b. Mougel, un autre regard

Nous avons trouvé un projet de mission auprès des musulmans qui se singularise par rapport à toutes les autres méthodes 1521 . Trois lignes de force sont décelables dans sa présentation : son refus de toute intellectualisation, sa volonté de partir de l’islam et la combinaison qu’il propose entre spirituel et temporel.

il part du principe que la maîtrise de l’arabe littéraire n’est pas nécessaire, pas plus que des connaissances en islamologie ou en ethnologie, pour ne pas, selon lui, masquer « sa vraie valeur religieuse » 1522 . Pour lui, le dialecte est suffisant et pour le reste « il suffit de se laisser former par la sympathie religieuse, par la conviction que Dieu est avec tous ceux qui le cherchent » 1523 . Son refus de tout intellectualisme se manifeste dans le choix de missionnaires ne connaissant rien de l’islam pour éviter les préjugés et pour pouvoir le pénétrer de l’intérieur. le milieu qu’il souhaite privilégier n’est pas celui des élites mais le monde rural, populaire : il se trouve aux antipodes des orientations de la période. Il explicite ce choix : il cherche à établir des contacts sur le terrain du vécu religieux et non sur des paroles ; les paysans lui apparaissent comme les plus authentiquement religieux 1524 . Il considère que l’apostolat auprès de l’islam doit consister « avant tout en un contact religieux confrontant l’attitude filiale chrétienne avec cette attitude islamique dont l’authenticité religieuse se révélera par un dépassement d’elle-même » 1525 .

il entend partir de l’islam et le faire évoluer vers le christianisme comme ce fut le cas pour le judaïsme 1526 . L’idée est celle de l’ancien fond biblique qui se trouve, selon les missionnaires, dans l’islam et que Mougel veut « réactiver ». En d’autres termes, il propose une lecture chrétienne du Qur’…n 1527 , non par la polémique, mais par le biais d’une vie religieuse en commun où la prière occuperait une place importante 1528 . À ce stade la rencontre doit se faire autour de l’idée, que le jésuite pense facilement admissible par les musulmans, que Dieu est le Père. Il n’ignore pas que la principale difficulté est celle de l’acceptation du Fils à cause du širk, l’associationisme. L’objectif est alors de faire comprendre que la Trinité n’est pas le polythéisme 1529 . Pour la divinité de Jésus, Mougel laisse à Dieu le soin d’éclairer les musulmans tout en précisant qu’il faut leur faire comprendre que l’amour de Dieu pour les hommes qui s’est manifesté dans l’Incarnation ne porte pas atteinte à sa majesté 1530 .

Quel rôle incombe aux missionnaires dans ces conditions ? Ils doivent vivre leur vie chrétienne au milieu des musulmans, témoigner comme le Christ l’a fait pour les apôtres. Les missionnaires doivent être la manifestation de l’Incarnation 1531 . « Vis-à-vis de l’Islam la forme spécifique de l’exinanivit consiste à accepter de porter le témoignage dans les ténèbres comme le Verbe, un témoignage de vie sur l’Incarnation, totale, sans équivoque, un témoignage sans résultat autre que le résultat voulu par le Père au moment voulu par lui, témoignage religieux et non de propagande ouvert, accessible aux plus humbles [...] » 1532 . La spiritualité du père de Foucauld est au cœur de cet apostolat.

Mais elle a un fort ancrage dans le temporel car pour commencer il est question que ces apôtres assument par eux-mêmes leur subsistance dans les cadres de la vie arabe 1533 . L’immersion dans le milieu est conçue de manière totale car il demande à ce que les laïcs et les prêtres qui se consacrent à cet apostolat adoptent le statut musulman en Algérie 1534 . Mougel donne un exemple de réalisation de ce type d’apostolat : une commune rurale autour d’une ferme collective pourvue d’une école, d’une infirmerie où des chrétiens laïcs s’installeraient avec leur famille comme instituteurs, techniciens, cultivateurs... ; ils vivraient à la manière locale en travaillant collectivement la terre tout en conservant des parcelles privées ; un prêtre aurait en charge leur vie religieuse ; ils seraient ainsi un modèle proposé comme exemple aux musulmans 1535 . Ce projet nous semble la version religieuse des grands programmes du socialisme utopique du XIXème siècle, ou la simple adaptation de modèles religieux hérités des jésuites du Paraguay ou encore de l’expérience de Mana 1536 en Guyane au XIXème, sans l’encadrement clérical. La région du monde islamique dans laquelle il envisage une telle réalisation est l’Afrique du Nord même s’il ne l’écrit pas car de nombreuses références y font appel 1537 .

Notes
1521.

AJV, RPO 140 dos. 13, J. Mougel « Pour un apostolat chez les musulmans », février 1947, 7 pages dactylographiées, écrites depuis Fourvière.

1522.

Ibid., p. 6.

1523.

Ibid.

1524.

Ibid., p. 7.

1525.

Ibid., p. 1.

1526.

Ibid., p. 2. Il propose de convier les musulmans à certains offices religieux et à la première semaine de retraite donnée en arabe à la communauté chrétienne (p. 5). Il n’est pas pour autant question de catéchuménat, tel qu’il est conçu par Lavigerie.

1527.

il songe notamment à « élargir l’attente du Messie à la dimension de Dieu. cette attente est toujours enracinée dans l’Islam qui est toujours prêt à se rallier aux Mahdis temporels. » (p. 2). Il semble oublier que dans l’eschatologie islamique l’arrivée du Messie est chronologiquement postérieure au prophète de l’islam.

1528.

Ibid., p. 2.

1529.

Ibid., p. 3.

1530.

Ibid.

1531.

Ibid.

1532.

Ibid., p. 4.

1533.

Ibid., p. 7.

1534.

Ibid., p. 6. Nous n’avons pas compris ce que l’auteur entend par là.

1535.

Ibid., p. 7.

1536.

Cf. P. Delisle, Histoire religieuse des Antilles et de la Guyane française, des chrétientés sous les tropiques ? 1815-1911, paris, Karthala, 2000, p. 49-69.

1537.

Ibid., p. 6sq.