B. Les confréries : symbole de décadence

a. De la confrérie en générale...

d’une toute autre teneur est l’article paru dans le numéro de janvier 1928 d’ eti 963 .Nous sommes encore dans la période où les pères blancs écrivent beaucoup dans la revue et c’est sous ce pseudonyme que Giacobetti écrit cet article 964 .

L’auteur de l’article manie très fréquemment l’ironie dans son développement. Ce trait se trouve renforcé par l’application à des concepts musulmans d’une terminologie catholique qui renforce les paradoxes. Quant aux grands thèmes abordés ils se résument à l’analyse du ™Žfisme et aux aspects missionnaires, avec une attention particulière sur l’importance d’avoir de véritables spécialistes pour éviter tout engouement intempestif.

Qui sont ces « confrères » dont l’auteur souhaite traiter ? Il s’agit de « Nos “frères” musulmans qui se livrent à l’étude de “l’ascétique”, qui se dit chez eux tasououf – la doctrine des gens habillés de laine » 965 . il existe plusieurs étymologies pour ce terme de ta™awwuf : pour certains il s’apparente à ™Žf (laine), pour d’autres il faut y reconnaître le mot ™af… (la pureté). De même que pour de nombreux chrétiens, c’est la tenue de laine (™Žf) des ascètes chrétiens qui a inspiré les ™Žf€-s. Ces différentes théories sur les origines du mot ta™awwuf permettent de donner une première indication sur les interprétations possibles du phénomène.

L’auteur de l’article a recours aux guillemets tout au long de son texte. Quel sens donner à ces signes de ponctuation ? Si Yacoub, par l’emploi de ces signes, entend-il dénier aux utilisateurs d’un certain vocabulaire religieux tout droit à se l’approprier ? ne partage-t-il pas les vues des musulmans sur le recours à cette terminologie ? Ou veut-il plus simplement attirer l’attention sur la difficulté de traduire des termes dont la similitude pourrait prêter à confusion ?

Il précise, qu’il n’entend pas présenter de discours construit mais évoquer des souvenirs. Il demande donc l’indulgence des « “vénérables confrères” qui sont plus que nous, habitants du désert, habitués à la synthèse et à l’analyse » 966 . Cette coquetterie a pour but, cela est confirmé tout au long de l’article, de rappeler que ce sont bien eux les hommes de terrain et non les savants de bibliothèque, à l’approche livresque de réalités lointaines, qui sont les mieux informés. Il s’agit là d’un leitmotiv chez les pères blancs : ils sont les vrais spécialistes de ces questions et entendent, de ce fait, être seuls habilités à donner des analyses et à préparer des stratégies. Mais les intellectuels de bureau visés ne sont pas cités.

le côté ironique du texte apparaît notamment quand certaines formules sont livrées sans explication : « [...] il faut savoir que le cheîkh doit posséder vingt-quatre qualités ni plus ni moins. Avis à ceux qui veulent être fondateurs d’ordre ! [...] Parmi ces qualités l’une des plus importantes est celle d’avoir plusieurs yeux [...] pour voir tous les disciples. Il doit ressembler – sauf votre respect 967  – me disait un possesseur de “baraka”, il y a huit jours, il doit ressembler à un... tamis et avoir autant d’yeux que celui-ci n’a de trous. » 968 L’auteur procède par amalgame. Sa présentation semble confondre le fondateur d’une confrérie avec ses successeurs qui doivent assurer la continuité. Le successeur doit être désigné par son prédécesseur (le fondateur ou le dernier titulaire) qui peut soit être de sa parenté ou non, mais qui doit posséder un certain nombre de qualités. Ces qualités n’interviennent pas pour fonder une confrérie, les critères sont très variables d’une confrérie à l’autre, d’où la curiosité que constitue pour nous la mention des vingt-quatre qualités. Chaque confrérie a son histoire, ses spécificités spirituelles. De même que l’expression avoir plusieurs yeux doit se comprendre dans un sens métaphorique qui est exclu dans la mesure où il est précisé que ces yeux sont faits pour voir tous les disciples. Indirectement, c’est des qualités surnaturelles attribuées aux šay¢-s dont l’auteur entend se moquer. Quant à la comparaison avec le tamis, elle ne peut se comprendre que replacée dans le contexte d’une société rurale et de la nécessité du recours à la métaphore, caractéristique de la tournure d’esprit paysanne. Le choix du vocabulaire pour expliciter des termes techniques fait apparaître une influence chrétienne. Il assimile le šay¢ à un « “chef d’ordre” », parle de la « “règle” » d’une confrérie, du « “Directoire des Supérieurs” » 969 . Cette transposition de terminologie, si elle a le mérite de rendre accessible à un public de non initiés certaines notions, n’en reste pas moins fausse. de plus cette méthode peut induire des comparaisons et l’incompréhension ne peut qu’en résulter. Le parallèle dans le vocabulaire se poursuit quand il évoque « la confession, les vœux, le novice, la coulpe » 970 . Les notions ne peuvent qu’être autre même si de l’extérieur elles peuvent se prêter à un certain parallélisme.

