b. ...et de la Ti‰…niyya en particulier

Sa description de la confrérie des Ti‰…niyya 990 est telle, qu’elle apparaît comme une excroissance, une exacerbation de l’islam « officiel ». Il traite en fait des aspects les plus critiques, du point de vue des missionnaires catholiques, des confréries et entend démontrer comment ils se retrouvent dans l’islam « officiel ». Son article s’avère un réquisitoire contre l’islam « orthodoxe » bien plus qu’une simple critique des confréries. À l’occasion de son article le père Focà expose les grandes lignes de la pensée islamique telles qu’un missionnaire de son époque les perçoit.

Il écrit que les « théories soufies dites “mystiques” » sont des « reliques ou amalgames de doctrines étrangères, juives, chrétiennes ou purement humaine » 991 . Cette explication est classique comme nous avons pu le constater chez les missionnaires catholiques.

Il poursuit en indiquant que les « congrégations » sont pour le peuple « un moyen empirique de salut, une “voie” pratique et facile pour s’assurer le ciel » 992 . Il précise : « Aujourd’hui, en pénétrant dans une z…wiyya, même des plus fameuses, on n’a guère l’impression d’entrer au temple de la vertu, de la science ou du travail. Les formules de prières effleurent encore les lèvres, le chapelet est dans presque toutes les mains, mais cela semble machinal et sans vie. Les maîtres de céans veulent tous être des hadjs, des chérifs, des saints en série ; ils réussissent à grouper autour d’eux d’innombrables adeptes, gagnés par le prestige héréditaire qui les fait dépositaires de toutes les bénédictions et de forts dangereux pouvoirs. » 993 On connaît la position de l’auteur sur la prière musulmane et il n’est pas surprenant qu’il analyse la prière des confréries sous cet angle.

Son jugement sur les dirigeants souligne la soif de pouvoir et l’égocentrisme que leurs attribuent généralement les missionnaires : « Les maîtres de céans veulent tous être des hadjs, des chérifs, des saints en série. ». Ces trois mots recouvrent trois réalités bien différentes. Le Ÿa‰‰ est celui qui accompli le pèlerinage à la Mecque, les šar€f-s sont les descendants du prophète et les saints sont des personnes pieuses à la vie édifiante, vénérés de leur vivant ou après leur mort et qui servent d’intercesseurs : autant de personnages charismatiques au sein des sociétés musulmanes.

Mais, selon Focà, leur aura est en perte de vitesse car les confréries voient leur pouvoir attractif diminuer par le contact avec l’occident et surtout grâce à l’action d’Ibn Sa‘Žd 994 . Or, le contrôle de la péninsule arabique par ce dernier ne date que des années 1920 et les mentalités religieuses ne peuvent évoluer en 15 ans.

Le discours de Focà insiste aussi sur toutes les déviations des confréries dont les origines sont à rechercher dans l’islam orthodoxe : l’islam confrérique n’est, à ses yeux, qu’un avatar de l’islam orthodoxe. Ainsi la Ti‰…niyya considère ses membres comme supérieurs à tous les autres musulmans 995 . Or, rappelle Focà, les musulmans orthodoxes « affectent une grande égalité entre tous les fidèles, bien qu’ils se croient très supérieurs à quiconque ne partagent point leur foi. » 996 . Réponse globalisante qui voit en l’islam un bloc monolithique.

Les membres de la Ti‰…niyya sont assurés de gagner le paradis 997 . « L’orthodoxie frémit et oppose le verset du Coran (LIII, 40) affirmant que l’homme n’aura que ce qu’il mérite. En vérité ce verset est bien flou et ne s’accommode que vaguement avec la théorie officielle, fondée elle-même sur les bases les plus sûres : “une bonne action comptera pour dix ; et une mauvaise pour une” (VI, 161). » 998 Les fondements des extrapolations des confréries se trouvent dans le Qur’…n : les principes décriés y sont, la logique est similaire pour le père blanc.

