c. La querelle des mystiques

Ces questions autour de la mystique musulmane ont provoqué la naissance d’une controverse au début des années 1930, soit dans la période où les articles sur ce thème se sont multipliés.

La parole est à l’accusation

Le père Giacobetti est à l’origine des discussions dont le côté polémique ne nous intéresse que dans la mesure où il permet de voir des positions franches se dessiner. La lettre de Giacobetti, adressée à l’abbé Declercq, directeur de la revue En Terre d’Islam, qui vient d’être reprise par les jésuites, se trouve en plusieurs exemplaires dans les archives des jésuites de Vanves. Nous nous réfèrerons à celui classé à la côte RPO 113b B6. C’est un extrait d’une lettre de Giacobetti à Declercq datée du 3 juin 1932. Il reproche à la revue de faire paraître des articles contraires à la théologie catholique sur les questions de mystique et de sainteté dans l’islam : « Vos articles constituent une véritable apologie de l’Islam et, en fait, admettent que l’on peut se sauver, que l’on peut être un saint et un saint à miracles tout en restant dans l’Islam qui nie explicitement la Trinité. ». La position du père blanc est nette : il dénie aux musulmans toute possibilité et d’être sauvés, et d’être des saints, et d’être des mystiques. Il expose le fondement de ses critiques, en partant des deux auteurs principaux sur ces sujets : Massignon et Asìn Palacios. Le père Serrier, qui a écrit un article dans eti sur —all…‰, est accusé d’avoir « abusé des documents publiés par Monsieur Massignon » ; il précise qu’il a déjà protesté auprès des confrères de l’auteur qui, précise-t-il, « n’est même pas prêtre. ». Il rappelle que —all…‰ n’est pas considéré par les musulmans comme l’un des leurs.

Puis il critique les articles d’un collaborateur d’ eti « plus inexpérimenté encore, puisque c’est un jeune laïque sans préparation spéciale dans ce sujet si ardu » qui à partir des traduction d’Asìn Palacios sur Ibn ‘Arab€ dresse, selon Giacobetti, « deux articles dithyrambiques en l’honneur de ce panthéiste qui écrivait en même temps que des ouvrages de “taçawwof” des poésies érotiques, alliant comme son prophète la vile passion à l’extase divine ». Dans ce cas aussi il n’est nullement question de critiquer directement les deux célèbres islamologues. Seule la présentation, données par des personnes qu’il juge incompétentes est l’objet apparent de ses attaques. La critique sur le fondateur de l’islam n’est jamais très loin dans les écrits de ce père blanc et permet de mettre en évidence l’impossibilité, à cause même de la vie du fondateur de l’islam, d’attribuer une vie spirituelle à ses fidèles. Le père se place dans une perspective chrétienne où l’imitation de Jésus est à la base du développement du monachisme. C’est dans la voie dressée par le fondateur du christianisme que la vie spirituelle a pu se développer dans la chrétienté. Le parallélisme avec l’islam rend donc la chose impossible dès les origines. Le modèle de perfection est un modèle intrinsèquement catholique.

La suite de la lettre permet de comprendre la position de Giacobetti. En effet, il redoute, en missionnaire qu’il est, les répercussions de tels écrits : à quoi servent les missionnaires « puisque l’Islam suffit à sauver, à donner la foi et l’esprit de foi, à élever l’âme jusqu’à la plus haute contemplation, “surnaturelle” dit le Fr. Élisée. ». Et plus grave encore, les musulmans étant confortés dans leurs erreurs seront davantage réfractaires au message chrétien.

Nous retrouvons là l’un des arguments de Garrigou-Lagrange mais dans une tonalité missionnaire et dans une application concrète : le relativisme religieux rend inutile la mission qui consiste, à cette époque pour la majorité des missionnaires, à sauver des âmes. Le père blanc n’hésite pas à évoquer une démarche pouvant déboucher sur l’hérésie et en appelle à une sanction romaine.

Il porte ses remarques sur un autre terrain en laissant entendre que Massignon est hostile aux interprétations faites de son travail : « Je sais pertinemment qu’il n’approuve pas les articles de votre Revue et qu’il vous a demandé de ne pas faire figurer son nom parmi ceux des collaborateurs. ».

Il termine sa lettre en regrettant que des questions d’une telle importance aient été confiées à des néophytes. Et de rappeler sa longue expérience qui lui permet de « parler en connaissance de cause sur un sujet que si peu connaissent pratiquement et autrement que par des livres. ». Les spécialistes du ™Žfisme sont les hommes de terrain, donc les missionnaires et de préférence les pères blancs fondés dans le but d’évangéliser les musulmans et qui les connaissent bien. Cependant il peut paraître surprenant que l’observation de terrain permette de saisir des faits vieux de plusieurs siècles. Giacobetti semble confondre, ou plutôt considère de la même manière, l’islam confrérique qu’il connaît certes bien, et l’étude des textes de ™Žf€-s qui ont vécu à une époque où les confréries n’existaient pas. Pour le père blanc ces deux phénomènes sont identiques et condamnables. Il termine sa lettre par une louange qu’il adresse à un article de Lanversin sur lequel nous reviendrons.

Dans le dossier nous avons trouvé les éléments d’explication avancés par les jésuites mais nous ne sommes pas en mesure de déterminer s’ils furent transmis à Giacobetti. Nous les présentons car ils nous permettent de donner un éclairage sur la manière d’analyser la question de la mystique musulmane des jésuites d’ eti et de percevoir dans sa globalité l’approche du père blanc.