C. Une morale musulmane ?

a. Aux sources de la morale : MuŸammad

Le prophétisme en question : entre sincérité et véracité

Sur cette question les auteurs distinguent l’avant et l’après Médine. La nouveauté dans l’entre-deux-guerres réside dans le fait que, pour la majorité des penseurs, le prophète de l’islam est sincère pendant la période mecquoise et qu’à partir de Médine sa sincérité va décroissante. Auparavant, la question ne se posait pas de savoir s’il pouvait être sincère. Certes un homme comme Giacobetti 805 continue à lui dénier toute sincérité mais, pour Lammens, sa sincérité à la Mecque ne fait pas de doute. Rares sont toutefois ceux qui l’estiment sincère dans la période médinoise, c’est le cas de P. Casanova, auteur dans le Dictionnaire de théologie catholique de l’article « Mahomet et mahométisme », publié en 1927 806 .

Mais accepter la sincérité de MuŸammad, ne signifie pas reconnaître l’authenticité de la révélation. Pour des raisons inhérentes à la révélation chrétienne, MuŸammad ne peut être un prophète car il n’a pas pu recevoir une révélation : penser que Dieu ait pu à nouveau s’adresser aux hommes dans le cadre d’une révélation après l’avènement du Christ est théologiquement inacceptable à cette époque. De rares penseurs comme Monchanin ou encore, à un moindre degré, Massignon, évoquent timidement la possibilité d’un renversement de la perspective linéaire du temps judéo-chrétien 807 . Il s’agit là d’hypothèses intellectuelles et non de positions théologiques. À l’exception de ces deux personnalités, nous n’avons pas rencontré de partisans de cette conception.

Comment alors expliquer ce qui, pour le prophète de l’islam, est bien une révélation au sens biblique du terme ? C’est là qu’interviennent les maladies psychiques attribuées à MuŸammad : épilepsie ou hystérie sont mises à contribution pour expliquer, au moins pendant la période mecquoise, ce qui est apparu au prophète comme une intervention de Gabriel. Une histoire de la médecine ne manquerait pas de mettre en relief des rapprochements de circonstance entre les maladies « à la mode » et celles attribuées au fondateur de la religion musulmane. Pourtant progressivement, l’explication psychanalytique perd de son attrait chez des hommes comme Monchanin bien sûr, mais même chez des personnalités comme Perbal 808 et Casanova qui récusent l’existence de maladies psychiques 809 . Les contradictions sont nombreuses pour les adversaires de cette thèse : comment un fou aurait-il pu être à l’origine d’un mouvement aussi important que l’islam, comment faire un diagnostique sans patient et des siècles plus tard ? cette approche médicale prévaut dès la fin du XIXème et on la retrouve dans notre période sous la plume de d’Herbigny 810 .

Les raisons médicales ne sont pas les seules à être mises en avant pour rejeter le prophétisme de MuŸammad. Des justifications inhérentes à la personnalité du fondateur de l’islam expliquent, pour les missionnaires, l’impossibilité dans laquelle il a été d’assumer la fonction de prophète. La revendication prophétique leur semble incompatible avec le comportement et le caractère de MuŸammad. L’indignité à assumer cette charge réside dans les défauts que lui attribuent les missionnaires : la ruse, la cruauté, l’amour du pouvoir et son insatiable sensualité. La comparaison avec Jésus n’est jamais bien loin et le prophète de l’islam fait pâle figure à côté. Il est d’ailleurs curieux qu’un penseur catholique compare MuŸammad simple mortel avec Jésus, incarnation de la divinité dans la tradition chrétienne, et, et non pas avec un prophète de l’Ancien Testament.

les missionnaires font remarquer que le fondateur de l’islam n’a fait aucun miracle. En revanche, pour les musulmans le miracle par excellence est le Qur’…n. ce texte est, pour tout chrétien, une œuvre humaine : diaire du prophète pour certain 811 , instrument de ses passions pour d’autre 812 , quintessence de ses idées pour tous.

En fait, l’apologétique chrétienne a souvent appréhendé l’islam à travers le prisme du monothéisme biblique. Un homme comme Marchal souscrit à cette optique en considérant l’islam comme « une religion appuyée à la base sur le monothéisme de la Bible » 813 . Giacobetti est plus précis : « Tous les contemporains de Mahomet savait où il puisait son “inspiration” auprès de juifs ou de nestoriens qui lui racontaient des légendes bibliques ou évangéliques publiées aussitôt comme venant de “Gabriel”. » 814 Cette perspective plonge ses racines aux origines de l’islam. Sa première expression se trouve chez le dernier représentant de la patristique orientale, Jean Damascène, qui présente l’islam comme une hérésie dès le début du VIIIème siècle 815 .

