B. Un regard intérieur : les convertis

a. Jean-Mohammed Abd-el-Jalil

Ce prénom composé est en soi l’affirmation d’une double appartenance, jamais reniée par ce Marocain converti au christianisme et devenu franciscain. Il est un témoin exceptionnel et aussi un acteur majeur de l’évolution de la pensée catholique vis-à-vis de l’islam et des musulmans.

Né à Fès, en 1904, dans une famille très pratiquante, il poursuit ses études dans un établissement bilingue. Il participe avec sa famille, en 1914, au pèlerinage à la Mecque et se définit lui-même comme une personne religieuse. Boursier de la Résidence générale de France au Maroc, il arrive à Paris en 1925 pour préparer une licence ès-lettre en langue et littérature arabes. Il n’a alors eut que des contacts qu’il qualifie de superficiels avec le christianisme. Cependant, il manifeste le désir de suivre des cours à l’Institut Catholique. Il obtient une permission spéciale car il est le premier musulman voulant suivre des cours dans une faculté canonique. En 1928 il reçoit le baptême avec Massignon comme parrain. 1929 est l’année de son entrée chez les franciscains et 1935 celle de son ordination sacerdotale. Son amitié avec Mulla semble avoir était décisive dans sa décision de conversion. indirectement, par Mulla, l’influence de Blondel a pu se manifester. il entretient aussi de solides liens avec Maritain, Thellier de Poncheville et Massignon. en 1936, il commence son enseignement universitaire à l’Institut Catholique avec un cours de langue et de littérature arabes 584 et un cours d’islamologie. C’est dans cette discipline qu’il contribue à faire changer le regard porté sur l’islam et les musulmans. Sa production écrite ne témoigne pas suffisamment de son œuvre, car il avoue lui-même n’avoir que très peu écrit et être plutôt un homme de l’oralité. Nous n’avons retenu que les écrits antérieurs aux années 1950. Ses livres, durant cette période, sont au nombre de trois et constituent le cœur de son message 585 . Quant aux articles, ils sont très nombreux et nous n’avons pu tous les consulter. Nous n’examinons pas toute la série d’articles publiés dans un bimestriel de deux pages le Bulletin de la Ligue du Vendredi en collaboration avec Les Missions franciscaines, dont le premier numéro date d’avril 1937 et le dernier (no 19) d’avril 1940. Les thèmes abordés concernent pour l’essentiel les pratiques religieuses, mais d’un point de vue interne, la prière du vendredi, le ramadan, le pèlerinage à la Mecque, la purification et l’aumône.

Deux grandes orientations sont décelables dans la démarche d’Abd-el-Jalil. L’une intellectuelle et scientifique vise à mieux faire connaître l’islam et les musulmans. l’autre est basée sur la prière avec la Ligue du Vendredi, qu’il fonde en 1932. cette démarche spirituelle n’a rien à voir avec la badaliyya de Massignon qui elle, renoue avec l’antique pratique de la substitution.

Le texte de la prière de la Ligue du Vendredi, existe sous la forme d’un tract de quatre pages. Il est contenu dans le numéro 2 de mars-avril 1934, p. 63, qui repend le texte initial. L’objectif est d’offrir des prières pour la conversions des musulmans. Le choix du vendredi se justifie, tant du côté musulman, car c’est le jour de la prière en commun, que du côté chrétien : « Si nous prions pour eux en même temps que de leur côté ils s’efforcent avec bonne foi de rendre à Dieu un culte public et solennel, nous sanctifierons leurs prières et nous les aiderons à être fidèles aux lumières qu’ils reçoivent afin qu’ils puissent être un jour incorporés à l’Église de Dieu ». Le ton n’est ni agressif, ni conquérant. Ce soutien spirituel s’appuie sur la prière musulmane avec le souci de la prolonger. Le siège de la ligue se trouve au couvent franciscain du XIVème arrondissement de Paris.

Dans l es m issions f ranciscaines de mai-juin 1935, sous la signature de frère Testis 586 , Abd-el-Jalil fait paraître un article qui raconte l’histoire de la conversion au catholicisme d’un ouvrier musulman travaillant en France 587 . Dans cet article, les musulmans sont qualifiés de « frères éloignés » 588 . Ce récit de conversion est un modèle du genre : une âme pure et généreuse n’ayant jamais réellement entendu parlé du catholicisme, est un jour mise en contact avec lui, se convertit et devient un des fidèles les plus zélés. L’idée principale est d’expliquer que l’on ne s’est jamais véritablement occupé des musulmans et que ces derniers peuvent aussi, moyennant une solide présentation, se convertir. Toutefois l’auteur ne se présente pas comme un missionnaire. Fidèle à la spiritualité de Charles de Foucauld, c’est sur le terrain de la prière qu’il entend exercer son apostolat.

