Deuxième partie : Regards missionnaires sur l’islam

Il serait illusoire de croire que les trois congrégations étudiées, pourtant les plus engagées dans le monde musulman 620 , et reconnues par leurs contemporains comme les mieux informées, ont produit un discours abondant sur l’islam. Nous avons donc dû élaborer notre corpus à partir d’une collecte d’articles distribuées dans les rares revues qui manifestent un intérêt pour les questions musulmanes et dans quelques dossiers d’archives.

Au petit nombre de texte correspond un nombre très restreint d’intervenant. Pour les dominicains, Anawati, dont nous avons déjà parlé, est le seul à publier dans des revues. Du côté des jésuites, d’Alverny, Pareja, Ayrout, de Bonneville, Janot, de Lanversin, sont les noms qui reviennent le plus souvent. Leur itinéraire personnel, dans la mesure où il nous est connu, éclaire leurs approches respectives de l’islam.

Christophe de Bonneville 621 (1888-1947) entre dans la Compagnie en 1907. Il effectue sa formation intellectuelle et religieuse en Italie et en 1927, il est nommé recteur de L’Université Saint Joseph de Beyrouth. Il y reste jusqu’en 1930, date à laquelle il est désigné comme provincial de Lyon. Il occupe ce poste de 1930 à 1936 où il devient supérieur de la mission de Syrie puis de la mission du Proche-Orient jusqu’en 1939. Entre 1939 et 1945, il est vice-provincial de la province du Proche-Orient, puis recteur du collège de la Sainte Famille du Caire.

André d’Alverny (1907-1965), entre chez les jésuites en 1925 et apprend l’arabe au Liban (Bifkaya) entre 1929 et 1933. Il passe une partie de la guerre à Tunis, puis retourne à Bifkaya où il est chargé d’enseigner l’arabe aux scolastiques.

Henry Ayrout 622 (1907-1969) est né au Caire dans une famille de rite grec-melkite. En 1926, il se présente au noviciat à Lyon. Il est ordonné prêtre en 1938 par le patriarche melkite devenant ainsi le premier prêtre jésuite de rite oriental. La même année il présente sa thèse de doctorat Mœurs et coutumes du fellah à l’Université de Lyon, puis il rentre en Égypte en 1940. Il fonde, l’année suivante, l’Association pour les écoles gratuites de Haute-Égypte 623 .

Quant aux pères blancs, quelques noms reviennent régulièrement et, pour chacun d’entre eux, les archives des pères blancs de Rome fournissent des renseignements assez précis.

André Demeerseman (1901-1993) fait son noviciat à Maison Carrée en 1922-1923, puis à Carthage, prête serment en 1927 et est ordonné en 1928 624 . Sa première nomination est Tunis où il reste jusqu’en 1988. Il est nommé responsable de ce qui devient l’ibla en 1930, il a alors 29 ans 625 . « Les Tunisiens n’ont pas oublié qu’il a protesté, en mars 1930, contre le Congrès Eucharistique de Carthage, dans une lettre adressée à l’archevêque du lieu qui organisait le congrès. Il y défendait point par point le nationalisme tunisien, ce qui ne plaisait pas aux autorités françaises. » 626 .

C’est à demeerseman que l’on doit l’appellation d’Institut des Belles Lettres Arabes donné en 1931 627 . En 1934, il fonde le Cercle des Amitiés Tunisiennes, en 1937 la revue ibla 628 dont il reste directeur jusqu’en 1975 629 . D’un bulletin initialement destiné aux missionnaires, elle est imprimée à partir de 1942 et accessible à tous. Rares sont les numéros qui ne comportent pas d’article de Demeerseman pendant la période où il est directeur. En 1947, l’Institut se scinde : « Le centre d’enseignement destiné au personnel ecclésiastique s’installa d’abord dans la banlieue de Tunis puis plus tard (1964), à Rome où il devint l’Institut Pontifical d’Études Arabes et d’Islamologie ( pisai ). Le père Demeerseman continuaitd’assurer à Tunis la direction de l’autre branche, dédiée au service de la culture tunisienne. » 630 . En janvier 1948, le conseil général de la société décide de la création de la mission de l’Afrique du Nord. Jusque là l’ibla et les autres maisons de cette région dépendaient directement du supérieur général. Demeerseman est alors nommé responsable pour la Tunisie alors que l’archevêque de Carthage le nomme vicaire général pour les relations de l’Église avec le monde tunisien, les questions arabes et juives et les communautés de religieuses 631 . Sa carrière ne se termine pas à la fin de notre période d’études et on peut se référer à sa notice nécrologique 632 .

