l’islam a pu leur donner. Cette présentation de l’intérieur par des hommes qui constituent une véritable interface, contribue à donner aux musulmans le statut d’homo religiosus à part entière. Les étudiants catholiques ne s’y trompent pas car ils perçoivent dans ces cours, ou dans ces contacts, un versant jusque là peu connu de l’islam : sa véritable dimension religieuse. cette connaissance et cette reconnaissance du musulman comme croyant véritable devient le fondement du dialogue inter-religieux plus que l’approche scientifique restée de l’ordre de l’échange intellectuel. Les catholiques commencent donc dans l’entre-deux-guerres à percevoir le musulman dans un véritable rapport de croyant à croyant.

Nous pouvons avoir un autre aperçu du contenu et de l’orientation donnée dans ses cours par Mgr Mulla à partir de la lettre de l’abbé Chirat à l’un des rédacteurs d’En Terre d’Islam datée du 10 janvier 1933 497 . L’abbé réagit à propos de quelques articles publiés dans En Terre d’Islam en septembre-octobre 1932 et consacré à la spiritualité de l’islam au Moyen Âge, écrits par le père de Lanversin. Il précise qu’il convient de ne pas choisir d’exemple de mystiques musulmans postérieurs au IVème siècle de l’hégire car commence alors la période de décadence et de déviation. En fait les plus grands noms de la mystique musulmane, selon le modèle du catholicisme, ont vécu avant le IVème siècle. Ensuite la mystique, comme nous le verrons, connaît une toute autre évolution. Chirat manifeste le désir de montrer la mystique musulmane dans ce qui constitue, toujours d’un point de vue catholique, son apogée et non dans sa phase de décadence. Il témoigne d’une volonté de valoriser et de choisir la période où elle semble plus proche de la mystique catholique. Il refuse de voir dans la mystique musulmane une mécanique bien huilée et de considérer le Qur’…n comme dénué de spiritualité. Il rappelle que les mystiques ont essayé, pour les plus purs, de mettre en pratique deux vertus : la virginité et l’humilité. De telles subtilités sur la mystique n’ont pu lui être accessible que grâce à la présentation d’un spécialiste sensible à ces aspects, comme devait l’être Mulla.

De plus, si Chirat est d’accord sur les réserves à exprimer face aux mystiques non catholiques, il n’entend pas avoir l’esprit fermé : « Mais il me semble au moins exagéré de dire “il serait par dessus déplorable de laisser supposer qu’on attribue la moindre valeur (sic) à la révélation faite à Mahomet.” Les affirmations monothéistes seraient-elles de nulle importance absolument ? » Il ne s’agit pas d’attribuer à MuŸammad le bénéfice d’une révélation divine, mais d’être sensible à un message monothéiste qui ne peut qu’apparaître positif en comparaison avec la situation antérieure où prévalait le polythéisme. De Lanversin n’est pas le seul à être réservé : « il serait abusif de traiter comme un catéchisme » le livre de d’Herbigny 498 alors qu’il souligne qu’il a été l’objet de critiques de la part de grands orientalistes comme Massignon. L’abbé reproche à d’Herbigny de s’être basé sur des traditions tardives mises au point par des hommes soucieux eux-mêmes de se disculper. La dernière remarque de la lettre est tout à fait significative car l’abbé se lance dans une explication de la polygamie de MuŸammad en avançant des arguments culturels relatifs à la période et en mettant en avant le souci, pour le prophète de l’islam, de laisser une postérité masculine.

Ce milieu estudiantin romain a pu bénéficier, grâce à Mulla, d’un haut niveau de connaissance allié à une très grande précision. L’enseignement reçu et les orientations bibliographiques attestent d’un renouveau de la perception de l’islam, d’une volonté de ne pas avoir de vision globale mais de bien préciser les périodes et d’avoir conscience que l’islam est loin d’être exempt d’évolution. Souci d’honnêteté, désir de comprendre de l’intérieur et de s’attarder davantage sur les qualités que sur les défauts, à la différence de l’article de d’Herbigny.

Sans entrer dans les détails de cet article, deux grandes orientations sont décelables. L’une porte sur l’analyse psychologique du prophète de l’islam et l’autre, bien plus originale, est le parallèle établi avec le communisme. Pour l’analyse psychologique, d’Herbigny qui n’est ni arabisant ni islamologue, s’est, de toute évidence, inspiré de son confrère Lammens. Le parallèle avec la présentation de d’Herbigny est total : la sensualité dépravée de Mahomet est mise en exergue tout comme son instabilité psychologique. « La psycho-pathologie moderne connaît bien ces états. Un sujet habituellement normal perd en certaines occasions de crises le contrôle régulier de ses états de conscience, il devient alors perméable à des influences externes [...] Pendant ces transes, le psychisme en émoi annexe, comme propres, des données étrangères, ou retrouve des traces de son passé sans les reconnaître. [...] En ces cas sans qu’il n’y ait épilepsie, ni folie, ni volonté constante de tromper, le subconscient affleure d’une manière particulièrement vive [...] Beaucoup d’indices, me semble-t-il, conseillent d’expliquer ainsi la psychologie de Mohammed [...] Il surprend en lui quelque chose qui est bien à lui, sans être de lui, et, n’en découvrant pas la cause prochaine, il en rapporte l’origine à Dieu ou à ses messagers. Sa révélation évoluera donc normalement avec sa propre psychologie, elle suivra les réactions que les événements d’ordre public ou privé provoquent en lui – non seulement à la surface mais aux plus intimes profondeurs du subconscient. » 499 Sur des bases qu’il estime scientifiques, d’Herbigny dresse le portrait psychologique du fondateur de l’islam et de l’évolution de sa bonne foi qu’il considère en chute libre à partir de Médine.