La troisième affirmation de la confrérie est tout autant problématique car elle pose comme axiome que le membre de la confrérie ne doit craindre personne et même pas Dieu. L’orthodoxie, selon Focà, « a doté Dieu d’un pouvoir arbitraire et capricieux ». Par conséquence le mal n’existe pas en soi car tout dépend de Dieu. L’auteur présente, d’une manière sommaire, l’une des positions théologiques relatives à la toute puissance de Dieu, et non pas l’unique possible. C’est au Ier et IIème siècle de hégire que naît la théologie musulmane. Elle n’est pas encore structurée en écoles mais entend répondre aux premières interrogations métaphysiques. L’un des problèmes majeurs est celui de l’origine de l’acte humain à partir duquel deux solutions sont envisageables. L’une d’elle préconise le pouvoir contraignant de Dieu : Dieu étant tout-puissant, il est à l’origine de tout, du bien comme du mal. Il faut attendre ‘Aš’ar€ (873-935) pour avoir un raisonnement complet dont nous isolons que ce qui nous intéresse dans le cas présent. En effet, si Dieu est libre de faire ce qu’il veut, il a dans le Qur’…n ordonné le bien et défendu le mal, promis le paradis au fidèle et l’enfer à l’impie 999 . Certains voient dans ce courrant l’explication du fatalisme musulman, de la soumission totale de l’homme à Dieu, de l’inutilité des œuvres... Or, il ne s’agit que d’une opinion (discutée) d’école.

Les membres des confréries n’ont donc rien à craindre et sont, de plus, assurés du salut éternel. La critique de l’islam « orthodoxe » intervient : « Mais les orthodoxes ne croient-ils pas eux-mêmes que quiconque a fait profession de l’Islam aura un jour les délices du paradis, même s’il est mort sans repentir après avoir commis toutes sortes de péchés ? » 1000 Il suffit pour cela de réciter la šah…da, de faire le rama£…n et de faire les ablutions 1001 . La différence selon lui entre la sotériologie orthodoxe et celle des confréries est que la première fait intervenir ce qu’il appelle « “le bon plaisir de Dieu” », qui s’apparente à l’arbitraire le plus total, alors que l’autre garantit le salut à ses membres. Le père blanc donne une fois de plus une des positions dogmatiques possibles qui n’est plus généralement admise au XXème comme en atteste les positions de ‘Abduh pour qui les œuvres sont fondamentales.

Focà passe ensuite aux invocations particulières à chaque confrérie dans lesquelles intervient la répétition de formules spécifiques. Focà met en relief l’aspect mécanique car répétitif de ces prières. Il s’agit du †ikr qui est l’exercice principal des confréries 1002 . Gardet en donne une définition dans son article de l’ ei  : « Donc : l’acte de faire souvenir, puis la mention orale du souvenir, spécialement la répétition inlassable d’une oraison jaculatoire, enfin la technique même de cette mention. » 1003 Le †ikr se prononce à voix haute ou dans son fort intérieur, seul ou en groupe. Il s’accompagne toujours d’une préparation par une vie ascétique de renoncement et de méditations. Un guide spirituel, le šay¢ de la confrérie dirige les frères, en groupe pour les séances collectives, et individuellement pour les disciples solitaires et même les autres. La formule récitée par les frères varie selon les confréries et les degrés d’initiation. Les techniques de †ikr ont évolué dans le temps comme le regard porté sur les confréries.

Ces pratiques dévotes sont critiquées par l’islam orthodoxe. Ce dernier, toujours d’après Focà, est particulièrement heurté par la place que les disciples accordent au šay¢ 1004 . Le šay¢ des Ti‰…niyya se considèrerait comme le sceau des prophètes, titre qui est réservé au fondateur de l’islam. Le dernier élément critique de cette confrérie porte sur les relents de š€‘isme qui s’y trouvent 1005 .

Il termine par une considération générale sur la mystique musulmane, rappelant que MuŸammad y a toujours été hostile et que les expériences faites en ce sens en marge de l’islam ne sont qu’illusions. Focà n’opère aucune distinction entre la mystique et les confréries.

Il faut savoir que cette thématique de l’islam populaire n’est pas seulement à l’honneur dans les milieux européens, le débat est très vif dans le monde musulman. L’historiographie considère que, depuis l’apparition du mouvement réformiste, les confréries sont l’objet de l’opprobre générale des musulmans. Nous tenons à nuancer cette vision tout en admettant que certains milieux musulmans y souscrivent sans hésitation. Le problème part, selon nous, de l’utilisation abusive car jamais définie, d’islam « orthodoxe et officiel ».

