b. Monchanin

Le second « non spécialiste » de l’islam que nous avons retenu, Jules Monchanin 562 , est apprécié de Perbal même s’il trouve trop indulgente son opinion sur le prophète de l’islam 563 . Ce choix peut apparaître, au premier abord, curieux car l’abbé est connu pour son intérêt pour l’Inde et non pas pour l’islam. En fait, le personnage est complexe. il demeure une des grandes personnalités de la missiologie, même si sa production sur la question de l’islam se limite à un seul article 564 . De plus certaines de ses « disciples » ont choisit la terre musulmane 565 .

Nous avons trouvé une lettre de 1933 de Monchanin au père Henri Charles 566 , en charge de la revue En Terre d’Islam, qui nous renseigne sur les positions de l’abbé. Dans cette lettre, l’abbé donne des nouvelles de sa « fille » en islam, Mademoiselle Bouvier, qui se trouve aux côtés de l’abbé Declercq, en charge partiellement de la revue En Terre d’Islam. Mais l’objet de la lettre consiste dans la critique d’un article sur Ibn ‘Abb…d : « Il semble que les mystiques musulmans sont une terre interdite ou dangereuse... J’espère qu’aucun musulman ne lira ces lignes : il aurait à travers elle une triste idée de la probité intellectuelle et de la largeur de charité du Christianisme. Quant à l’érotisme lyrique d’Ibn Abbâd, n’est-ce point un procédé littéraire, quelque peu analogue aux Cantique des Cantiques et comparable justement au thème du vin dans Ibn Farîd, relevant du platonisme de Bagdad source de notre amour courtois médiéval ? Je suis très ignorant en matière musulmane, et je n’ai aucun droit de vous faire ces remarques, mais je ne peux m’empêcher de vous faire part de mes craintes. Je crois que notre attitude devrait être d’intelligence sympathique (sic) et non de critique ou de polémique. Qu’a-t-on obtenu avec des siècles de controverses ? Il est tant de sonder les richesses spirituelles de l’Islam : toute religion doit être jugée sur ses sommets et non sur ses déchets ou sa banalité quotidienne. » Que retenir de cette lettre ? Tout d’abord que le thème de la mystique musulmane est à l’ordre du jour et ce depuis le —all…‰ de Massignon et que ce sujet suscite de très vives controverses. Quant à Monchanin, il est intéressant de noter que sa démarche comparative vise à un rapprochement, à une lecture à partir d’un axe culturel chrétien, d’où le choix de ses comparaisons. L’objectif est de démontrer que les procédés sont les mêmes et donc difficilement blâmables. Monchanin manifeste de manière explicite sa volonté d’inaugurer une nouvelle phase dans les relations entre islam et christianisme. À l’instar de certains religieux catholiques de la période, dont le nombre ira croissant dans les années soixante, il admet les richesses spirituelles de l’islam et envisage son approche par le haut et non par sa « banalité quotidienne ». Mais c’est dans son article que nous pouvons saisir le mieux le développement de sa réflexion.

Il prend résolument le contre-pied de toutes les affirmations circulant généralement sur l’islam parmi les catholiques. Il aborde en premier lieu le thème des influences juives et chrétiennes que nous développons plus amplement ultérieurement. La tendance générale est de voir dans l’islam une hérésie chrétienne. Monchanin prend position par la négative en rappelant l’incertitude dans laquelle on se trouve sur ces questions 567 . Le deuxième sujet porte sur l’état psychologique de MuŸammad. Là aussi sa position est sans ambiguïté : « Il faut exclure sans scrupule les diagnostics aussi faciles que rétrospectifs établis à treize ou quatorze siècles de distance par des psychiatres qui s’en doute, n’ont pas entrevu, même à travers les documents, leur prétendu sujet et demeurent, eux, étrangers à toutes espèces d’expérience religieuse » 568 . La psycho-histoire, pourtant si à l’honneur pour ce qui concerne la vie du prophète, ne semble guère séduire l’abbé. Il appelle dans ce domaine aussi à ne pas se braquer sur les défaillances mais sur l’ensemble d’une vie. Sans exclure les points d’ombre, il refuse de se focaliser sur cette thématique. Quand il aborde la question de la sincérité du prophète, corollaire de son état psychique, il rappelle les thèses qui circulent pour aussitôt les réfuter. Ainsi, pour la cruauté et à la ruse de MuŸammad, il précise qu’elles ne sont ni son apanage exclusif, ni celui des musulmans 569 . Il donne en contre-exemple celui des juifs lors de leurs différentes guerres 570 . Pour la sensualité que l’on reproche à MuŸammad, il ne la nie point mais la justifie par son désir d’une progéniture masculine compréhensible dans l’univers culturel qui était le sien 571 . La preuve en est, selon Monchanin, l’existence des schismes qui, dans l’islam, trouvent leur origine dans cette absence de descendance masculine. D’autre part, l’opportunité de certaines révélations que l’on reproche au fondateur de l’islam sont aussi présentes chez Abraham 572 . Le parallèle avec le peuple juif et Abraham est significatif car leurs pratiques, bien qu’inspirées de Dieu ne sont pas exemptes de critiques faîtes à MuŸammad. C’est pourquoi le comportement « humain » du prophète de l’islam ne peut constituer en soi une preuve de l’absence de prophétisme. Monchanin se garde de franchir le pas et de faire de MuŸammad un prophète inspiré de Dieu. Il en appelle à une étude théologique pour régler la question de la prophétie, mais ne peut s’empêcher de noter certaines continuités dans la ligne monothéiste 573 .