Plus loin 971 , sous la forme de l’anecdote, il décrit la manière de « faire » des šay¢-s 972 . Cette manière de procéder au choix des fondateurs de confréries n’est guère édifiante : le bon sens et le profit sont les deux critères de sélection.

Si Yacoub, conforté par la déclaration d’un « confrère », fait de la pratique de la « confession » dans les confréries un emprunt fait au christianisme. Or, la similitude est une fois de plus qu’extérieure : la confession ne se résume pas dans le catholicisme à l’exposé publique de ses fautes et à l’accomplissement de pénitences, la disposition mentale du repentir, la demande du pardon sont fondamentales. Pour la cérémonie des « vœux » telle qu’elle est décrite 973 , c’est à un abandon totale au šay¢ qu’elle conduit. l’auteur clôt la séquence par ce commentaire ironique : « Que sont à côté de ces vœux, ceux des religieux chrétiens ! » 974

Il se lance ensuite dans le problème de l’existence des confréries : l’islam n’admet pas le monachisme « c’est un principe fondamental de cette religion qui, tout en imitant la nôtre, se vante d’être indépendante [...] “la rahbanîa fil-islâm” 975 c’est reconnu de tous » 976 . Le paradoxe semble être total : ils pratiquent ce qu’ils condamnent. Il tente une explication en rappelant que MuŸammad vénérait les moines et que le Qur’…n en dit le plus grand bien car ils ne sont pas orgueilleux 977 . Pour l’auteur la deuxième explication du maintien de l’existence des confréries est à rechercher chez quelques un des premiers disciples du prophète de l’islam qui ont suivi cette voie en imitation des moines. Cependant « Il fallait réagir, d’où le principe énoncé plus haut : “pas de monachisme en islam”. Cela mettait tout musulman à l’aise et lui permettait par cette autre parole attribuée de même à Mahomet d’associer deux choses contraires : “Mon bonheur je le place dans les femmes et les parfums, et mon plaisir, dans la prière.” » 978 c’est le Ÿad€ミ par excellence que l’on retrouve sous la plume de tous les missionnaires. Il entend démontrer l’attrait que peut exercer une telle religion, le caractère non surnaturel de l’islam, la dépravation de son prophète et l’immoralité de ses fidèles. Massignon est septique quant à l’authenticité de ce Ÿad€ミ : « Les récits traditionnels sur le luxe de sa “cour”, sa “mollesse” et celle de ses compagnons, mis en avant récemment par Goldziher et Lammens, sont pittoresques pour nous, mais ils ont d’abord été les arguments polémiques plus que suspects : utilisés, et probablement inventés par cette lâche école de moŸaddithoûn de la fin du IIème siècle de l’hégire [...] : école uniquement préoccupée de trouver des antécédents apostoliques aux licences somptuaires : soieries, bijoux, henné, khol et parfums, des gouverneurs et vizirs débauchés aux crochets desquels elle vivait. » 979

