b. Des pratiques anté-islamiques

L’auteur a conscience de la difficulté à livrer des explications car il s’agit d’un univers très éloigné des mentalités européennes et qu’il considère ces pratiques comme « des vestiges d’antiques traditions éparpillées à travers une mémoire plus collective qu’individuelle » ce qui les rend plus difficiles à cerner 925 . Son problème est de savoir comment elles sont comprises par les contemporains. Demeerseman considère ces pratiques comme ne pouvant trouver de pendant en Europe, comme n’ayant jamais existées dans un monde chrétien et par conséquent caractéristiques de l’Afrique du Nord. La mission de l’intérieur entreprise dès le XVIIème siècle dans certaines régions et qui se poursuit au XIXème dans d’autres a induit, avec la réforme catholique, un modèle de prêtre coupé du peuple et des pratiques magiques.

Les lettrés ne se retrouvent pas plus dans ces manières de faire et leur dénient tout fondement islamique. Elles ne sont pour eux que le reflet du paganisme 926 . Pour Demeerseman, la question n’est pas aussi simple : « Il ne faudrait pas en conclure, pour autant, que l’on retrouve ce culte aujourd’hui dans sa primitive pureté car l’islam des confréries en a transformé, dans une mesure d’ailleurs difficile à définir, et les pratiques et les croyances » 927 . Ces coutumes seraient donc un alliage de « la religion des anciens Berbères » 928 et de l’islam des confréries, un « complexe islamico-berbère » 929 .

Quel regard portent les principaux intéressés ? Dans leur grande majorité ils se placent dans l’optique du strict respect des traditions 930 . Une minorité, des hommes en contact avec le milieu urbain, semble éprouver une certaine gêne quand elle expose ses coutumes aux lettrés 931 car elle a pris conscience de l’existence d’un certain paganisme.

l’intérêt de Demeersman se porte sur les croyances à la base de ces pratiques qu’il dénombre à trois : la niyya, la baraka et les ‰inn-s.

La niyya 932 est un concept très répandu mais très difficile à cerner et à définir avec précision. Demeersman parle d’intention, de foi confiance, on peut aussi y ajouter la naïveté, la pureté de l’intention. Le w…l€ a une relation particulière avec la niyya qui s’étend aux lieux qu’il a traversés 933 . la niyya peut aussi s’attacher à des objets sans rapport avec le w…l€. Dans ce cas, le Kroumir adresse sa niyya, son intention, à Dieu. « cette niyya, particulièrement efficace chez les Anciens, est, de l’aveu du peuple, en singulière régression. » 934 . À la base de la niyya se trouve la confiance aveugle, la remise complète de soi, sans quoi elle perd de son efficacité.

La baraka 935 est tout autant difficile à définir. demeerseman se tourne vers la religion primitive des Berbères : la baraka est le contraire des forces du mal et ce qui permet de s’en prémunir 936 . « En fait, tout le culte des mzaras kroumires a pour but d’obtenir la baraka ou d’éloigner le contraire de la baraka. » 937 La cosmologie de ce que l’auteur appelle les anciens berbères se résume, d’après l’article, à un monde manichéen où forces du bien et forces du mal se côtoient. Les premières sont à concilier et les secondes doivent être détournées, le tout grâce à la baraka qui elle même ne peut s’acquérir sans la niyya 938 . Dans ce monde paysan qu’est celui des Kroumirs, les récoltes et le bétails sont une des préoccupations majeures, d’où la nécessité d’attirer sur eux la baraka 939 . « La baraka des oualis se manifeste, affirment unanimement les Kroumirs, par des interventions miraculeuses fameuses qui justifient une fois pour toutes le culte qu’on lui rend et qui se transmet par la tradition .» 940 Les descendants ou prétendus tels des w…l€-s jouissent d’une attention particulière car on pense qu’ils ont conservés la baraka de leur aïeul 941 .