Focà connaît lui un tout autre destin (1887-1973) 633 . Il reçoit l’habit en 1905 à Maison Carrée et est ordonné prêtre en 1910 634 . En 1926, il se trouve à la tête de la maison d’études de Tunis et il y reste jusqu’en 1931 635 , assisté par Sallam 636 . Dans sa notice biographique, l’auteur estime que le programme des études mises en place par Focà est trop lourd et que ce dernier change souvent de méthode 637 . Les cours lui sont retirés mais il conserve la direction de la maison, qu’il quitte en janvier 1931 638 .

Il devient supérieur de Touggourt entre 1932 et 1938, année où la maison mère l’invite à Rome pour se mettre à la disposition du provincial d’Italie 639 . En fait la guerre est imminente et l’attachement du père à l’ordre fasciste risque de lui poser des problèmes avec les autorités françaises 640 . Il est l’un des grands érudits pères blancs de la période tant en islamologie qu’en arabe (il a notamment traduit des versets évangéliques).

Antoine Giacobetti (1869-1956), prend l’habit à Maison Carrée en 1886, prête serment en 1888 et est élevé au sacerdoce en 1891 641 . Il est ensuite nommé professeur à l’Institut Lavigerie de Carthage d’où il passe à Djerba où la Société avait un poste 642 . Puis il est désigné pour El Abiodh Sidi Cheikh où il reste peu de temps puisqu’il est envoyé au Soudan 643 . Il y demeure quatorze mois mais des raisons médicales le contraignent à revenir en Algérie. Il se fixe à Ouargla pour un an et demi d’où il part pour de brefs séjours à saint-Charles, Benni-Yenni, Kerrata, Sainte-Monique 644 . Il assiste, grâce à sa maîtrise des langues latines, les populations européennes. En 1913, il se trouve dans les Aurès à Medina où les pères dirigent une ferme expérimentale 645 . Lors de ce séjour, il compose un catéchisme en chaouia (langue berbère parlée par les tribus chaouis des Aurès) et traduit les évangiles du dimanche 646 . « En 1915, il confesse avec amertume l’échec de l’œuvre des enfants et des ouvriers : “Tous sauf un nous ont quitté.” » 647 . En 1917, il reste quelques mois dans un sanatorium, puis s’établit pendant 6 ans à Saint-Cyprien 648 . En 1922, il se rend pour quatre ans à Géryville : « il attirera les jeunes gens qui viendront en nombre respectable prendre des leçons de français et d’arabe, puis il ouvrira un foyer de soldats pour les militaires français... Il n’hésite pas à enseigner le catéchisme à quelques jeunes personnes musulmanes qui semblent bien disposées. » 649 On le retrouve à Ghardaïa en 1927 et à Djelfa en 1929 650 . En 1931, il est à Maison Carrée pour trois ans pendant lesquels il continue ses recherches sur les questions islamiques. En 1934, il regagne Saint-Cyprien pour le ministère de la paroisse 651 .

Sa production intellectuelle est variée : un recueil d’énigmes arabes populaires, les règles et commentaires de la confrérie des RaŸmaniyya, les poésies religieuses des RaŸmaniyya, la généalogie des šar€f-s, la France et la question berbère, l’idée religieuse dans la conversation arabe, la traduction et les commentaires de poésies kabyles...

Henri Marchal (1875-1957) prend l’habit à Maison Carrée en 1893 et il est ordonné prêtre en 1900 652 . En 1905 il est nommé à la préfecture apostolique du Sahara où il reste jusqu’en 1908 653 . pendant sa période saharienne il conçoit l’idée d’un centre de formation pour les missionnaires 654 . Il est désigné en 1909 comme supérieur régional de Kabylie 655 . Il est choisit comme assistant entre 1912 et 1947 dont dix années comme assistant général (entre 1926 et 1936) 656 . « La vie du P. marchal entre 1912 et 1947, fut accaparée par deux soucis majeurs : sa charge d’assistant du supérieur général de la société et la collaboration multiforme aux missions de l’Afrique du Nord. » 657 C’est comme assistant du général qu’il prend en charge la fondation et l’installation de la maison de formation de Tunis 658 . Pour son œuvre intellectuelle on se reportera au développement. Sa production est importante et nous n’avons utilisé que les textes en rapport avec notre sujet.

Au-delà des parcours individuels se dégage un certains nombre de constantes. Tous ont effectué des séjours plus ou moins prolongés dans un pays arabo-musulman, mais tous n’ont pas pour autant la maîtrise de la langue arabe. Tous ont exercé un ministère pastoral, mais celui-ci ne les met pas forcément en contact avec la population musulmane. Tous ont bénéficié d’une solide formation intellectuelle au sein de leurs congrégations, certains ont même obtenu des diplômes dans l’université d’État. Mais la nature de la formation reste sensiblement différente selon les congrégations concernées.

