b. Paul Mulla

Le second converti de l’islam sur lequel nous nous arrêtons est Mgr Mulla (1882-1959). Il est né dans une famille turque de l’île de Crête qui l’envoie compléter ses études à Aix-en-Provence, en 1900, où il devient l’élève de Maurice Blondel. En 1905, il reçoit le baptême avec pour parrain Blondel. Ordonné prêtre, il passe la première guerre mondiale au Proche-Orient et en 1924 il est appelé par d’Herbigny pour enseigner à l’Institut pontifical oriental.

Son action peut être envisagée selon trois axes. Tout d’abord son enseignement et ses répercutions. Nous disposons des témoignages directs de Lubac et de Chirat analysés plus haut. Pour son enseignement, à part les intitulés des cours, nous ne possédons que le plan détaillé de son cours de 1930-1931. Nous ne tenons pas à partir du seul intitulé des cours et extrapoler sur leur contenu, mais simplement faire une analyse des thèmes proposés et les confronter aux préoccupations des missionnaires sur le terrain, aux réflexions académiques et aux soucis des musulmans. En d’autres termes, les insérer dans leur environnement et voir les rapports, les relations, les corrélations, les échanges qui existent entre eux.

En ce qui concerne sa production intellectuelle à proprement parler, nous ne disposons que de peu d’articles de fond sur les sujets qui nous intéressent 613 . Elle contraste avec celle relativement abondante d’un Abd-el-Jalil, malgré ses regrets d’être un homme de l’oralité. Nous ne sommes pas en mesure de déterminer pourquoi Mulla a si peu écrit. il semble avoir été peu intégré aux milieux romains qui se préoccupent d’apostolat auprès des musulmans. Ainsi, nous l’avons déjà vu, quand Mgr Tisserant cherche un spécialiste des questions musulmanes sur Rome, le nom de Mulla n’est jamais avancé, pas plus qu’il ne figure dans le comité temporaire d’études islamiques, alors qu’il ne peut ignore son existence 614 . Ce silence est curieux, d’autant plus que Abd-el-Jalil est sollicité alors qu’il se trouve à Paris et qu’il est un ami personnel de Mulla.

Quelle fut son influence réelle à Rome ? On sait qu’il est reçu en audience par Pie XI le 15 octobre 1928 615 et que le pape le désigne, à la place de Tisserant, pour conduire la délégation vaticane au Congrès International des Orientalistes organisé à Oxford 616 . Il n’est donc pas inconnu à Rome, mais il reste pour nous un personnage bien mystérieux car peu de personnes s’y réfèrent. Faire une étude de son discours s’avère difficile car il aborde peu les rapports à l’islam et souvent de manière indirecte. Nous ne sommes pas en mesure de savoir quelles sont ses fréquentations à Rome, s’il participe à des ligues de prières pour les musulmans, s’il est en contact avec les grands orientalistes...

L’enseignement d’islamologie de la Gregoriana à partir de 1932, date de son introduction parallèlement à la fondation de la faculté de missiologie, n’est autre que celui de mulla donné au pio 617 , tout comme ceux de langues grecque et turque. nous nous référons donc aux Acta Pontificii Instituti Biblici Orientalis, consultés pour la période 1924-1950.

Pour l’année 1924-1925, le cours d’islamologie, qui s’inscrit dans la section des institutions orientales à côté des institutions byzantines et arméniennes, se présente en deux parties. L’une théorique, d’introduction à la doctrine islamique, et l’autre plus « pratique », où les noms de Jean Damascène, François d’Assise, Raymond Lulle et Charles de Foucauld sont cités. D’après cette énumération, une certaine orientation de Mulla peut se faire sentir. Choisir Jean Damascène, c’est vouloir revenir à la première analyse chrétienne sur l’islam, analyse qui sert de point de départ, pour des siècles, à toute l’apologétique chrétienne. Connaître la pensée de ce père de l’Église permet de mieux comprendre l’évolution de la pensée chrétienne vis-à-vis de l’islam, car Jean Damascène en fait une hérésie chrétienne. Le choix de François d’Assise, Raymond Lulle et Charles de Foucauld est généralement celui retenu par des personnes désireuses d’engager une autre approche des rapports avec l’islam. À ce titre, retenir la personnalité de Foucauld est révélateur des inclinaisons de Mulla pour un apostolat contemplatif et non prosélyte. Il faut noter qu’il ne parle ni des croisades, ni des ordres missionnaires qui envisagent l’apostolat direct.

L’année suivante, il choisit, dans le cadre des leçons facultatives, d’aborder le problème des sectes dans l’islam d’un point de vue dogmatique et ascétique. Ce choix permet de montrer la diversité du monde musulman. Bien souvent perçu comme un bloc monolithique, l’islam « des marges » est peu connu, alors qu’il développe des formes originales même si elles sont minoritaires du point de vue numérique. La connaissance des sectes étudiées aurait pu nous être d’un grand intérêt pour mieux comprendre sa pensée car entre les ismaïliens et les ba’hias, le seul dénominateur commun est d’être répertorié dans le groupe sectaire.

