a. Une approche ethnologique

L’avant-propos du premier article, essaie de définir ce qu’est l’islam des Kroumirs. Sa première phrase est à ce titre significative : « Les Kroumirs sont-ils musulmans ? » 879 et la deuxième tout autant : « Il faut répondre sans hésitation par l’affirmative. » 880

La conclusion qu’il faut tirer de ces deux premières phrases est que l’islam n’est pas une réalité homogène, l’auteur parle d’ailleurs d’islam des Kroumirs. le fait d’admettre que les Kroumirs sont musulmans permet d’intégrer leur patrimoine religieux à celui de la umma islamiyya, même si cette dernière ne le revendique pas particulièrement. Demeerseman précise qu’il se place d’un point de vue Kroumir : ils se considèrent comme musulmans. Le tout reste alors de savoir quelle est leur approche de l’islam d’après le père blanc.

L’un des premiers éléments de compréhension est que leur islamisation a été longtemps superficielle. Le deuxième facteur à intégrer est la place réservée à l’islam des confréries dans cet islam kroumir. En effet, l’islam des Kroumirs a été dominé, jusqu’à la conquête française 881 , par le culte local des ancêtres et le respect des coutumes. Les conséquences mises en avant par l’auteur sont une ignorance sur le plan dogmatique qui s’explique par le peu de lettrés dans cette région 882 . Leur ignorance semble à peu près totale car « Il n’y a jamais eu de mosquée en Kroumirie. La plupart des hommes ignorent encore les principes rituels de la prière. » 883 . Qu’entend l’auteur par mosquée ? Le terme peut revêtir plusieurs acceptions. Il peut certes s’agir d’un ensemble architectural qui répond à des critères esthétiques variables selon les régions du monde musulman tout en regroupant systématiquement un même espace du sacré : la qibla symbolisée par le miŸr…b (orientée dans un premier temps vers Jérusalem, puis vers la Mecque), le minbar (la chaire), le minaret (man…ra, qui n’existe pas dans les premières mosquées)... Autre définition, plus large cette fois et davantage théologique, est celle qui fait de tout lieu où plusieurs hommes se rassemblent pour prier, sous la « direction » de l’un d’entre eux, une mosquée. Généralement on distingue le simple mas‰id, là où l’on vient se prosterner, du ‰…mi‘ 884 le lieu de rassemblement de la communauté.

De cette ignorance le Kroumir semble conscient 885 et la relativise quelque peu car il se considère « plus fidèle observateur des préceptes de la religion que les citadins » 886 . L’explication à une telle affirmation, les Kroumirs la trouvent dans la moralité douteuse dont ces campagnards accusent les gens des villes. Ils donnent leur conception de la religion qui s’apparente davantage à une conduite éthique : « Chez nous on venge par la mort l’honneur familial ; nous ne mangeons pas en temps de ramadhan, même quand nous sommes en voyage ; nous sommes fidèles à notre parole, nous ne trahissons pas celui avec qui nous avons partagé le pain et le sel. » 887 cette moralité n’a pas de support religieux bien définissable et le seul élément religieux dont il soit fait mention est le rama£…n. Il est l’un des rites cultuels le mieux suivi dans le monde musulman 888 et celui auquel les Kroumirs sont le plus fidèles. Pour certains missionnaires, nous l’avons vu, son observance ne relève pas de la piété mais de la coercition sociale. La conception que les Kroumirs semblent se faire de la religion se résume au culte de l’honneur et à la parole donnée 889 .

Cet éloignement par rapport aux pratiques de la religion musulmane, Demeerseman le trouve manifeste dans leur refus du contrat de mariage 890 . Il rappelle que dans leurs coutumes le mariage ne donnait lieu à aucun contrat de fiqh 891 mais à la « “debiha” une immolation suivie d’un repas collectif » 892 . ce fait n’est pas propre aux Kroumirs, seuls les citadins lettrés ont recours au fiqh et non les gens du peuple qu’ils soient de la ville ou de la campagne. Le fiqh, dans de nombreuses régions du monde arabe n’a pas pu s’imposer face à la coutume 893 . Le mariage n’étant pas par ailleurs un acte religieux, il peut sembler logique que la coutume prime sur le ma†hab.