Ce Ÿad€ミ dans le contexte de l’article explique la dualité de l’ascétisme musulman du point de vue du rédacteur. pour Si Yacoub, le modèle de la sainteté est le prophète avec sa conception « si bien adaptée (sic) à la nature arabe » 980 . Le premier élément de cette dualité est la volupté à laquelle ils ne peuvent résister. L’autre versant est constitué par les théories ascétiques « que ne renieraient pas le meilleur des auteurs ascétiques » 981 . Il donne pour preuve de l’attrait que peuvent exercer ces textes, l’émerveillement d’un jeune novice trappiste à leur écoute 982 . La mise en garde contre la séduction de tels écrits sur des néophytes est implicite dans le choix de cet exemple. Et à la fin de l’article de manière cette fois explicite il précise sa pensée : « La précaution familière à l’auteur, qui ne la mentionne pas, tant elle est pour lui naturelle, doit néanmoins retenir l’attention de quiconque est encore peu familiarisé avec l’interprétation des doctrines et des livres musulmans, selon l’esprit de l’Islam. » 983 La nécessité de faire appel à des spécialistes et le danger de ne pas l’être dans de telles matières sont réaffirmés. Mais, la supériorité de l’ascèse chrétienne ne doit pas faire de doute et les musulmans le reconnaissent aussi 984 .

La conclusion de l’article est d’esprit missionnaire : les discussions religieuses sont un moyen de prédication efficace 985 . Il expose ensuite sa technique d’apostolat : « 1. de leur laisser croire que nous entendons comme eux, dans son esprit musulman, la doctrine des soufis ; 2. de les laisser sous l’impression que l’Islam, par son ascèse, mène à la sainteté et n’a rien à envier au christianisme, ni, au besoin, de lui en emprunter. » 986 Il demande de partir de leur culture et d’y puiser les éléments pour les rendre meilleurs 987 . Il faut être des exemples et donner aux musulmans l’impression d’être supérieur à leurs šay¢-s. Sa démarche n’est pas ouvertement apologétique et il refuse volontairement l’affrontement. Alors qu’il est très critique vis-à-vis des confréries, il admet dans le même temps qu’à partir d’éléments puisés dans leur tradition il est possible de rendre les musulmans meilleurs.

l’analyse de Focà est, elle, plus critique car à travers l’islam des confréries, que chrétiens et musulmans « orthodoxes » 988 , s’accordent à décrier, c’est l’islam que le père Focà 989 vise indirectement.

Notes
963.

Si Yacoub, « Entre “ confrères” », eti janvier 1928, p. 17-23.

964.

AJV, RPO 113a dos. 4, lettre du 5.02.1941 de Giacobetti au R.P. Directeur de la « En Terre d’Islam » : « Dans la première série de la revue j’ai donné quelques articles sous le nom de Yacoub. »

Il exprime son point de vue sans avoir recours à un pseudonyme dans d’autres articles notamment dans « Marabouts et Khouans », in Compte rendu de la 4 ème semaine de missiologie de Louvain 1926, p. 243-257 et dans un document trouvé aux archives des jésuites de Vanves, à la côte RPO 115 dos. 11, « L’expansion missionnaire musulmane », qui semble un brouillon du texte publié pour le compte rendu de la semaine de missiologie de 1926, contenant des chiffres non insérés dans l’article définitif. Ils indiquent le nombre d’affiliés aux confréries en Algérie qu’il estime à un million et à 7 millions de francs les offrandes annuellement versées en Algérie, il précise que ce chiffre peut être doublé. Comme toujours dans sa démarche il se réfère à des exemples qu’il veut précis : « Cette année nous connaissons un chef qui dans sa tournée seulement a ramassé un million en argent et en cheptel. »

965.