Dans cette présentation le président du pio n’expose rien de bien original et de spécifique. Toutefois il tente par ses comparaisons avec le communisme, le bolchevisme, le système socialiste et les grands personnages russes, sa propre analyse : « La méthode ressemble de plus en plus [à Médine] aux procédés modernes des propagandes bolcheviques » 500  ; « Vieillissant et malade, Mohammed doit avoir éprouvé, dans les derniers temps, quelques unes des angoisses et des humiliations de Lénine mourant. Du moins disparaît-il à temps pour ne pas être éliminé par les siens comme Trotski. » 501  ; « Ils [les organismes mahométans et communistes] se ressemblent dans leur commune oppositions aux vertus qui sauvegardent l’avenir » 502 .

Ce parallélisme, surprenant au premier abord, s’explique par la culture russe de d’Herbigny préoccupé par la conversion des orthodoxes russes gagnés, pense-t-on, par l’athéisme. Il utilise donc les termes d’une comparaison qu’il connaît. Il n’adhère bien sûr pas aux idées communistes, ce qui nous fait, indirectement, apercevoir une indication sur la place qu’occupe l’islam dans l’échelle de ses valeurs. La comparaison avec un mouvement politique est instructive : c’est le versant de l’islam qu’il choisit de mettre en avant. Nous avons là un des exemples uniques à notre connaissance de comparaison entre le fondateur de l’islam et le bolchevisme. il est fréquent que les biographies des grands personnages de l’histoire soient souvent tributaires de l’époque à laquelle elles sont écrites. Ce texte est une manifestation des hantises du père, simple reflet de celles de l’Église du temps vis-à-vis du bolchevisme. Il est curieux de constater que s’il établit les termes de la comparaison avec des événements contemporains, il ne peut contextualiser certains faits. Ainsi il considère que MuŸammad se moque des naïfs quand il traite des ‰inn-s 503 . Or ce sont des personnages de l’Arabie pré-islamique, ils font l’objet de développement dans les ouvrages de théologie et cet univers magique est loin d’être spécifique à la péninsule arabique en cette période. En effet elfes, lutins et fées habitent à la même époque, et encore pour des siècles les forêts de l’Occident chrétien. Le « désenchantement du monde » n’a pas encore lieu du vivant du fondateur de l’islam, il ne peut par conséquent se moquer des naïfs comme le prétend d’Herbigny. Le président du pio, n’est de toute évidence pas un spécialiste de l’islam, il est tributaire des travaux des autres et fonde son argumentaire sur des penseurs parmi les plus hostiles à l’islam et aux musulmans.

Mais d’autres approches de l’islam existent à Rome et dans le monde des religieux catholiques d’expression française.

Notes
483.

C. Molette, « La vérité où je la trouve », Mulla Zade, une conscience d’homme à la lumière de Maurice Blondel, Paris, Téqui, 1988, p. 25.

484.

Le souci pour le monde russe va croissant depuis l’arrivée des communistes. C’est pourquoi à proximité du pio est fondé au début des années 1930 le collège Russicum qui doit, initialement, abriter les séminaristes uniates de l’espace slave, ainsi que les missionnaires destinés à cet apostolat. Tout comme pour le monde musulman, cette décennie est celle de la prise de conscience de la nécessité d’une formation en adéquation avec les pays de missions.

La mission auprès des musulmans n’est qu’un des volets du renouveau missionnaire catholique, il ne peut être appréhendé que dans le vaste mouvement de l’évangélisation des non-catholiques.

485.

C. Molette, op. cit.,p. 25.

486.

Ibid.

487.

Ibid.

488.

Ibid.

489.

Ibid.

490.

Ibid., p. 27.

491.

AGOMI fonds Perbal M « Institutum Missionale Scientificum » 1937.

492.

AGOMI fonds Perbal M « Institutum Missionale Scientificum » 1937, lettre du 20 janvier 1937 de Mgr Durand au P. Perbal.

493.

Pr æ lectiones in Facultate Missiologica. Annis 1932-1957,Pontificia Universitas Gregoriana.

494.

Acta Pontificii Instituti Biblici Orientalis.

495.

C. Molette, op. cit., p. 34.

496.

Une chaire d’islamologie est crée pour lui, en 1935, à l’Institut catholique de Paris. Il l’occupe jusqu’en 1964.

497.

AJV, RPO 115 dos. 12. Notre attention fut attirée par une annotation manuscrite sur la lettre « élève de Mulla ». Cette remarque doit avoir son importance car elle permet au lecteur de situer Chirat.

498.

M. d’Herbigny, « L’Islam naissant notes psychologiques », Orientalia Christiana 14, mars-avril 1929, p. 181-325 ; l’analyse de l’article est faite à la p. 127.

499.

Ibid., p. 262.

500.

Ibid., p. 273.

501.

Ibid., p. 294.

502.

Ibid., p. 299.

503.

Ibid., p. 280.