a. Les enfants

La discrimination entre garçons et filles apparaît dès la naissance dans la société musulmane. La fille, selon les observations des sœurs, est généralement moins bien accueillie à sa naissance que le garçon 777  ; c’est le début d’une longue vie marquée du sceau de l’infériorité. Si elle parvient à un âge avancé, elle peut prétendre exercer une autorité dont elle a toujours été exclue. Dans un article publié par eti 778 , un musulman expose sa conception de la famille en nuançant l’image véhiculée par les Européens 779 , notamment sur la polygamie. Selon lui, elle est très peu répandue, à la différence du divorce. S’il reconnaît que la femme n’est pas l’égale de l’homme, il précise qu’elle est écoutée et « bien des ménages, apparemment dirigés par des hommes, ont en réalité à leur tête une femme qui dicte et qui inspire tout » 780 . Ce choix de laisser les musulmans s’exprimer sur un sujet aussi controversé témoigne de l’orientation décidée par les jésuites de la revue.

Ce favoritisme dès leur plus jeune âge, dont sont bénéficiaires les garçons, se trouve à l’origine, selon certaines religieuses, de leur ingratitude 781 . Un exemple, qui se veut général, de leur façon d’être est reproduit 782 . La mère d’un adolescent a compris que son fils fréquente le catéchisme des pères ; son fils lui demande qui l’en a informée : « Personne, je l’ai compris, car tu n’es plus le même : avant, tu m’insultais, tu refusais de m’obéir, tu battais tes frères et sœurs, tu étais insupportable tandis que maintenant tu me respectes, tu m’obéis, tu ne te disputes plus ; eh bien, écoute ce que ta mère va te dire et ne l’oublie jamais : Je préfère te voir voyou comme par le passé plutôt que te voir “mtourni” » 783 . La connaissance du christianisme génère donc « un adolescent nouveau » qui a changé de vie. Mais l’attachement de la mère à l’islam est si profond qu’elle ne tient pas à avoir un fils « meilleur ». cette vision des jeunes Kabyles se trouvent corroborée par un questionnaire.

Il est établit par le bureau d’études de l’enfance nord africaine, constitué à l’initiative du mouvement chrétien de l’enfance 784 . Le but du questionnaire est de déterminer les modalités à mettre en place pour la conversion des enfants. À terme, il faut cerner le milieu de l’enfant (classe sociale, contact avec les missionnaires...). Ce questionnaire rassemble tous les éléments de l’approche des kabyles par les pères blancs. On peut y voir un bilan d’un apostolat qui, sans qu’ils en aient tous conscience, n’est plus adapté au monde de l’après-guerre.

Nous disposons de la deuxième série du questionnaire, datée du 1er mai 1946, probablement de la troisième mais il n’y a pas de date, et de la cinquième 785 . La première question de la deuxième série, interroge sur le mimétisme de l’enfant vis-à-vis du milieu. La formulation des questions laisse entendre qu’il est particulièrement présent chez les petits Kabyles. On retrouve un des grands leitmotiv de la pensée missionnaire : l’enracinement dans le milieu et sa conséquence, l’inutilité d’opérer des conversions isolées. Cette réalité est présente dès l’enfance. le questionnaire s’interroge sur les méfaits d’influences contradictoires dans l’éducation de l’enfant et déduit : « cette règle n’est-t-elle pas fatalement violée par nous ? » Cet « aveu » est le constat d’un échec matérialisé par les deux villages chrétiens de Saint-Cyprien et de Sainte-Monique. Les enfants, et plus généralement les convertis, doivent garder leur identité. Il n’est jamais précisé en quoi elle consiste ; il est difficile de changer de religion et de rester avec la même culture dans la mesure où ces religions, christianisme et islam, ont un fort pouvoir social, culturel et ne sont pas limitées à la croyance, d’où l’impossibilité selon nous de faire cohabiter les deux, à l’exception des chrétiens d’Orient. ces derniers ont une culture chrétienne spécifique qui ne les exclut pas de leur environnement. il s’agit d’un milieu où ils étaient présents avant l’arrivée de l’islam, d’une culture, d’une sociabilité qui est partie prenante de la civilisation de ces régions. Le problème est tout autre au Maチrib. Des chrétientés autochtones il ne reste aucun souvenir et le christianisme est associé dans les esprits au colonialisme. L’une des derniers territoires non investis par l’espace colonial demeure la religion. Pour les musulmans d’Afrique du Nord, les gens du peuple, soit l’écrasante majorité, l’idée de l’existence de chrétiens de langue arabe est inimaginable. De même, dans l’esprit des convertis, l’homme nouveau appelé par le Christ doit être déconnecté des réalités musulmanes. Il reste toujours difficile, pour tout le monde, de faire la part entre culture locale et religion.

La seconde question porte sur l’égocentrisme propre à l’enfant, précise-t-on, mais particulièrement présent, selon le document, chez les petits Kabyles. On ajoute que cette tendance est atténuée par le milieu, par la structure tant familiale que sociale. Dans ce cas précis, l’influence du groupe est perçu de manière négative par les missionnaires, car elle génère l’indifférence pour tout ce qui ne touche pas directement la famille : « N’y a-t-il pas en lui – elle existe autour de lui – une pitié naturelle pour le pauvre, pour l’orphelin ? [...] et aussi une indifférence froide pour le malheur qui n’atteint pas sa propre famille ? [...] celui qui réclamerait non pas de donner mais de “se donner” ? [...] A-t-il facilement “le sens des autres” ? A-t-il une réelle capacité de dévouement ? » Le paradoxe semble être au cœur de l’éducation kabyle.