Pendant l’année 1926-1927, Mulla décide de s’intéresser aux aspects juridique et politique de l’islam. Le programme annoncé comporte le droit privé, la vie économique et le ¢al€fa. Ces questions pratiques intéressent beaucoup en Occident tant les laïques que les ecclésiastiques. Elles sont aussi l’objet dans des pays qui connaissent une relative autonomie, l’Égypte essentiellement, de véritables débats : comment adapter les lois religieuses au nouveau cadre institutionnel de l’État moderne ? dans le même temps, nous avons trouvé très peu de contestation des nouvelles mesures législatives en se qui concerne le droit privé, à l’exception des Frères Musulmans. Dans les pays musulmans, depuis toujours, le q…nŽn a été indépendant de la šar€‘a. Preuve, s’il en est, de la possibilité de légiférer sans se référer exclusivement à la loi religieuse. Les sujets abordés sont donc d’actualité surtout en Europe. Les missionnaires, nous le verrons, accordent une grande attention aux questions du droit de la famille, ce qui leur permet des comparaisons avec leur système. La décision de traiter du ¢al€fa n’est pas, selon nous, anodine. le monde musulman connaît dans cette période des débats animés autour de cette question à laquelle Mulla a dû être d’autant plus sensible qu’il est Turc.

En 1927-1928, dans le cadre des leçons libres, tout en continuant l’histoire et le dogme de l’islam, il s’engage dans un cours sur la crise interne actuelle de l’islam et sur le réformisme. Cette prise directe avec le monde contemporain musulman peut donner aux étudiants la conscience de la vitalité de l’islam et leur éviter d’avoir la perception d’une religion figée. Dans ces années-là peu de textes de réformistes sont traduits et la prise de conscience du mouvement réformiste ne se fait dans les milieux ecclésiastiques que dans les années 1930. L’enseignement dispensé est donc à l’avant garde du savoir transmis.

Le cours sur le réformisme se poursuit l’année suivante en parallèle avec un nouveau cours sur la mystique et la philosophie musulmane. Le terme de mystique est mis entre guillemets. Est-ce le professeur ou les autorités du pio qui imposent ces guillemets ? Quoi qu’il en soit, l’objectif est de relativiser la mystique musulmane et de lui dénier le statut de mystique tel qu’il est conçu par le catholicisme. Nous savons par ailleurs que les étudiants de Mulla ont reçu une analyse fine de la mystique musulmane qu’ils auraient eu du mal à se forger seuls tant le sujet est encore cantonné aux sphères de la recherche et les synthèses inexistantes. Ce thème est l’un des thèmes majeurs abordés par les missionnaires mais qui intéresse aussi les laïques pour tout ce qui concerne les confréries. Ces dernières font aussi l’objet de discussions dans le monde musulman depuis la fin du XIXème siècle.

Le programme de l’année 1930 est le plus détaillé. Le premier niveau se propose de donner des notions générales sur l’islam. La présentation semble exhaustive car tous les thèmes, au vue du plan, sont abordés de manière logique et claire. Pour le niveau supérieur, les choix personnels de Mulla semblent davantage s’exprimer que dans l’autre niveau qui est un cours pour débutant ne laissant guère de possibilités aux options personnelles. Il nous est apparu que le cours de philosophie, d’après l’énoncé du plan, est conçu sous la forme d’une boucle. On part de la philosophie grecque, donc de l’Occident, et on conclu par la scolastique latine. La philosophie arabe est présentée comme celle qui a recueillie, via les chrétiens orientaux, l’héritage de la philosophie grecque. à partir de ce savoir grec les écoles philosophiques musulmanes, des matérialistes aux orthodoxes, mais aussi la théologie, se développent. Le retour en Europe s’est fait par les philosophes arabes occidentaux et par les juifs. La scolastique apparaît comme l’héritière de la philosophie arabo-judaïque occidentale. Nous pouvons difficilement extrapoler sur les intentions de l’auteur quant au choix du plan : veut-il mettre en évidence la continuité dans la transmission des savoirs et par là même mettre en avant la participation des musulmans et leur contribution à l’histoire du savoir ? Ou veut-il limiter l’originalité de la pensée musulmane ?

Dans les années qui suivent, jusqu’en 1950, les mêmes thèmes sont abordés : la philosophie, l’histoire, la doctrine, la loi, la mystique (dans laquelle il distingue différentes phases). À partir de 1935, il donne des cours d’analyse des textes en langue arabe. On notera aussi la référence faite aux travaux de Massignon.