Si Yacoub, art. cit., p. 17.

966.

Ibid.

967.

Cette expression est une formule de politesse très usitée pour marquer le respect que l’on porte à un interlocuteur. Cette marque de déférence est spécifique des dialectes nord africains.

968.

Si Yacoub, art. cit., p. 17.

969.

Ibid.

970.

Si Yacoub, art. cit., p. 18sq.

971.

Ibid., p. 18.

972.

Ibid. ; p. 18 : « Un cheîkh, me contait mon interlocuteur, avait remis à chacun de ses cinq disciples, sept dattes, afin d’éprouver leur caractère. Au bout d’un an, il les revit au sortir d’une retraite qu’il leur avait imposée. Sidi Cheîkh était l’un d’entre ces élus. Il montra à son maître non trois talents comme le raconte l’Evangile, mais trois dattes. “Toi dit le cheîkh, tu es un homme sobre, tu habiteras le Sahara”. Un autre dont le nom m’échappe avait tout mangé. “Tu es un homme vorace ; il te faut un pays qui puisse te nourrir” ; il lui désigna le pays d’Angad, Oudja [...] Un troisième, c’était Sidi Aïssa, lui rapporta sept dattes. “Tu as dû te nourrir de poissons. Tu auras le privilège de prendre des poissons sans danger pour ta santé”. Et depuis les membres de la confréries des Aïssaouas peuvent, tout le monde le sait, manier et même avaler des serpents ; c’est un don qu’ils tiennent de la bénédiction du fameux cheîkh ? »

973.

Ibid., p. 19.

974.

Ibid.,

975.

« Pas de monachisme en islam ».

Dans Essai sur les origines techniques de la mystique musulmane, Paris, Vrin, 1954 (1ère éd. 1922), Massignon traite, de la page 144 à la page 152, de ce Ÿad€ミ et s’interroge pour savoir si la vocation monastique est réprouvée dans l’islam. Pour Massignon, ce Ÿad€ミ est postérieur au second siècle de l’hégire et précise qu’« aucun islamologue averti n’a défendu l’authenticité stricte » de ce texte, (ibid., p. 146). Il expose le verset qur’…nique d’où est supposé partir l’interprétation d’interdiction du monachisme en islam, LVII, 27 « unanimement interprété dans un sens permissif et laudatif, par les exégètes des trois premiers siècles de l’islam, avant que certaines interprétations tendancieuses, bien légèrement acceptée par l’orientalisme contemporain, n’en tire une confirmation du fameux Ÿadîth péjoratif et interdictif [...] », (ibid., p. 148). Il présente l’exégèse primitive qu’en font deux penseurs musulmans qui en déduisent que le monachisme est une œuvre pie, pour l’un le monachisme est canonique pour l’autre surérogatoire. C’est avec un autre penseur, que l’on arrive, par un découpage différent du texte qur’…nique, à faire de la vie monastique une innovation répréhensible, « La plupart des tafsîr modernes suivent Zamakhsharî, même les mystiques [...] », (ibid., p. 151sq).

976.

Si Yacoub, art. cit., p. 19.

977.

Dans la troisième partie nous expliquons comment on peut comprendre ce verset dans sa totalité et dans son contexte qui permet de relativiser la vision que l’on attribue généralement à ces propos.

978.

Si Yacoub, art. cit., p. 19.

979.

L. Massignon, op. cit., p. 143sq.

980.

Si Yacoub, art. cit., p. 20.

981.

Ibid.

982.

Ibid.

983.

Ibid., p. 23.

984.

Ibid., p. 21.

985.

Ibid., p. 22.

986.

Ibid., p. 23.

987.

Ibid., p. 22.

988.

L’explication du recours aux guillemets se trouvent à la p. 230.

989.

Cf. R. Foca, « Orthodoxie et confréries en islam », eti mai-juin 1935, p. 166-171.