Faut-il pour autant attribuer à l’appartenance congréganiste un rôle décisif dans la construction des discours sur l’islam ? En nous attardant sur les individus nous formulons l’hypothèse que les attitudes trouvent en réalité leur clé dans les sensibilités personnelles. L’analyse des discours en est une première vérification.

Notes
620.

Voir première partie les délibérations du comité d’études islamiques.

621.

On trouvera des éléments biographiques dans AJV, RPO 207 et Litteræ annuæ Provinciæ Lugdunensis necrologium 1936-1950, dactylographié p. 584sq. ainsi que dans Courriers du Proche-Orient, juillet 1947, (ronéotypés).

622.

Les renseignements biographiques sont tirés de Eux et nous, septembre 1969, p. 3. Nous signalons la publication de J. Debono-Ayrout,Une famille orientale. La chronique des Ayrout, Paris, chez l’auteur, 2001.

623.

Il devient le supérieur de la résidence de Miny… et le directeur de l’école qui en dépend entre 1957 et 1959. Le dernier poste qu’il occupe est celui de recteur du Collège de la Sainte Famille (1962-1968). Il meurt à New York l’année d’après (Eux et nous, septembre 1969, p. 3).

624.

Les Notices Nécrologiques XXX, 1993-1994, p. 141.

625.

Ibid., p. 140.

626.

Ibid., p. 142. Nous n’avons pas trouvé trace de cette lettre à la maison généralice et Pierre Soumille n’a rien trouvé non plus dans les archives de l’actuel évêché de Tunis (archives de l’ancien diocèse de Carthage).

627.

Ibid.

628.

J. Willemart, Approche de l’identité tunisienne. Étude menée sous l’éclairage de la revue de l’Institut des Belles-Lettres Arabes ( ibla ), Bruxelles, Université Libre, Faculté de Philosophie et Lettres, 1999.

629.

Les Notices Nécrologiques XXX, 1993-1994, p. 143.

630.

Ibid.

631.

Ibid., p. 144.

632.

Ibid., p. 144-147.

633.

« Roberto Focà, notes biographiques », Petit Echo 3, 1974, p. 155-164.

634.

Ibid., p. 156.

635.

Ibid., p. 157.

636.

Il y enseigne de 1926 à 1930, « Autobiographie du R.P. Sallam P.B. », AGMAfr., B 3 SLM, p. 18. Cf. « Le Père Joseph Sallam (1877-1947) », Notices Nécrologiques VIII, 1945-1950, 16-30. originaire d’une famille musulmane d’Alexandrie, il se convertit au christianisme (p. 17) et prononce son serment de père blanc en 1904 (p. 22). Il passe de longues années en Afrique Noire (p. 21sq.). Après un bref passage par Sainte-Anne en 1925, il rejoint la maison de formation de Tunis en 1926. « Le problème de la conversion des musulmans ne cessait de torturer l’esprit du Père. En septembre 1929, il revient à la charge auprès du V.P. Voillard pour obtenir de lui une intensification de l’apostolat nord-africain. Il a lu dans le “Moslem worl” que les protestants, prêchant leur doctrine ouvertement, ont gagné des adeptes dans tout le Proche-Orient. Pourquoi ne pas les imiter en instituant dans les principales villes des écoles, des collèges où nous proposerions, à une jeunesse avide de connaître les points fondamentaux de notre religion. » (p. 25). En 1932, il est envoyé à Alger (p. 26) où il demeure jusqu’à sa mort.

637.

Petit Echo 3, 1974, p. 158.

638.

Ibid.

639.

Ibid., p. 159.

640.

Ibid. En février 1948, suite à des négociations entre Tisserant et le conseil général de la société, il devient responsable des œuvres scolaires catholiques en Transjordanie (p. 159). Son retour à la maison généralice ne dure qu’un an, 1952, et il part au Caire en 1953 où il reste jusqu’en1962, date à laquelle les autorités égyptiennes signalent que sa présence est inopportune (p. 160sq.). C’est à Beyrouth finalement qu’il finit les dernières années de sa vie (p. 161). 22 ans en Algérie, 10 ans au Liban, 9 ans en Égypte, 5 ans en Tunisie, 5 ans en Jordanie, 2 ans en Libye : il a consacré sa carrière exclusivement au monde arabe.

641.

Notices Nécrologiques 11, 1957-59, p. 69.

642.

Ibid.

643.

Ibid.

644.

Ibid.

645.

Ibid., p. 70sq.

646.

Ibid., p. 71.

647.

Ibid.

648.

Ibid.

649.

Ibid.

650.

Ibid., p. 72.

651.

Ibid.

652.

Notices nécrologiques 11, 1957-1959, p. 3.

653.

Ibid., p. 4-7.

654.

Ibid., p. 6.

655.

Ibid., p. 7.

656.

Ibid., p. 8.

657.

Ibid., p. 9.

658.

Ibid., p. 10.