Pourquoi avons-nous mis orthodoxe et officiel entre guillemets ? La raison est simple : cela ne correspond à aucune réalité. Au-delà de l’axiome bien connu qui rejette l’existence en islam d’une orthodoxie ou d’une représentation officielle, c’est un autre point que nous souhaitons soulever. Ce ne sont pas les musulmans orthodoxes qui pourfendent les confréries mais les réformistes depuis la fin du XIXème et les wahh…bites depuis le XVIIIème. Au XIXème siècle, et selon nous pendant le premier XXème siècle, la proximité entre azharistes et ™Žfisme est très grande 1006 . Ces contacts qui n’ont rien d’exceptionnels pour la culture de la majorité des lettrés de la période. Dans les années 1920 encore, un homme comme al-Bann… a été membre d’une confrérie et n’a jamais, officiellement, renoncé à ce choix.

La critique des confréries est circonscrite à quelques milieux : les occidentalisés, les réformistes et les wahh…bites. Elle ne touche pas l’enseignement traditionnel alors majoritaire, et surtout pas les populations. Quant aux wahh…bites doit-on rappeler que dans le premier XXème ils ont été condamnés pour hérésie 1007  ? Il faut attendre l’entre-deux-guerres pour voir Ri£… se convertir à leurs idées et se mettre à les défendre 1008 . Les wahh…bites n’ont alors ni le poids, ni le statut que leur donne le pétrole et la géopolitique de l’après la seconde guerre mondiale.

Or, dans tous les articles, des missionnaires mais aussi des savants occidentaux, expliquent que les confréries sont condamnées par l’islam officiel et par les orthodoxes. Cette version est reprise jusqu’à nos jours sans que l’on se soit interrogé pour savoir qui se trouve derrière cet islam qualifié d’officiel et d’orthodoxe. Les musulmans d’aujourd’hui condamnent ces bid‘a-s (innovations) et pensent se situer dans la lignée du véritable islam qui, de tout temps, les aurait réprouvées. Il s’agit en fait d’une reconstruction du passé de la culture religieuse qui ne peut résister une fois confrontée à la réalité historique.

Paradoxalement, les uns et les autres se sont servis de ce discours pour des raisons différentes. La critique occidentale des confréries, qu’elle soit religieuse ou laïque, a pour but de démontrer la déchéance de l’islam. En revanche, la critique des réformistes et des wahh…bites vise l’objectif l’inverse : démontrer qu’il ne s’agit pas là du véritable islam et que ces pratiques furent de tout temps combattues par l’islam orthodoxe. Islam dont chacun donne sa définition qui exclut, de facto, celle des autres.

Pour notre période d’étude, l’islam officiel, orthodoxe, ne peut pas, dans sa totalité, être considéré comme un détracteur des confréries. Dans l’entre-deux-guerres l’islam officiel et orthodoxe se trouve au cœur des mosquées universités dont l’une des plus prestigieuses se trouve être al-Azhar 1009 . Or, dans cette université, il nous semble peu probable que les confréries soient critiquées avec autant de véhémence que chez les réformistes. Réformistes, faut-il le rappeler, qui ne sont pas encore majoritaires dans cette institution hostile aux changements 1010 . Il est donc excessif, selon nous, d’affirmer que l’islam officiel et orthodoxe condamne dans cette période les confréries. Seule une minorité les critique. Certes, leurs « débordements » sont mis à l’index par tous les lettrés musulmans, mais leur fondement n’est pas pour autant renié par tous les musulmans.

Les articles sur l’islam populaire sont nombreux et nous en avons présenté deux exemples typiques. Celui de Demeerseman donne une approche ethnologique, locale et celui de Focà s’attache à décrire une grande confrérie. En général des études comme celle de Demeerseman ne sont pas courantes car elles nécessitent une maîtrise parfaite du dialecte et une proximité avec les populations. Elles sont peu pratiquées par les missionnaires dont l’intérêt se porte sur les grandes confréries. On l’aura compris, les manifestations des z…wiyya-s sont certes l’expression de cultes ancestraux mais aussi la forme d’adaptation que l’islam peut prendre dans des régions peu urbanisées. ce phénomène se retrouve dans toutes les zones musulmanes y compris asiatiques. Les grandes confréries sont présentes dans tout le monde islamique 1011 avec toutefois une prépondérance dans la partie « arabe » d’où sont originaires les principaux fondateurs 1012 . Il ne faut pas oublier le domaine négro-africain et sahélien où l’islam confrérique est aussi une des formes dominantes de la spiritualité 1013 . Ce sont souvent les aspects les plus spectaculaires des confréries qui sont privilégiés 1014 .