Le second versant de son action se traduit par sa volonté de faire connaître l’islam de l’intérieur, donc de ne point procéder à une analyse externe mais interne. Il entend démontrer ce qu’est l’islam sans complaisance, mais aussi sans dénigrement. Pour Abd-el-Jalil, l’islam est à la fois très proche du christianisme et très éloigné. sa connaissance est indispensable et il revient à l’Occident de faire l’effort de compréhension quitte à le faire pour deux tant que cela sera nécessaire. Il n’est donc pas dupe de la difficulté pour susciter un tel intérêt de la part des musulmans. Son article « L’Islam et l’Occident » 589 fait la recension des thèmes sur lesquels l’islam est généralement l’objet de critique : le paradis sensuel, le fatalisme et la question de la femme 590 . Il critique le fait que l’on se base sur ces trois aspects pour juger de la religion musulmane dans son intégralité. Ces thèmes, il est vrai, sont récurrents et témoignent de l’absence d’une réelle connaissance de la théologie musulmane. Pour expliquer le fatalisme, il rappelle le statut de l’homme dans l’islam 591 , tout en soulignant qu’il ne faut pas « déclarer anti-humaniste la religion musulmane parce qu’elle met avec force l’accent sur la foi en Dieu » 592 . Il rappelle aussi la transcendance si forte dans l’islam qui rend l’unique péché possible celui d’associationnisme et ne s’attache qu’à ce qu’il appelle « la trace sociale du péché » 593 . Cependant la soumission totale de la créature à son créateur n’est pas synonyme de fatalisme mais exprime une « attitude de pauvreté et de simplicité devant Dieu » 594 . Si l’auteur explique en quoi consiste l’abandon à Dieu pour un musulman, il n’hésite pas à mettre en évidence les déviations auxquelles une telle attitude peut conduire : « sans être fatalistes, les musulmans en viennent à être timides pour leur vie terrestre ; ils cèdent facilement devant les obstacles, acceptent passivement les adversités [...] » 595 . C’est davantage la mauvaise interprétation par les musulmans de cette attitude de soumission, que l’attitude en elle-même que l’auteur condamne. Il entend aussi élever le débat et montrer que les penseurs musulmans ont théorisé et élaboré des théories philosophiques pour répondre à ces questions. La période de l’entre-deux-guerres, est celle de la redécouverte en Occident des philosophes musulmans.

Dans la ligne de cette soumission, les musulmans manifestent un grand respect pour l’œuvre de Dieu, à la différence de l’Occident qui veut agir sur la création. C’est ainsi que le père entend expliquer le retard technologique des musulmans. La raison est ontologique et s’inscrit dans une théologie musulmane globale pour pouvoir être comprise. Il n’est pas favorable au développement matérialiste de la science tel qu’il existe en Occident. Cette situation de retard n’est pas, pour l’auteur, un signe d’infériorité : « Les civilisations peuvent être attardées ; mais elles ne sont pas nécessairement inférieures pour cela » 596 . Abd-el-Jalil adhère au modèle linéaire de la civilisation sans pour autant verser dans une appréciation qualitative mais simplement temporelle.

Cette théologie se trouve à l’origine du profond respect des musulmans entre eux et l’esprit d’égalité qui règne dans leur communauté. Quant à la frontière entre le sacré et le profane, elle conduit à la guerre sainte pour étendre le d…r al-isl…m et transmettre cette vérité à toute l’humanité 597 . En d’autres termes le caractère prosélyte et missionnaire de l’islam est tout aussi présent que dans le christianisme.

Il définit le principe de l’humanisme musulman à partir d’une formule : « Agis en ce bas monde comme si tu devais vivre toujours, et agis pour l’autre monde comme si tu devais mourir demain » 598 . Il met d’ailleurs cette formule en parallèle avec la spiritualité ignacienne « qui recommande d’agir comme si tout dépendait de l’homme et de prier comme si tout dépendait de Dieu » 599 . De manière implicite, il semble que des éléments de cette spiritualité musulmane puissent être réorientés vers une spiritualité chrétienne, et non des moindre puisqu’il s’agit de celle des jésuites.