Demeerseman précise que la sunna est en passe de s’imposer dans ces régions avec un léger retard par rapport à ce qui se passe dans les plaines 894 . Plaines dont l’islamisation en profondeur n’est pas encore terminée, selon lui, au moment de la rédaction de l’article.

Quelle est alors la place dans cet espace religieux du culte des saints ? Il apparaît pour toutes les femmes et pour la plupart des hommes comme la principale manifestation de la foi 895 . Quelle est sa position par rapport à la sunna ? Pour Demeerseman il s’agit d’« un culte préislamique où l’esprit païen est à peine recouvert d’une apparence musulmane » 896 . Les lettrés de Kroumirie, qu’ils soient membres ou non de confréries, ne sont pas opposés à ces « vénérables traditions » 897 . D’aucuns y voient même un ciment social qu’il convient d’apprécier 898 . Les lettrés des confréries ont entrepris de les rendre licites en introduisant « à cette occasion les séances classiques des confréries, avec chants et exhibitions pseudo-mystiques des khouans » 899 . Il reconnaît cependant un rôle aux confréries, celui d’avoir donné quelques rudiments de culture musulmane, notamment en ce qui concerne l’histoire des principaux prophètes et les principales obligations de la religion islamique 900 .

L’une des rares critiques faites par les confréries aux pratiques des Kroumirs est celle de la participation de femmes non voilées aux zrda-s 901 . Mais l’impact n’est pas celui escompté : « Laisse cela : ce sont nos coutumes » 902 . On peut souligner que la séparation entre les sexes ne se fait pas dans toutes les confréries. Elle constitue l’une des critiques et des lettrés musulmans, et des missionnaires faite aux confréries.

La sunna a fini par accepter cet état de fait dans la mesure où ces pratiques païennes les plus évidentes sont soit bannies, soit islamisées 903 .

Demeerseman aborde ensuite le cœur du sujet : la description de la religiosité des Kroumirs à partir du culte des saints. Le terme utilisé pour parlé de saint est w…l€ 904 , un homme pieux sa vie durant, à qui Dieu a donné une baraka et qui de ce fait devient un béni 905 . Il est constamment associé à Dieu dans les invocations. Or, pour toute personne au fait des données qur’…niques, nulle créature (ma¢lŽq) ne peut être associée à Dieu, tel est l’essence du message qur’…nique. De plus, Demeerseman nous apprend que si les Kroumirs n’hésitent pas à mentir quand ils sont sous serment invoqué sous le nom de Dieu, ils s’en gardent dans le cas où figure le nom du w…l€ . L’une des explication doit résider dans la proximité qu’ils attribuent au w…l€, d’où son efficacité pour les aider ou pour leur nuire. En revanche, ils doivent se représenter le Dieu transcendant de l’islam comme très éloigné de leur quotidien et donc peu à même d’y intervenir. Nous sommes en présence d’une séparation entre un w…l€ se trouvant dans une sphère accessible, et un Dieu souverain mais dans une toute autre dimension que celle de la vie quotidienne. Ils redoutent les malheurs que pourraient leur infliger le w…l€ en cas de manquement à leur serment 906 . demeerseman nuance : le serment porté sur la tête du w…l€ quand il n’est pas prêté devant témoins à la mz…ra 907 du w…l€, n’est bien souvent qu’une expression idiomatique 908 . Quant à la validité et à l’efficacité du recours au w…l€, la réponse donnée par les Kroumirs est sans équivoque : « Avons nous raison, avons nous tort ? La science appartient à Dieu. » 909 . En filigrane apparaît la réaction d’abandon totale de l’homme à Dieu, si caractéristique pour les missionnaire du fatalisme musulman auquel même les non islamisés en profondeur ne peuvent échapper. Mais ne peut-on y voir aussi une démarche analogue à celle du pari de Pascal ?

