b. Les femmes

Leur situation est considérée comme déplorable à cause de la polygamie et de la répudiation. Telles qu’elles sont comprises par les occidentaux, elles renvoient à l’image de la situation d’infériorité de la femme musulmane. La condition que leur réserve la société est souvent attribuée à l’islam. Il arrive que des auteurs parviennent à introduire des nuances et à distinguer la coutume de la religion. Pour l’Algérie, il n’est pas rare que la condition de la femme kabyle soit distinguée de celle de la femme arabe, notamment sur les questions relatives à l’héritage. Sur ce sujet, les Kabyles sont fidèles au droit coutumier et non pas aux prescriptions islamiques 786 . Cependant, la distinction entre coutume et religion est très difficile à opérer pour les missionnaires et même pour les orientalistes car les populations elles-mêmes ne sont pas toujours en mesure de la faire.

L’infériorité de la femme musulmane ne se manifeste pas seulement sur le plan social mais aussi dans le domaine religieux. L’infériorité dans les actes cultuels est manifeste pour les religieuses comme en témoigne, selon eux, une pratique de la prière réservée « officiellement » aux vieilles femmes : « Un des privilèges “de la vieille” est le droit de prier officiellement. Jusque là la femme est indigne d’offrir à Dieu la grande prière ; sans doute elle est tenue au jeûne rigoureux du “ramadan”, mais destinée à être reléguée, comme les chiens, à la porte du paradis 787 , elle doit, pour nommer Dieu, user d’un autre vocable que celui dont se sert l’homme... » 788 . Il semble qu’il soit interdit aux femmes de prier avant un certain âge. Où la sœur Marie-André du Sacré-Cœur a-t-elle pris ce renseignement, nous ne le savons pas, car à notre connaissance ni le Qur’…n, ni le —ad€ミ n’interdisent à quiconque de prier, bien au contraire. En revanche, que les femmes ne s’engagent dans la pratique de la prière rituelle que tard dans l’âge est un fait que Marie-Andrée, sœur blanche, a pu constater. il ne s’agit en aucun cas d’une prescription religieuse mais de pratiques 789 . Sur ce sujet de la prière pratiquée davantage par les hommes que par les femmes nous avons à faire au phénomène inverse d’une spiritualité catholique méditerranéenne où la pratique féminine est beaucoup plus forte. La vie religieuse de la femme musulmane se résume à la pratique du rama£…n. La femme est donc en situation d’infériorité y compris dans la pratique religieuse. Les propos de sœur Marie-Andrée quant à l’entrée de la femme musulmane au paradis sont curieux : il n’existe pas de différence entre les sexes sur cette question dans l’islam.

de quoi est donc constituée la religiosité de la musulmane pour une sœur blanche ? D’un amalgame de croyances à caractère superstitieux 790 . En atteste les mesures qu’elle prend pour avoir un enfant, unique modalité pour le maintien au sein de la famille de son époux et seule voie pour avoir un statut social 791 . Un univers angélique régit les premiers mois de l’enfant 792 et il faut le protéger des ‰inn-s et autres menaces 793 . L’innocence des enfants est supposée leur conférer des pouvoirs particuliers 794 . La femme arabe apparaît comme démunie de toutes références religieuses islamiques précises et semble composer sa religion à partir de bribes disparates. À partir d’un fonds musulman, les anges et les ‰inn-s, un ensemble d’autres croyances se greffent. la femme ressent le besoin de se protéger dans une société où sa place n’est jamais garantie. Un autre document 795 dresse aussi le portrait religieux de ces femmes en distinguant les savoirs, des pratiques. Le savoir se résume à la šah…da et à la crainte de Dieu 796 . « La pratique de la religion ne tente pas les jeunes. Seules les superstitions tiennent lieu de pratiques [...] » 797 . Il apparaît très difficile de distinguer entre religion et survivances ancestrales 798 . Le futur époux ne semble pas manifester d’intérêt sur les convictions religieuses de sa future femme 799 , « tout au plus s’inquiète-t-il de sa religiosité, symbolisée pour lui dans la conservation de la virginité » 800 . L’auteur de l’article ne développe pas plus longuement les aspects religieux de la femme musulmane.

Cette question retient toutefois l’attention des missionnaires car un questionnaire est élaboré en 1936 : « Enquête sur la mentalité tunisienne, la religion de la femme tunisienne » 801 . Pourquoi cet intérêt pour la femme tunisienne ? Offre-t-elle une plus grande possibilité de conversion, est-elle plus facilement accessible au message évangélique car peu islamisée ? La conversion des mères serait-elle le moyen de s’assurer celle des enfants à une date où, il faut le rappeler, convergent toutes les nouvelles initiatives en matière de conversion des musulmans ? Ou cette étude n’est-elle qu’ethnologique, sans perspective missionnaire immédiate ?

Le questionnaire se présente en vingt-quatre pages dactylographiées dont quatre pages, de la page deux à la page cinq, sont consacrées à la religion. Les sections suivantes sont consacrées aux superstitions. Ce rapport de un pour cinq pourrait se décrypter comme une visualisation de la proportion de la religion musulmane dans la religiosité des femmes. La section sur la religion de la femme tunisienne se divise en trois parties : la place de la femme dans la religion musulmane, les notions religieuses reçue et sa vie religieuse.