Il faut préciser que l’action du w…l€ est ambivalente, positive et négative. On peut ainsi l’invoquer pour qu’il accomplisse une vengeance quand on estime être lésé dans son bon droit. Les répercussions de telles invocations sont particulièrement redoutées. De même, qu’un manque de respect au w…l€ peut entraîner son courroux. Un autre mot peut désigner le w…l€, le ‰add, « le grand-père, l’ancêtre ». Des liens de filiations, réels ou imaginaires, sont ainsi établis.

Peut-on pour autant assimiler ces pratiques au concept de tribu maraboutique ? Demeerseman ne tranche pas 942 .

La multiplication des w…l€ engendre une « hiérarchisation » : « [...] les petites mzaras ne semblent intéresser que ceux qui vivent dans la périphérie » 943 . La proximité géographique avec la mz…ra est fondamentale, pensons-nous, pour la réalisation de petits vœux, pour les intercessions du quotidien. En revanche, il n’est pas rare que des paysans invoquent des w…l€-s dont la notoriété dépasse la région voir le pays. Certains dédient même toute leur niyya à tel ou tel saint connus 944 .

La baraka peut aussi se trouver chez les fous 945 , profondément respectés et craints en Afrique du Nord, mais aussi au Mašriq 946 . Par les dons qu’on lui fait, on sollicite sa baraka.

Mais le cœur de toutes ces croyances est pour l’auteur les ‰inn-s 947 . « Les Kroumirs ne semblent pas avoir une idée plus précise de l’objet du culte des arbres pas plus d’ailleurs que celui des sources, des rochers, etc. [...] Mais, ce culte des arbres, plus ou moins islamisé et mis en relation avec celui d’un saint réel ou fictif, ne laisse-t-il pas transparaître celui rendu au djinns ? » 948 Il est intéressant de noter que l’auteur ne stipule à aucun moment que ces êtres sont reconnus par la théologie musulmane.

La croyance en leur existence est attestée dans l’Arabie pré-islamique comme des esprits représentant les forces de la nature. Le Qur’…n atteste de leur existence et il est question d’eux dans de nombreuses sourates 949 et versets. Ils ont été crées par Dieu avant l’homme, pour adorer Dieu. Ils ont aussi leurs prophètes envoyés par Dieu et ils ont reçu par MuŸammad la prédication qur’…nique. comme pour les hommes, certains d’entre eux ont adhéré au message de l’islam, alors que d’autres sont restés infidèles. Ils sont tenus de croire au Qur’…n et seront jugés sur leur foi. Ils ont fait l’objet de la réflexion théologique et du fiqh 950 . Toutefois des philosophes comme Avicenne et les mu‘tazilites nient leur existence. D’autres conseillent de ne croire que ce qu’en dit le Qur’…n. Il n’en demeure pas moins très présents dans la vie du musulman du commun, voir aussi chez certains lettrés dans notre période.

La description de l’univers mental des « indigènes d’Afrique du Nord » met en évidence un univers peuplé d’esprits mauvais et bons pouvant se localiser dans les pierres, les arbres, les animaux 951 et pouvant même revêtir une apparence humaine. Demeerseman expose les théories relatives aux ‰inn-s en essayant de rester neutre 952 . Pour lui les ‰inn-s sont associés à nombre de pratiques en usage dans les mz…ra-s des Kroumirs : « Dans les mzaras les plus superficiellement islamisées la part des Djinns semble prépondérante. » 953 Il précise que les Kroumirs n’aiment parler de ces sujets 954 . Les ‰inn-s sont aussi présentés comme les serviteurs des w…l€-s, les intermédiaires par lesquels il dispense sa baraka ou sa vengeance 955 . Ils sont les gardiens des trésors dont la légende veut qu’ils se trouvent sous la mz…ra et auxquels on ne peut accéder que grâce à des incantations spéciales 956 . L’eau est le lieu d’élection par excellence des ‰inn-s d’où toutes les précautions à prendre avant d’approcher sources et ruisseaux 957 . Leur autre grande particularité est d’être considérés comme les causes de la stérilité et des maladies nerveuses. Les personnes qui se pensent concernées doivent aller à la mz…ra 958 .