Nous avons précédemment utilisé le mot de mz…ra sans en donner la définition : « Le nom générique qui convient aux tombeaux, comme aux lieux consacrés par la présence ou l’influence d’un saint ou d’une force supérieure. » 910 La matérialisation se résume à une enceinte de pierres de quelques mètres carrés sans toit, qui habituellement, en plus du tombeau, se trouve au pied d’un arbre, à proximité d’une source ou d’un rocher. À l’intérieur sont disposés brûle-parfum, bougeoirs, cruches et des cailloux de forme arrondie ou ovale 911 . À l’entrée, des étoffes de tissu de différentes couleurs attendent le visiteur qui les baisent et les portent à son front 912 . Le lieu jouit d’un statut d’immunité, nous sommes au cœur d’un espace du sacré. Les arbres dans l’enceinte du sanctuaire sont considérés comme sacrés 913 .

Le responsable du lieu a été choisi pour cette fonction en raison de sa réputation de grande piété. Son rôle consiste à acheter cierges et benjoin pour le sanctuaire et à se procurer l’argent à cet effet en organisant la zrda 914 .

Les mz…ra-s sont visitées, ziyyara, pour des motifs variés : maladies des hommes, des animaux, stérilité, vœux divers, serments, contrats 915 . La contrepartie attendue par le w…l€ pour les services qu’il a rendus, sont les offrandes. Ces dernières peuvent être de simples offrandes, proportionnelles à la fortune et à la demande formulée, ou des zrda-s, c’est-à-dire « la destination et l’immolation d’un animal au ouali suivi d’un repas collectif appelé zerda » 916 . Les zrda-s peuvent être annuelles, mensuelles, ponctuelles (lié à un vœu précis), liées à une famille ou à une tribu. Généralement, la simple offrande résulte d’un vœu exhaussé de peu d’importance ou d’un vœu de femme ou d’un vœu de pauvre 917 . Pour les questions plus importantes, pour les plus aisés et pour les hommes, la réalisation du vœu donne lieu à une zrda qui est considérée comme un acte religieux 918 .

Les zrda-s ont lieu en principe au printemps ou à l’automne sur le tombeau du w…l€ 919 . Elles sont l’occasion de dépenses énormes 920 . Pour Demeerseman, le caractère social de ces manifestations prime sur les aspects religieux : « La plupart du temps on ne dit pas de prières on se contente de faire des festins homériques aux alentours du lieu saint, on égorge des moutons sur la tombe du marabout. Il y a en outre des danses et des fantasias. [...] Les zrda-s collectives sont de véritables foires et les Kroumirs y vont comme à une véritable fête. » 921 On retrouve les mêmes descriptions dans les fêtes données par les confréries. Nous ne savons pas si ce type de manifestations existe au Mašriq en dehors des confréries, mais il est attesté dans toute l’Afrique du Nord et plus particulièrement dans les montagnes. L’aspect festif est mis en avant par l’auteur et se présente en opposition avec la définition qu’un religieux catholique peut se faire, dans cette période, d’une fête religieuse. Dans les communautés nord africaines traditionnelles, la frontière entre l’espace du sacré et du profane, mais aussi du privé et du publique, ne peut répondre aux codes des sociétés européennes en cours de sécularisation.

Quand Demeerseman parle de foire, il faut aussi l’entendre au premier sens du terme i.e. celui d’un lieu commercial de vente et d’achat de biens. La différenciation entre les sphères de vie n’est pas identique, une fois encore, à celle de l’Europe.

Face à ces débordements, les lettrés tentent de réagir sans trop de succès 922 . Ils sont, d’après l’article, opposés à la promiscuité entre hommes et femmes dans un même lieu, argument que le père a déjà mis en avant. Cette répétition traduit-elle la réalité des préoccupations des lettrés ou bien peut-elle être comprise dans le sens qu’une ségrégation entre les sexes est une donnée islamique ? Il laisse entendre que cette séparation n’intervient pas dans la sociabilité kroumire avant un certain degré d’islamisation. il peut sembler curieux que les lettrés ne soient pas davantage heurtés par les atteintes dogmatiques qui sont toutes aussi évidentes et autrement infondées d’un point de vue théologiques que la présence de femmes non voilées.

La zrda n’est pas l’unique moment où les Kroumirs vont à la mz…ra. Ils leur arrivent d’y passer la nuit quand, faute de trouver une solution à un problème, ils espèrent que le w…l€ les guidera dans leurs rêves 923 .