L’influence de Mulla est sans conteste considérable dans l’évolution de la pensée catholique sur l’islam et le personnage est connu des milieux romains. Cependant, sa personnalité reste dans l’ombre car il semble, d’après le peu de documents que nous avons sur lui, qu’il ne fréquentait pas les milieux missionnaires 618 comme en témoigne sa non participation au groupe de Perbal ou qu’il ne tenait pas à les fréquenter d’après ce qu’écrit Mgr Lavarenne, organisateur de la XVIIème Semaine de Missiologie de Lyon des 16, 17, 18 et 19 octobre 1939 : « On a écrit à Mgr Mulla, dont la réponse se fait attendre... (sic). On nous dit que cette réponse sera sans doute négative. » 619 Son attitude est à l’opposé de celle d’Abd-el-Jalil qui, sans rechercher la notoriété, est actif dans les secteurs qui s’intéressent aux musulmans. Les choix personnels témoignent de la difficulté de créer des classifications. En effet, derrière l’appellation de convertis nous avons avant tout à faire à des hommes qui sont inclassables.

La période de l’entre-deux-guerres est celle de l’Europe triomphante qui impose sa domination sur un monde arabo-musulman perçu en décadence. Le contexte colonial a une incidence indirecte sur les discours de part et d’autre, car, même s’il n’est pas toujours mentionné, il influence les esprits.

La focalisation sur Le Caire et l’Égypte offre l’avantage de nous introduire au cœur du monde arabe sunnite qui possède une université dont l’autorité n’est que rarement contestée et au sein de laquelle apparaissent des mouvements réformateurs, symptômes d’une ébullition politico-religieuse. L’Égypte est le lieu de développement initial du mouvement des Frères Musulmans qui propose une nouvelle lecture du réformisme.

Côté catholique, Rome occupe une place centrale y compris pour comprendre le fonctionnement et les prises de positions de congrégations religieuses qui entretiennent des relations suivies avec la papauté. Si cette dernière ne produit pas directement de discours officiel, elle sert de référence aux missionnaires de terrain comme à ceux de laboratoire.

Notes
613.

On trouvera la bibliographie complète de Mulla dans C. Molette, op. cit., p. 261-263. À l’exception de « “La sagesse coranique” d’après un livre récent », Orientalia Christiana Periodica 2, 1936, p. 254-260, sa production publique ne développe pas les aspects religieux de l’islam comme peut le faire Abd-el-Jalil.

614.

D’après certaines lettres de Perbal, notamment celle écrite le 24.08.1938 à Marchal (AGMAfr, Dos. 276 II), Mulla appartiendrait au comité, mais nous n’avons jamais rencontré son nom dans les documents du comité. N’a-t-il pas voulu s’impliquer de manière « officielle » ?

615.

C. Molette,op. cit., p. 28, n. 27, d’après une lettre du 19 octobre 1928 par Mulla à Blondel.

616.

Ibid., p. 27.

617.

À partir de l’année académique 1938-1939, Pareja donne des cours d’islamologie à la Gregoriana (Pr æ lectiones in Facultate Missiologica. Annis 1938-1939, Pontificia Universitas Gregoriana).

618.

Il convient de nuancer notre propos car Mulla a eu une correspondance avec des missionnaires et notamment avec Perbal et Marchal. Nous avons trouvé une lettre de Mulla à ce dernier aux archives de la maison généralice des Missionnaires d’Afrique, dans Dos. 276/III, lettre écrite depuis Rome le 10 juin 1938. Mulla s’exprime sur la conférence de Marchal « L’aspect moral et religieux de la question indigène » (analysée en deuxième partie). Il commence par en louer les mérites et la justesse, puis demande à ce que l’on présente tous les aspects de l’islam : « Le fidéisme laxiste qui prédomine en effet dans l’enseignement commun et dans la pratique courante n’est pas la seule donnée doctrinale ni la seule attitude morale en Islam [...] Nous ne devons pas laisser l’impression d’ignorer ce que le Coran dit de la pénitence, de la conversion du cœur, de l’abandon du péché pour se mettre en grâce avec Dieu, de la nature de la vraie piété et du véritable culte, expressément distingués du formalisme ou de l’hypocrisie [...] ». Le but de Mulla n’est pas de vanter les mérites de l’islam, mais d’une part d’être juste et d’autre part d’« être plus à l’aise pour montrer ensuite que toutes ces considérations ou exhortations ou prescriptions qui, dans le Coran et dans la littérature islamique, mettent un accent biblique et une saveur chrétienne, n’ont ni le relief, ni la position centrale [...] », de démontrer la véracité du catholicisme.

619.

AGOMI, Fonds Perbal C. Congrès et semaines missionnaires 1927-1939, lettre du 18.08.1939 de Mgr Lavarenne au P. Perbal. On a songé à lui pour traiter le thème « Le témoignage musulman lui-même ».