Son analyse de la guerre sainte est, elle aussi, novatrice car jusque là une lecture de type économique est faite celle du vieux système de la razzia. Or, Monchanin soutient une toute autre explication, d’essence religieuse. Il rappelle que, pour les musulmans, le monde est divisé en deux, la terre de l’islam et la terre de la guerre (d…r al-isl…m wa-d…r al-Ÿarb). Il présente donc une clé de lecture théologique et non profane, en conformité avec l’esprit de l’islam. Dans le même temps, il souligne que les conquêtes les plus importantes ne furent pas la conséquence de défaites militaires. Il insiste sur le fait qu’en Inde c’est le message égalitaire et la stabilité qu’offre le monothéisme qui sont à l’origine des conversions 574 .

Pour le sujet de la mystique musulmane, il lui semble que la question est tranchée au moins depuis 1923, avec le —all…‰ de Massignon. Il est catégorique : « L’histoire de l’Islam nous présente d’authentiques mystiques ». Il cite quelques uns des plus grands noms, ce qui atteste de sa vaste culture dans un domaine réservé à de rares spécialistes. À la différence de l’opinion commune, il se rattache à Massignon 575 pour affirmer qu’il s’agit d’une mystique qui puise son origine dans l’islam et non dans des emprunts faits au christianisme. Il ne nie pas les influences, les échanges mais il s’inscrit dans la lignée de la minorité des personnes qui conçoivent une mystique musulmane autonome. Le modèle par excellence reste —all…‰ qui dépasse l’islam en découvrant l’amour dans son extase. Amour que l’islam dans sa conception de la transcendance ignore mais qui, à certains et de l’intérieur de l’islam, est accessible.

L’islam pose au christianisme un problème que l’on peut qualifier de chronologique. Monchanin suggère de « poser en d’autres termes le problème du temps [...] Une audacieuse philosophie du temps devrait sans doute inverser, par rapport au Christ, la position de l’Islam. » 576 On aura reconnu sans peine que l’abbé se réfère à la pensée hindoue. à la différence des religions asiatiques, « l’Islam appartient, dans la substance de l’histoire – celle qu’écrit l’Esprit – à cet immense déploiement de la foi monothéiste qui s’origine en Abraham [...] ». Pour Monchanin la seule réponse valable à ce surgissement de l’islam est d’en faire un mystère dont la signification ne sera dévoilée qu’avec le retour du Christ 577 .

La dernière partie de l’article porte sur l’apostolat chrétien en islam 578 qu’il classe en trois tendances : celle de Saint François, tout amour, celle de Raymond Lulle, faite d’intelligence et enfin celle de Charles de Foucauld, incarnation de la contemplation et de l’action silencieuse. Curieusement il ne fait aucune mention de formes d’apostolat plus direct, peut-il les ignorer ? Il estime que la postérité de Saint François est la plus répandue chez les chrétiens et que celle de Raymond Lulle, plus rare, se limite à des milieux universitaires. Quant à celle de Charles de Foucauld, elle se manifeste, selon lui, dans ses fils du désert qui prient dans l’attente de passer le flambeau aux musulmans devenus chrétiens. Monchanin semble peu favorable à un apostolat autre que celui de la prière et de la contemplation : « L’urgence, dit-il, est d’orienter la mission “vers l’adoration du Père avant même de l’être vers le salut des âmes” » 579 . C’est la voie qu’il choisit dans son ashram. Son objectif est « “la transmutation chrétienne” de ces cultures » 580 . Il envisage l’Église future en terre d’islam avec une liturgie en arabe et ayant incorporé les saints que l’islam a proscrit. Le point de départ est donc l’islam qui possède selon l’abbé le potentiel pour accéder au christianisme. Cette position est rarement envisagée par les missionnaires qui, au contraire, optent pour une rupture la plus radicale possible. Son orientation se retrouvera, d’une certaine manière, chez des missionnaires après Vatican II qui chercheront à promouvoir l’accomplissement des musulmans dans leur propre religion.

l’article de F. Jacquin met l’accent sur les prolongements missiologiques de la pensée de Monchanin à partir de cet exemple de l’islam. Elle trace l’itinéraire de sa pensée vis-à-vis de l’islam, et souligne le rôle de la rencontre intellectuelle, puis amicale, avec L. Massignon. Monchanin donne en 1937 une conférence au titre provocateur « Eléments islamiques du Royaume de Dieu », qui est introuvable. Il dispense aussi un cours d’islamologie au séminaire universitaire à Lyon où « Il traite de manière très positive les deux problèmes récurrents de la théologie chrétienne sur le prophétisme de Mahomet et la moralité des institutions musulmanes » 581 . F. Jacquin nous rappelle que cet engagement a aussi un versant concret à travers ses trois séjours au Maチrib pour rencontrer ses « filles » : Clotilde Vacheron au Maroc, Magdeleine Hutin et Anne Cadoret en Algérie 582 . Lors de ces séjours il n’hésite pas à rencontrer des musulmans dont le šay¢ al-Uチb€, qui anime à Alger un d’échange inter-religieux avec des chrétiens et des juifs. À la suite de cette rencontre, de retour en France et avec Massignon, il fonde un groupe similaire 583 .