Pour exposer le problème de la place de la femme, l’auteur laisse la parole à l’apologétique musulmane contemporaine 600 . Ces derniers insistent sur la régression de cette situation, contraire à la doctrine religieuse musulmane pour qui l’égalité religieuse entre l’homme et la femme est une donnée de l’islam. L’égalité religieuse ne s’étend pas au domaine social car la fonction sociale de l’homme est différente de celle de la femme. pour les apologistes la femme a, dans ce système, de nombreux privilèges comme celui de ne pas apporter de dot, de garder l’entière jouissance de ses biens et de ne pas contribuer aux charges du ménage qui n’incombent qu’à l’homme. Elle occupe aussi la première place dans la piété filiale. Certes, Abd-el-Jalil ne considère pas la situation de la femme dans l’islam acceptable, mais il présente, pour la première fois, l’ensemble du cadre musulman dans lequel s’inscrit cette dépendance sans en isoler des aspects.

avec ce même désir de montrer de l’intérieur l’islam, il présente les différents types de prière 601 . Rituelle ou surérogatoire, malgré leur côté légaliste, elles peuvent chez certains musulmans développer une piété personnelle. Les mystiques leur ont donné leur grandeur et les déviations des confréries ne sont pas représentatives de l’islam.

D’autre part, dans le débat qui agite l’entre-deux-guerres sur la mystique musulmane, s’il n’exclut pas les influences extérieures, il considère que le point de départ est musulman et que la ligne essentielle de développement reste fidèle à l’islam 602 .

La présentation des signes de la piété musulmane veut démontrer qu’elle n’est pas un pur formalisme vide et qu’elle est véritablement effective. Elle est basée sur la foi (Allah, le jour dernier, les Anges, le Livre, les Prophètes) et sur les œuvres de miséricorde car l’islam enseigne que les actions ne valent que par les intentions.

Pour prouver que la pensée musulmane n’est pas figée, il présente, sans pour autant y adhérer, de nouveaux courants de l’islam contemporain 603 . Il cite les mouvement des salaf-s, celui « existentialiste » avec ‘Abd al-RaŸm…n Bad…w€ 604 , le courant humaniste de¥…h… —usayn et le penseur ‘Abdall…h al-Qas€m€ 605 .

Abd-el-Jalil ne manque pas à travers sa production de mentionner les présences chrétiennes dans l’islam à commencer par celle du Christ. Il est l’objet de vénération et le modèle par excellence des premiers mystiques, notamment de —all…‰, mais aussi, pour l’auteur, le Christ a servi d’émulation dans la construction du profil de MuŸammad comme perfection humaine 606 . Ce type d’analyse est à nuancer car les images de MuŸammad, comme de celle de tout personnage historique, sont variables dans le temps et ne sont que le reflet des préoccupations d’une période. La figure du prophète de l’islam n’échappe pas à cette règle et présente un double intérêt car elle est construite tant par les musulmans que par les non-musulmans. elle a une vocation et interne, et externe tant pour les uns que pour les autres. En d’autres termes, elle est l’objet de toutes les récupérations et de toutes les manipulations, facilités par la diversité des sources, car elle est l’objet d’enjeux considérables.

Certes, la présentation de Jésus que font les musulmans est loin de coïncider avec celle des chrétiens, car la notion de révélation est différente 607 et que le sens de l’histoire n’a rien de commun avec celui du christianisme 608 . Nous décrivons plus bas le concept de révélation dans l’islam. Pour celui de l’histoire, l’analyse d’Abd-el-Jalil est instructive car elle est fidèle à celle que les musulmans s’en font. l’histoire de l’humanité est confondue avec celle de la religion des hommes : elle commence par la promesse initiale faite par les hommes à Dieu dans le temps qui précède le temps humain et elle se termine le jour du jugement. Elle est ponctuée par les rappels à l’ordre de Dieu par l’envoi de prophètes car les hommes ont tendance à oublier cette promesse initiale. C’est donc l’histoire d’une décadence depuis l’âge d’or du premier serment et le reflet d’une conception atomistique de l’histoire.

La seconde des présences chrétiennes est celle de la Vierge Marie dont l’importance a conduit le père Abd-el-Jalil a lui consacrer un livre 609 . Cet ouvrage est l’une des premières études faites sur le sujet. Son approche met en évidence les caractéristiques propres à Marie et que l’on peut aussi retrouver dans le christianisme : elle est vierge, elle a été choisie par Dieu, elle est supérieure aux autres femmes 610 , elle est l’unique femme dont le prénom soit cité dans le Qur’…n... 611 . Il rappelle aussi la vénération populaire qui entoure sa personne.

Le rôle de Jean-Mohammed Abd-el-Jalil a été, grâce à ses origines, de faire connaître l’islam de l’intérieur et de lui rendre justice tout en reconnaissant, à partir de son point de vue, les manques de cette religion. Il ne peut concevoir l’action des chrétiens qu’à travers le témoignage et en cela continue la spiritualité de Foucauld qui a fait tant d’émules et surtout qui a fourni l’appareil théologique de la présence missionnaire catholique en terre d’islam depuis maintenant un demi-siècle.

