b. Études de cas

Mise au point d’une solution moyenne

Le dictionnaire de théologie catholique, dans l’entre-deux-guerres, donne pour la mystique la définition suivante : « En définitive nous considérons comme mystique tout fait psychologique dans lequel l’homme peut atteindre directement et immédiatement Dieu que ce soit par un effort personnel d’intelligence ou d’amour qui vous élèverait jusqu’à lui [...] ou, au contraire, que ce soit par une condescendance de Dieu, qui s’abaisse vers nous... » 1019 Cette définition est proche de celle retenue par Maritain dans Les degrés du savoir  : « Nous entendrons ici par le mot “expérience mystique” que cela soit convenu une fois pour toutes, non pas un sens plus ou moins vague (extensible à toutes sortes de faits plus ou moins mystérieux ou préternaturel, ou même à la simple religiosité) mais au sens de connaissance expérimentale des profondeurs de Dieu ou de passion des choses divines, menant l’âme, par suite d’états et de transformation, jusqu’à éprouver au fond d’elle-même le toucher de la déité... » 1020 . La définition proposée par Maritain est donc très précise et exclusive dans le même temps. Quelques années plus tard dans « L’expérience mystique naturelle et le vide » sa position a changé : « J’entendrai en général par “expérience mystique” une expérience fruitive de l’absolu. » 1021 On peut saisir toute la difficulté que pose la définition de ce mot et voir une nette évolution entre le début des années 1930 et la fin des années 1930 dans la pensée de Maritain. L’évolution sémantique se produit en moins d’une décennie. Cependant, d’autres avant lui ont initié cette évolution.

Une fois établie une définition de la mystique, se pose un deuxième problème celui de la distinction entre mystique naturelle et surnaturelle 1022 . Dans la mystique naturelle l’expérience spirituelle est étrangère à la grâce du Christ, elle ne peut donc être qualifiée, du point de vue catholique, de mystique à proprement parler. La mystique surnaturelle est celle qui permet une union avec Dieu, œuvre de la grâce. Garrigou-Lagrange établit les mêmes termes de validité 1023 .

La question est alors de savoir s’il peut exister hors de l’Église une mystique surnaturelle. Nous avons vu que Maréchal donne une réponse positive. C’est avec Élisée de la Nativité, que nous entrons directement dans le débat sur l’authenticité de la mystique musulmane comme mystique surnaturelle 1024 . Il expose dans « L’expérience mystique d’Ibn ‘Arabî 1025 est-elle surnaturelle ? » les conditions requises pour une authentique expérience mystique. Elles sont au nombre de deux : démontrer que l’on est un fils de l’Église et avoir atteint « une certaine élévation permettant un contact direct avec Dieu » 1026 . Pour faire partie de l’Église il faut un acte de foi et avoir la foi dans le Christ Rédempteur 1027 . C’est, bien sûr, le cas pour les chrétiens mais aussi pour ceux qui ont « la conviction que Dieu dans sa miséricorde a pourvu d’une manière quelconque au salut du genre humain » 1028 , c’est la foi implicite, la croyance en un Dieu rémunérateur. Il faut, une fois cette appartenance confirmée, l’intervention de la grâce. Pour Élisée de la Nativité Ibn ‘Arab€ « a pu être réellement fils de l’Église catholique » 1029 et il « est venu au monde en des circonstances particulièrement heureuses pour le développement de la grâce divine » 1030 . Élisée de la Nativité en conclut que « Dans sa doctrine comme dans sa vie, rien de nous permet de déclarer que sa mystique n’est pas surnaturelle. » 1031 . Si Garrigou-Lagrange reprend le même raisonnement, il aboutit à la conclusion inverse 1032 .