Dans la troisième série des questions, les interrogations témoignent du souci de repérer les origines de l’hostilité des musulmans vis-à-vis des missionnaires. Une des questions porte naturellement sur la fierté musulmane et sur son existence chez les plus jeunes. Les autres questions sont de même teneur car elles tentent d’analyser les réactions des enfants face aux missionnaires qui semblent binaires : agressivité ou passivité. passivité qui ne signifie pas approbation. Cette typologie se retrouve chez les adultes. D’un côté se trouvent les agressifs, qui ne connaissent pas les pères, de l’autre, ceux qui les connaissent et ne les contredisent pas tout en restant fidèles à leurs idées. Les missionnaires souhaiteraient déceler la genèse de ce processus. La seconde partie de la question est une variante des a priori avec lesquels les enfants leur parviennent. Il faut donc tenir compte de leur bagage culturel.

Dans le dernier document en notre possession, daté du 11 octobre 1946, le supérieur des missions de Kabylie rappelle qu’il veut récolter des faits et non pas « une dissertation en faveur ou contre l’idée affirmée ». Cette étude a pour lui une dimension scientifique et il entend en exclure les aspects subjectifs. ce dernier document est la suite d’un document que nous n’avons pas trouvé. deux thèmes sont abordés, le sérieux et la tendresse. Ils le sont sous forme affirmative et non interrogative. Un constat général est dressé : tous les enfants veulent être pris au sérieux. Cette vérité se retrouve aussi, indique le document, chez les petits Kabyles très tôt confrontés aux réalités de la vie. C’est pourquoi l’enfant Kabyle apprécie l’autorité et manifeste une intelligence pratique. On apprend que cet enfant a besoin de tendresse.

La démarche du questionnaire consiste tantôt à partir de généralité sur l’enfant pour voir si elles se vérifient chez le Kabyle, tantôt à partir de généralité sur les adultes Kabyles pour rechercher si elles se manifestent dès l’enfance. La conclusion est double : ce sont des enfants comme les autres avec certains défauts accentués et d’autres atténués en raison de leur environnement. Ils sont prisonniers d’un univers et manifestent les mêmes réactions que leurs aînés attestant ainsi d’une intelligence mimétique. ce questionnaire, il faut le souligner, n’aborde pas les questions religieuses à l’exception du passage précédemment cité sur le sens des autres. Les pratiques cultuelles chez l’enfant musulman ne retiennent pas davantage l’attention. Il n’est pas impossible que ces thèmes aient été traités dans les parties manquantes. Comment expliquer ces manquements autrement ? Est-ce à dire que les enfants Kabyles sont des Kabyles en « modèle réduit » et que ce qui s’applique aux uns se retrouve chez les autres ? Le questionnaire, en isolant les aspects religieux, entendrait-il pas démontrer l’importance du social, du culturel pour une bonne pénétration de la mission ? ces questionnaires et enquêtes depuis les années trente témoignent du passage à la rationalisation de l’apostolat et de l’accent mis sur l’action éducative et sociale. cette rationalisation passe par le recours aux sciences humaines afin de dresser un cadre qui soit le plus proche possible des réalités avec la mise en place d’une évangélisation adaptée aux personnes à convertir. À cette date, quelques missionnaires découvrent l’importance de l’ethnographie pour adapter leur pastorale aux populations autochtones. Ils suivent ainsi une évolution parallèle à celle du clergé séculier français qui commence à s’intéresser aux travaux annonciateur d’une sociologie religieuse.

C’est donc la volonté de connaître les populations à évangéliser qui explique le souci de mieux cerner la personnalité des enfants, mais aussi des femmes.

Notes
777.

Une Sœur Blanche, « Croyances et coutumes féminines à propos de la première enfance », ibla juillet 1937, p. 36 : « Quand le premier enfant est une fille, beaucoup disent que Dieu n’aime pas la mère ; d’autres cependant, admettent que tout ce que Dieu envoie est bien ».

778.

Lechani, « La famille indigène en Algérie », eti juillet-novembre 1931, p. 253-257 (traduction d’un article publié en arabe).

779.

Ibid., p. 255.

780.

Ibid., p. 254sq.

781.

AGMAfr., L51.

782.

Un Missionnaire en terre d’islam, « Veni ut vitam habeant », eti novembre 1927, p. 6-16.

783.

Ibid., p. 13. « Mtourni » signifie « tourné » ; c’est le vocable usité pour désigner un converti en Afrique du Nord.

784.

AGMAfr., Dos. 279/VI/1, Mission de Kabylie, Tiziouzou le 1er avril 1946.

Sont membres du bureau d’études de l’enfance nord africaine, Marchal, Py, Marsil, pour Alger (pères blancs), Mgr Mercier pour le Sahara (père blanc), Demeerseman pour la Tunisie (père blanc), Bougerol (ofm) pour le Maroc et le supérieur de la Kabylie, ainsi que « diverses congrégations religieuses faisant œuvre missionnaire et des laïcs de divers mouvements de Jeunesse ». Ce document informe de l’existence d’une enquête sur « la psychologie de la fillette indigène de l’Afrique du Nord française », nous n’en n’avons pas trouvé trace pas plus que nous n’avons trouvé les réponses du questionnaire sur l’enfant.

L’objet de l’enquête est le suivant « Des dispositions générales de l’enfant kabyle sur la vérité que nous lui apportons ». Nous ne sommes pas en mesure de savoir si le questionnaire est spécifique aux jeunes Kabyles ou s’il est appliqué dans toute l’Afrique du Nord.

785.

nous avons pu établir cette chronologie à partir des documents : le dernier document date d’octobre 1946 et commence avec un « d » alors que le troisième ne comporte qu’un « a » ; on peut donc supposer que le quatrième porte sur les « b » et « c ».