Abd-el-Jalil témoigne au plus haut niveau de l’importance que revêt pour l’Église la présence en son sein d’hommes de double culture. Il constitue, d’une certaine façon, un « type » de conversion car s’il se fait chrétien, il ne renonce pas pour autant à sa personnalité arabe et à son héritage 612 .

Notes
584.

J.-M. Abd-el-Jalil, Brève histoire de la littérature arabe, op. cit.

585.

L’islam et nous, Paris – Bruges, Cerf, Abbaye de Saint-André, 1957 (il s’agit d’un article publié dans La nouvelle revue théologique, sept.-oct. 1938) ; Aspects intérieurs de l’Islam, Paris, Seuil, 1949, première véritable approche de l’islam par un converti sur des questions religieuses, qui donne une dimension unique à cet ouvrage (articles publiés entre 1939 et 1947 dans différentes revues) ; Marie et l’Islâm, Paris, Beauchesne, 1950, première étude complète sur la mariologie en islam.

586.

Ce pseudonyme est utilisé par Blondel pour une série d’articles publiés entre octobre 1909 et mai 1910 dans les Annales de p hilosophie chrétienne (cf. C. Molette, op. cit., p. 262).

587.

« Les musulmans sont-ils inconvertissables ? »

588.

Ibid., p. 75.

589.

J.-M. Abd-el-Jalil, « L’Islam et l’Occident », Les cahiers du Sextant, no 2, Mulhouse, Bader-Dufour, 1950.

590.

Ibid., p. 193.

591.

Ibid., p. 194-200.

592.

Ibid., p. 195.

593.

J.-M. Abd-el-Jalil, L’islam et nous, p. 33.

594.

J.-M. Abd-el-Jalil, « L’Islam et l’Occident », p. 197.

595.

Ibid.

596.

Ibid., p. 207.

597.

Ibid., p. 201.

598.

Ibid., p. 204.

599.

Ibid., p. 205.

600.

Ibid., p. 205sq.

601.

Cf. J.-M. Abd-el-Jalil, Aspects intérieurs de l’Islam, p. 117-154.

602.

Ibid.

603.

Cf. J.-M. Abd-el-Jalil, « L’Islam et l’Occident », p. 212sq.

604.

C’est un jeune professeur de l’Université du Caire qui puise son inspiration dans l’existentialisme européen qu’il entend diffuser au Proche-Orient, p.10 (non paginé) de la conférence « Quelques aspects de l’Islam » du 24 novembre 1948 d’Abd-el-Jalil pour la rentrée solennelle de l’Institut Catholique de Paris.

605.

Il est originaire du centre de la péninsule arabique et dénonce « les conceptions religieuses et socialo-religieuses telles qu’elles ont prévalu dans le monde musulman, et qui, d’après l’auteur, sont le contre-pied de l’esprit de l’Islâm » (J.-M. Abd-el-Jalil, art. cit., p. 11).

606.

Cf. J.-M. Abd-el-Jalil, L’Islam et nous, p. 26sq.

607.

Cf. J.-M. Abd-el-Jalil, Aspects intérieurs de l’Islam, p. 19sq.

608.

Ibid., p. 37-55.

609.

J.-M. Abd-el-JaliL, Marie et l’Islam, Paris, Beauchesne, 1950.

610.

Certains théologiens attribuent cette place à ¼ad€‰a ou à F…マima, respectivement première femme et fille du prophète de l’islam.

611.

Une étude sur Marie est faite en troisième partie, p. 434-436.

612.

Cette fidélité, il la marque dans une fraternité jamais démentie qui lui fait prendre position en 1948 dans le conflit israélo-arabe. Dans sa conférence de rentrée solennelle de l’Institut Catholique de Paris, le 24 novembre 1948, il n’hésite pas à dénoncer la création de l’État d’Israël. À la suite de cette conférence, le père J. de Menasce, dominicain converti du judaïsme (1926), tente « de lui expliquer les “raisons” de l’entreprise d’Israël et de lui faire comprendre “du dedans” le “sionisme méconnu” » (M. Borrmans, « L’itnéraire spirituel du P. J.-M. Abd-el-Jalil (1904-1979) », Esprit et Vie 22, juin 1988, p. 329). Jean de Menasce (1902-1973) s’inscrit dans les mêmes réseaux puisque, marqué par Bloy et Foucauld, il entretient aussi une correspondance avec Maritain et Massignon.

Ces prises de position, de l’un comme de l’autre, témoignent de personnalités pour qui la conversion au catholicisme ne passe par aucun reniement culturel.