Au cours du Moyen Âge, les versions les plus curieuses circulent, dont celle qui fait de MuŸammad un cardinal déçu de ne pas avoir été élu pape 816 . Toute une approche chrétienne de l’islam se développe et Y. Moubarak en rend compte dans Recherches sur la pensée chrétienne et l’Islam dans les temps modernes et à l’époque contemporaine 817 . Casanova ne se prononce pas formellement sur les influences chrétiennes ou juives 818 . En revanche, dans la première partie de l’article « Coran », rédigée par Carra de Vaux, l’influence du judaïsme et du christianisme sur l’islam, via les sectes judéo-chrétiennes, ne fait aucun doute 819 . Il en va de même pour le grand orientaliste jésuite de la période, H. Lammens. Pour bien des missionnaires le fond biblique et chrétien est noyé dans les erreurs. L’islam, issu des divisions du christianisme, ne doit l’éclat de sa civilisation qu’aux chrétiens islamisés 820 . Les empêchements du prophétisme muŸammadien sont donc à rechercher tant sur le plan dogmatique que dans la personnalité du fondateur de l’islam. Mais sa vie privée constitue l’un des arguments principaux de la démonstration.

Notes
805.

AJV, RPO 113a dos. 4, lettre de Giacobetti du 26.07.1934 au rédacteur d’ eti  ; pour lui, l’inspiration du prophète de l’islam est une imposture.

806.

Pour l’auteur, MuŸammad a toujours été sincère (voir son article, p. 1573).

807.

Mais le problème est tout autre pour l’islam, car il intervient historiquement après l’incarnation et des chrétiens vivaient dans cette zone du monde.

808.

Voir note 510 (première partie).

809.

P. CASANOVA, « Mahomet et Mahométisme », in Dictionnaire de Théologie Catholique, IX, 2ème partie, Paris, Letouzet et Ané, 1927, 1572-1650, p. 1573sq.

810.

Ibid.

811.

Cf. H. Charles, « Un aperçu sur la doctrine religieuse du Coran », eti juillet 1928, p. 196-199 ; p. 196 : « Al-Qoran est le diaire de ses haines, de ses passions comme aussi de ses fluctuations [...] ». Pour Charles il ne peut s’agir que de la compilation des paroles et des discours du fondateur de la religion musulmane.

812.

Voir les articles de Lammens sur MuŸammad et l’étude qu’en fait Y. Moubarak, op. cit., p. 181-184. On trouvera aussi un résumé des articles de Lammens dans RPO 115 dos.11e, « Mahomet psychologie, résumé des articles de Lammens ».

813.

AGMAfr., h13/1, p. 14.

814.

AJV, RPO 113a dos. 4, lettre de Giacobetti du 26.07.1934 au rédacteur d’ eti .

815.

Cf. Jean D AMASCÈNE , É crits sur l’Islam, éd. R. Le Coz, (SChr 383), Paris, 1992 ; P. KHOURY, « Jean Damascène et l’Islam », POC 7, 1957, p. 44-63 ; POC 8, 1958, p. 313-339.

816.

Cf. CARRA DE VAUX, « Coran », in Dictionnaire de Théologie Catholique, III, 2ème partie, Paris, Letouzet et Ané, 1939, p. 1837sq.

817.

Y. MOUBARAK,op. cit.

818.

P. CASANOVA, art. cit. ; CARRA DE VAUX, art. cit., p. 1772-1844.

819.

CARRA DE VAUX, art. cit., p. 1777sq.

820.

AGMAfr.,H13/1, p. 56.L’idée que la civilisation islamique ne doit rien à son propre génie trouve ses origines, entre autres, dans la pensée d’E. Renan et notamment dans sa conférence sur « L’islamisme et la science », donnée à la Sorbonne le 23 mars 1883 (texte intégral dans Le Journal des Débats du 30 mars 1883). Cette perspective connaît une large diffusion puisque on la retrouve sous la plume d’un franciscain en 1935, AJV, RPO 113a dos. 4, lettre du R.P. Daploz (o.f.m. église saint François d’Assise, Casablanca) au père Finet du 19.12.1935 : la civilisation islamique n’existe pas et « les mahométans livrés à eux mêmes n’ont jamais rien produit ».