À la fin de ce deuxième article, l’essentiel de la description de ces mz…ra-s kroumires est achevée. le troisième article est consacré à une analyse des croyances 924 .

Notes
879.

A. Demeerseman, « Le culte des “saints” en Kroumirie », p. 3.

880.

Ibid.

881.

Ibid., p. 4.

882.

Ibid.

883.

Ibid.

884.

La racine <‰ m ‘>, à la première forme verbale, signifie « rassembler, réunir, additionner, collectionner, compiler, etc. ».

885.

Ibid., p. 5.

886.

Ibid.

887.

Ibid.

888.

le voyageur bénéficie, le temps de son voyage, si ce dernier n’est pas un voyage d’agrément, d’une dispense et donc de la possibilité de rompre le jeûne, mais de rattraper les jours non jeûnés ou de compenser par une aumône. Le malade, la femme en état d’impureté rituelle ou après l’accouchement, les enfants et les vieillards sont aussi dispensés du rama£…n.

889.

Le fait de partager « le pain et le sel » est fondamental dans les rites de l’hospitalité chez les musulmans, il se créent alors des liens, en théorie, bien plus difficiles à rompre.

890.

Cf. A. Demeerseman, art. cit., p. 5.

891.

Il s’agit de la jurisprudence qui s’est constituée dans le monde musulman autour de 4 ma†hab-s ou rites : le malékite, le šafi’ite (privilégie l’i‰m…’), le Ÿanbalite (privilégie le Qur’…n et le —ad€ミ) et le hanafite (privilégie le ra’y). Au Maチrib l’école dominante est l’école malékite qui privilégie le —ad€ミ.

892.

Ibid., p. 6.

893.

La terminologie pour la désigner varie d’une zone à l’autre. au Mašriq on parle de ‘urf (de la racine <‘ r f >, « connaître, reconnaître », avec le ma’uf connu et reconnu par les gens), en Kabylie on parle de q…nŽn. cette coutume peut être écrite ou véhiculée par la mémoire des anciens.

894.

Cf. A. Demeerseman, art. cit., p. 6.

895.

Ibid.

896.

Ibid., p. 7.

897.

Ibid. ; ils considèrent qu’il ne faut ni les approuver, ni les critiquer.

898.

Ibid.

899.

Ibid.

900.

Ibid.

901.

Demeersman écrit « zerda ». Nous revenons plus bas sur la terminologie.

902.

A. Demeerseman, art. cit., p. 8.

903.

cette attitude se retrouve dans les rapports entre christianisme et paganisme.

904.

Ce terme désigne les gouverneurs de provinces dans l’Empire ottoman.

905.

Cf. A. Demeerseman, art. cit., p. 8sq.

906.

Ibid., p. 10.

907.

Demeerseman écrit « mzara ».

908.

Cf. A. Demeerseman, art. cit., p. 10.

909.

Ibid.

910.

Ibid., p. 11.

911.

Ibid., p. 14.

912.

Ibid., p. 15.

913.

Ibid., p. 16 ; p. 27sq : « Il est interdit de couper les branches de ces arbres, mais on peut enlever quelques fragments de l’écorce pour obtenir les guérison désirées. [...] les qualités de cet arbre antique portent naturellement ceux qui le vénèrent à se dire qu’il a été planté par un ouali, que ce ouali a prié à son ombre, qu’enfin il a peut-être demandé qu’il soit respecté (c’est en tout cas se qui explique la vénération pour les arbres des mzaras). »

914.

Ibid., p. 17.

915.

Ibid., p. 18-22.

916.

A. Demeerseman, « Le culte des “saints” en Kroumirie », ibla janvier 1939, p. 4.

917.

Ibid.

918.

Ibid., p. 12.

919.

Ibid., p. 15.

920.

Ibid., p. 16.

921.

Ibid., p. 17. Il existe aussi tout un temps du sacré, car 2 mois avant une zrda il convient de ne pas se marier (ibid., p. 16).

922.

Ibid., p. 19.

923.

Ibid., p. 20sq.

924.

A. Demeerseman, « Les croyances relatives aux “oualis” des mzaras en Kroumirie », ibla avril 1939, p. 3-39.