Une fois l’appareil théorique exposé il suffit de confronter le modèle construit à partir de l’expérience des saints mystiques du catholicisme avec des mystiques « du dehors ». La dernière étape de l’analyse est de déterminer s’il s’agit bien de mystiques. Au niveau de la conclusion, on quitte la théologie. En effet du point de vue dogmatique l’existence de telles mystiques ne peut être rejetée. L’Église n’a pas donné de définition exacte à cette question, pas plus qu’à celle du salut des infidèles. La divergence des positions est liée au degré de probabilité, au « possibilisme » de l’existence d’une telle mystique. En d’autres termes, la frontière entre les partisans du « possibilisme » et les tenants de la position opposée est toute subjective. Elle ne repose ni dans un cas, ni dans l’autre, sur un fondement dogmatique, faute de son existence. De plus, chacune des deux parties met en avant les mêmes dogmes pour aboutir à des conclusions divergentes.

Pour les « possibilistes », la probabilité d’expériences mystiques en dehors du christianisme, même si elle n’est pas très importante est réelle. Ils s’attachent à décortiquer les vies des mystiques et à les confronter au modèle catholique. Le concept de pierre d’attente est alors implicitement opératoire et fondamental.

En revanche, pour les tenants de la thèse adverse, la difficulté même au sein de l’Église de vivre une véritable expérience mystique est rare, elle ne peut donc qu’être, a fortiori, rarissime hors de l’Église visible. Les mystiques du dehors ne peuvent bénéficier de tous les avantages qu’implique une appartenance à l’Église visible, d’où leur extrême difficulté qui réduit presque à néant leur chance pratique, et non théorique, d’accéder à l’union avec Dieu. Il convient de rajouter que derrière cette position se trouve un problème identique à celui rencontré pour le salut des infidèles : la peur du relativisme et du syncrétisme religieux. Si salut et expérience mystique sont possibles pour beaucoup de non-chrétiens, quel est alors le sens de la présence de l’Église ?

Une fois ces considérations générales sur la mystique et sur les mystiques du dehors posées, il convient d’aborder le problème de la mystique musulmane. Elle ne peut être étudiée séparément des grandes problématiques exposées précédemment car elle n’est finalement qu’une des facettes d’un débat plus vaste qui traverse le monde catholique de l’entre-deux-guerres même si les missionnaires et autres penseurs catholiques ne le perçoivent pas toujours et se laissent enfermer dans une logique islamocentrique.

Notes
1019.

A. Fonck, « Mystique », in Dictionnaire de théologie catholique, p. 2599-2673.

1020.

J. Maritain, Les degrés du savoir, Paris, Desclée de Brouwer, 1932, p. 489sq.

1021.

J. Maritain, « L’expérience mystique naturelle et le vide », Études Carmélitaines 23, octobre 1938, p. 116.

1022.

Cf. L. Gardet, « Mystique naturelle et mystique surnaturelle » Recherches de Science Religieuse 3, 1950, p. 321-365,

1023.

Cf. R. Garrigou-Lagrange, « Prémystique naturelle et mystique surnaturelle », Études carmélitaines octobre 1933, p. 51-77.

1024.

ÉlisÉe de la NativitÉ, « L’expérience mystique d’Ibn ‘Arabî est-elle surnaturelle ? », Études c armélitaines octobre 1931, p. 137-168.

1025.

Ibn ‘Arab€ est né à Murcie en 1165 et meurt à Damas en 1240. Sa famille est d’origine arabe et de tradition ™Žf€. Il poursuit des études dans les grandes villes d’al-Andalus, où il rencontre Ibn Rušd (Averroës). Ses études terminées, il voyage dans tout le monde musulman. Sa pensée, très subtile et complexe, reste, jusqu’à aujourd’hui difficile à saisir dans sa globalité. Son impact sur la mystique musulmane est considérable et se poursuit de nos jours.

1026.

ÉlisÉe de la NativitÉ, art. cit., p. 162.

1027.

Ibid., p. 163.

1028.

Ibid.

1029.

Ibid., p. 165.

1030.

Ibid., p. 166.

1031.

Ibid., p. 167 ; il utilise dans la dernière page de l’article l’expression « pierre d’attente » (ibid., p. 168).

1032.

Cf. R. Garrigou-Lagrange, art. cit.