La formulation des questions de la première partie appelle les réponses précédemment développées. La deuxième série de questions porte sur les modalités de la transmission du savoir religieux : à l’école, par les livres, par la famille. Dans ce paragraphe on s’intéresse aussi aux principales idées sur Dieu et à la conception du péché. Ce type de question n’a, selon nous, rien de spécifique aux femmes. Dans la troisième section, sur la vie religieuse, les grands actes cultuels sont abordés : la prière, le jeûne, le pèlerinage, l’aumône et les sacrifices. Les questions sur les piliers de l’islam se répètent selon une structure identique : âge, fréquence, sens profond et regard de la société. À l’exception du pèlerinage, les documents que nous avons déjà exploités ont apporté des réponses identiques. On trouve aussi des questions sur les sacrifices qui entendent mettre en évidence des pratiques superstitieuses : « En quelles circonstances l’immolation d’une victime est-elle requise p.ex. : fondation d’une maison, puit, naissance d’un enfant, mort... en témoignage de reconnaissance, pour obtenir une faveur ?

Qu’immole-t-on ? (qd. immole-t-on une poule ou un coq ?)

Que dit-on en immolant ?

Quel est l’effet de l’immolation ? » 802 .

Ce passage peut être mis en parallèle avec l’article de Demeerseman sur le culte des saints en Kroumirie.

Un constat s’impose à la lecture du questionnaire il donne le sentiment d’avoir orienté la rédaction d’un article de l’ ibla de juillet 1937, « Croyances et coutumes féminines autour de la première enfance ». Ainsi à la question : « Quand un garçon naît après quatre filles n’est-il pas fatal que l’un des deux parents père ou mère meurt ? » 803 , l’article répond :« Si un garçon naît après quatre filles, il est bien probable que le père ou la mère mourra, à ce que l’on croit dans certains milieux » 804 . Néanmoins la nature des interrogations démontre une connaissance directe de la société dans laquelle elles surgissent.

Parallèlement aux croyances et aux rites, les missionnaires s’intéressent à la morale que peuvent générer ces pratiques. Leur analyse de la moralité se fait à deux niveaux car ils considèrent, très souvent, que le fondateur de l’islam se trouve à l’origine de cette morale, qu’il constitue l’exemple par excellence. En d’autres termes, la morale des musulmans découlent de celle de leur prophète. Ils élaborent les grands traits de la morale de MuŸammad à partir de la valeur qu’ils accordent à son prophétisme et à ses rapports avec les femmes.

Notes
786.

AGMAfr., L26/4, « Situation juridique et relèvement de la femme dans l’Afrique du Nord » (communication faite en 1931 à l’Académie des Sciences coloniales, le 18 février, par sœur Marie-Andrée, sœur blanche) ; la sœur constate l’infériorité dans laquelle le Qur’…n place la femme arabe, mais précise qu’elle bénéficie d’avantages successoraux inconnus de la femme kabyle.

Jeanne Dorge, sœur Marie-Andrée du Sacré-Cœur en religion, est née en 1899 et meurt en 1984 (cf. Allo Frascati octobre-novembre 1988, p. 188-191). Elle a obtenu un doctorat en droit avant de prononcer ses premiers vœux en 1927 (p. 188sq.). Parallèlement à ses études de droit, elle a obtenu un diplôme d’infirmière qui lui permet de travailler dans des dispensaires en Algérie (p. 189). Son activité intellectuelle est importante. « L’évolution rapide des mentalités en Afrique et dont Sr Marie-Andrée ne se rend pas toujours compte, fut une autre cause de souffrances. L’approche missionnaire en 1948 diffère de celle des années 1939-40. Des Africains qui l’on écoutée dans un cours magistral aux Semaines sociales de Lyon lui disent que ce n’est pas à une Blanche de parler des coutumes africaines [...] » (ibid., p. 190).

787.

Cf. H. Ayrout, « Le paradis coranique », eti mai-juin 1936, p. 161-166. Dans la note 1 de la page 165, le jésuite cite les versets qur’…niques qui regardent la femme : « 43/70 : “Entrez dans le paradis vous et vos compagnes.”, 48/5 : “Dieu introduira les croyants, hommes et femmes dans les jardins arrosés de cours d’eau.”, 13/23 : “Les jardins d’eden, ils y entreront ainsi que leurs épouses.” (sic) ».

788.

AGMAfr., L26/4, p. 4.

789.

Avant que l’islamisme atteigne les sociétés nord africaines, les femmes étaient, pour plusieurs raisons, peu nombreuses à pratiquer la prière avant un certain âge. Il était admis que seules les vieilles femmes pouvaient mettre en relation prière et style de vie, et que la jeunesse n’était guère propice au respect entourant la prière. de plus, il ne faut pas l’oublier la prière rituelle nécessite une culture qur’…nique dont les femmes étaient exclues faute d’aller à l’école qur’…nique. La plupart des femmes, illettrées, se faisaient instruire de quelques versets qu’elles récitaient pendant la prière.

790.

AGMAfr., L26/4 ; Une Sœur Blanche, « Croyances et coutumes féminines à propos de la première enfance », ibla juillet 1937, 63-43 ; AGMAfr. 27/4, La femme arabe (document non daté, non signé).

791.

Une Sœur Blanche, art. cit., 36.

792.

Ibid., p. 37sq. Les enfants sont appelés malak-s, anges.

793.

Ibid., p. 38-41.

794.

Ibid., p. 42sq.

795.

AGMAfr., L27/4

796.

Ibid., p. 1.

797.

Ibid., p. 5. Nous savons par ailleurs que la pratique du rama£…n est respectée, mais il se peut que, pour le rédacteur du document, selon toute vraisemblance une sœur blanche, ce rite cultuel n’en soit pas un réellement.

798.

Ibid.

799.

Ibid.

800.

Ibid.

801.

AGMAfr., L35/4.

802.

Ibid., p. 4.

803.

Ibid., p. 6.

804.

Une Sœur Blanche, art. cit., p. 37.