demeerseman s’interroge pour savoir si des sacrifices sont accomplis sciemment à l’attention des ‰inn-s et où toute référence à l’islam serait proscrite 959 . « Ce qui est croyance courante c’est que les djins lèchent le sang quand il y a immolation, de même qu’ils mangent les parcelles de nourriture qui tombent par terre et qu’ils aspirent la fumée du benjoin... » 960

Dans sa conclusion, l’auteur reprend, à travers des exemples, son exposé et précise que les mz…ra-s peuvent, de par leur localisation, poser des problèmes aux colons 961 . ces derniers peuvent aussi être sollicités pour fournir des animaux à immoler 962 . Avec la présence coloniale, deux logiques de l’espace s’affrontent : celle européenne qui ne voit que la dimension économique et celle du peuple, dépossédé, pour qui la terre est aussi et avant tout un espace du sacré. Ces deux perceptions, Demeerseman n’en fait pas mention, il reste dans une approche pragmatique.

Le regard de l’auteur ne laisse à aucun moment transparaître d’ironie face à ces pratiques. Il garde une approche neutre où ne perce pas sa position de missionnaire catholique. il mène une véritable étude anthropologique et ethnologique dont les conclusions peuvent être bénéfiques au missionnaire qu’il reste. Ces articles permettent de relativiser l’imprégnation islamique des sociétés berbères et de souligner l’impact du paganisme. Demeerseman a-t-il pu alors penser que ce paganisme pouvait laisser espérer davantage de succès dans l’évangélisation ?

Notes
925.

Ibid., p. 3sq.

926.

Ibid., p. 4.

927.

Ibid., p. 6.

928.

Ibid.

929.

Ibid., p. 7.

930.

Ibid.

931.

Ibid.

932.

Ibid., p. 8-14.

933.

Ibid., p. 9.

934.

Ibid., p. 13.

935.

Ibid., p. 14-25.

936.

Ibid., p. 14.

937.

Ibid., p. 15.

938.

Ibid., p. 14sq.

939.

Ibid., p. 16sq.

940.

Ibid., p. 17.

941.

Ibid., p. 19.

942.

Ibid.

943.

Ibid., p. 21.

944.

Celui qui passe pour être le plus grand saint de l’islam est ‘Abd al-Q…dir al-¯il…ni (Bagdadien mort en 1166). Considéré comme le grand intercesseur de l’islam, il est invoqué à longueur de journées, notamment par les femmes en Afrique du Nord. Certaines personnes font, en son honneur, chaque année une ou plusieurs zrda-s.

945.

Cf. A. Demeerseman, art. cit., p. 21.

946.

Il existe différents mots pour désignés les fous. Le fou « porteur de baraka » est celui qu’on appelle au Maチrib le bahlŽl, « simple d’esprit » (déformation probable du mot buhlŽl, « bouffon, clown, pitre »), qu’il ne faut pas confondre avec le ma‰nŽn, littéralement possédés par un ou plusieurs ‰inn-s.

947.

Cf. A. Demeerseman, art. cit., p. 26-35.

948.

Ibid., p. 24sq.

949.

La sourate 72 porte leur nom.

950.

Certains traités de fiqh discutent des relations entre eux et les hommes sur des questions aussi diverses que le mariage, les contrats de vente ou d’achat.

951.

Cf. A. Demeerseman, art. cit., p. 26.

952.

Ibid., p. 26sq.

953.

Ibid., p. 27.

954.

Ibid.

955.

Ibid., p. 28.

956.

Ibid., p. 29.

957.

Ibid., p. 29-31.

958.

Ibid., p. 32sq.

959.

Ibid., p. 33.

960.

Ibid.

961.

Ibid., p. 38.

962.

Ibid., p. 39.