Cet intérêt pour l’islam, pour minime qu’il soit dans la vie de Monchanin, est un des aspects de son engagement religieux, réalisé par son départ en Inde. Ses positions restent aujourd’hui encore d’une grande originalité, même si ses idées se sont en partie diffusées.

Monchanin a su percevoir de nombreux éléments de l’islam et des musulmans auxquels peu de personnes, à l’exception des convertis, ont pu accéder. Ces derniers n’ont pas tous une démarche anthropologique à l’égard de l’islam. Ainsi, Sallam, Égyptien converti devenu père blanc, ne se positionne pas dans la lignée de Mulla ou d’Abd-el-Jalil. Le choix des missionnaires d’Afrique pour l’un et des franciscains pour l’autre est déjà l’expression d’un rapport différent à leurs origines musulmanes.

Ainsi, comme l’a montré F. Gugelot, les intellectuels musulmans convertis au catholicisme sont très peu nombreux, mais leur personnalité leur confère, dans le cas d’Abd-el-Jalil et Mulla, une place de premier plan, de sorte qu’ils sont, explicitement ou implicitement, partie prenante des débats du temps.

Notes
562.

On peut noter que peu de « non spécialistes » se sont intéressés aux questions musulmanes dans les années 1920, mais que le sujet suscite dans les années 1930 de nombreuses réflexions. Pour la biographie de Monchanin se reporter à F. Jaqcuin, Jules Monchanin prêtre (1895-1957), Paris, cerf, 1996. Une approche synthétique est donnée par G. Zananiri, « Monchanin », in Catholicisme, hier, aujourd’hui, demain, 1982, p. 344sq. : Jules Monchanin (1895-1957), ordonné prêtre en 1922, « commença son ministère en qualité de vicaire de paroisse à Lyon, participant aux activités œcuméniques, scientifiques, médicales et philosophiques. Attiré par la transcendance de l’Islam, à travers l’œuvre du père de Foucauld et la fondation du monastère des Clarisses de Rabat (1933), il décida d’orienter son apostolat vers l’hindouisme. » Il part en Inde en 1939 et inaugure le 21 mars 1950 l’ermitage avec Henri Le Saulx.

563.

Ibid., p. 420sq. Perbal a dû lire les écrits de Monchanin et s’intéresse à lui comme en témoigne cette lettre de Mgr Lavarenne (organisateur de la XVIIème semaine de missiologie [1939] qui se tient à Lyon) : « En post-scriptum vous me demandez des renseignements au sujet de M. l’Abbé Monchanin », AGOMI, C. Congrès et semaines missionnaires 1927-1939.

564.

J. Monchanin, « Islam et Christianisme », Bulletin des Missions, 1er trimestre 1938, p. 10-23. La note numéro 1 de cet article nous informe qu’il est le résultat écrit d’une conférence donnée à des étudiants. Ce même article, sans le paragraphe sur l’apostolat chrétien en islam (22sq.), est publié dans eti 2ème trimestre 1938, p. 107-123. Dans son article « L’abbé Monchanin et l’Islam », IsCh 23, 1997, p. 27-42, F. Jacquin fait mention du même texte publié dans Le Bulletin du Cercle Saint-Jean Baptiste de mai 1947 dans son intégralité, mais que nous n’avons pas consulté.

565.

Cf. F. Jacquin, art. cit., p. 34sq.

566.

AJV, RPO 115 dos. 12.

567.

Cf. J. Monchanin, art. cit., p. 10.

568.

Ibid.

569.

Ibid., p. 11.

570.

Ibid.

571.

Ibid.

572.

Monchanin cite l’exemple de la révélation faite à Abraham d’exiler Agar et son fils (p. 11).

573.

Ibid., p. 12.

574.

Cf. J. Monchanin, art. cit., p. 12.

575.

Cf. L. Massignon, Essai historique sur le lexique technique de la mystique musulmane, Paris, Vrin, 1954 (1ère éd. 1922).

576.

J. Monchanin, art. cit., p. 21.

577.

Ibid., p. 20.

578.

Ibid., p. 22sq.

579.

F. Jacquin, art. cit., p. 34.

580.

Ibid., p. 31 ; il forge dans cette optique le néologisme « sur-islam ».

581.

Ibid., p. 33.

582.

Ibid., p. 34sq.

583.

Ibid., p. 35sq.