Si les confréries suscitent un intérêt certain, la mystique musulmane est l’autre grand thème de la période. Nous l’avons vu, pour Focà, elle n’existe pas indépendamment des confréries. Cette vision n’est pas partagée par tous et les débats révèlent une grande complexité dans l’appréhension de ce phénomène, qui renvoie à des questions internes au catholicisme.

Notes
990.

AbŽ l-’Abb…s AŸad b. MuŸammad b. al-Mu¢t…r b. S…lim al-Ti‰‰…ni (1737-1815) est le fondateur de la Ti‰…niyya (en orthographe nord africaine « Tidjaniyya »). Il a étudié dans les plus grands centres religieux et notamment au Caire où il s’affilie à la ¼alw…tiyya et fonde une branche nouvelle la Ti‰…niyya. Il repart au Maチrib où son ordre se répand. Il faut attendre le début du XXème pour voir une extension en Orient.

991.

R. Foca, « Orthodoxie et confréries en islam », p. 166.

992.

Ibid.

993.

Ibid.

994.

Ibid., p. 167.

995.

Ibid.

996.

Ibid.

997.

Ibid., p. 168.

998.

Ibid.

999.

Il est évident que les choses sont bien plus complexes dans la théorie de ‘Aš’ar€, qu’il fait intervenir de très nombreuses variables et qu’il crée de nouveaux concepts qu’il ne nous appartient pas ici de développer. Notre objectif est de montrer la pluralité des positions dogmatiques afin de rendre la réalité d’un islam multiple.

1000.

Ibid.

1001.

Ibid., p. 169.

1002.

L. Gardet, « La mention du nom divin (dhikr) dans la mystique musulmane », Revue Thomiste 3, 1952, p. 642-679 et 1, 1953, p. 197-216. C’est à Louis gardet que l’on doit aussi l’article « Dhikr » de l’ ei II, p. 230-233.

1003.

L. Gardet, « Dhikr », p. 230.

1004.

Cf. R. Foca, art. cit., p. 170.

1005.

Ibid.

1006.

Il ne faut pas oublier que les plus grands penseurs musulmans du XIXème siècle avant de décrier, pour certains, le ™Žfisme ont été affiliés à une confrérie.

1007.

Cf. G. Delanoue, op. cit., n. 12, p. 101.

1008.

Ibn Sa‘Žd organise en juin 1926 un congrès du monde musulman afin d’apaiser les craintes suscitées par sa conquête des villes saintes et sa politique de destruction des mausolées des saints musulmans. Ce congrès, sans décision capitale pour l’avenir du monde islamique, est un succès diplomatique et religieux pour Ibn Sa’Žd car le wahh…bisme est reconnu officiellement par le monde sunnite.

1009.

Une étude de la production des professeurs de l’université dans l’entre-deux-guerres serait éclairante afin de déterminer si la rupture avec le peuple est consommée. Notre sentiment, est que si rupture il y a, elle se place dans l’après seconde guerre mondiale et pas avant.

1010.

À la fin des années 1920, al-Mar…チ€ et ŠaltŽt sont écartés car jugés trop réformateurs.

1011.

On se reportera avec intérêt à la quatrième partie de l’ouvrage d’A. POPOVIC, G. VEINSTEIN, (éd.), Les voies d’Allah. Les ordres mystiques dans le monde musulman des origines à aujourd’hui, Paris, Fayard, 1996 (« Les ordres dans l’espace », p. 244-261).

1012.

Ibid. ; voir la cinquième partie, p. 451-518.

1013.

Cf. J.-L. TRIAUD, « L’Afrique occidentale et centrale », in A. POPOVIC, G. VEINSTEIN, (éd.), op. cit., p. 415-427 ; N. GRANDIN, « Le nord-est et l’est de l’Afrique », in A. POPOVIC,G. VEINSTEIN, (éd.), op. cit., p. 428-447.

1014.

Les derviches sont l’objet de nombreux articles. Deux d’entre eux sont publiés dans eti mais ils ne sont pas l’œuvres de religieux, M. Dubouloz-Laffin, « Derviches hurleurs », eti 3ème trimestre 1943, p. 145-158, « Aperçus sur la vie et la doctrine des derviches tourneurs », eti 1er trimestre 1945, p. 37-56. L’approche est descriptive, s’attarde sur les aspects sensationnels mais ne porte pas de jugement.