c. Des élites pour l’élite, une éthique jésuite

Tous les jésuites ne sont pas aussi innovateurs et un homme comme Le Génissel propose une méthode plus en conformité avec les traditions missionnaires de la compagnie 1538 . Sa problématique se présente selon deux axes : les objectifs et l’organisation à adopter. Son but principal est de toucher les élites selon le principe cher aux jésuites qu’il rappelle : « Si les élites évoluent les masses suivent » 1539 . Les élites peuvent être touchées par plusieurs biais : l’école, les contacts scientifiques et les œuvres culturelles.

Pour l’école, Le Génissel précise que les collèges peuvent être confrontés à des difficultés dans certains pays. si en Égypte la présence des établissements d’enseignement ne pose pas de problème 1540 , en Algérie, Syrie et Turquie la situation est différente. En Algérie les difficultés sont doubles car il faut vaincre la résistance des colons et convaincre les grandes familles musulmanes d’envoyer leurs enfants dans les collèges jésuites 1541 . Les jésuites n’ont pas d’établissement en Syrie mais les autres congrégations présentes doivent faire face à des problèmes. C’est pourquoi il faut envisager d’attirer à Beyrouth les jeunes syriens pour les études supérieures 1542 . Quant à la Turquie, le nationalisme est tel que les écoles tenues par la Compagnie ont des ennuis 1543 . Même si l’auteur constate l’échec de cette méthode 1544 , il y revient car elle constitue le vecteur d’insertion par excellence des jésuites 1545 . Il en appelle à la fondation d’écoles primaires dans le sud de l’Égypte pour les musulmans 1546 .

À travers le métier d’enseignant c’est l’aspect intellectuel et le contact avec l’élite qui sont recherchés, car il propose la mise en place d’un service de prêt de livres, des réunions à caractère culturel, le développement de la presse, etc. 1547 Il préconise également des relations scientifiques avec les milieux universitaires par la mise en place de programme de recherche sur des thématiques porteuses comme l’égyptologie ou l’histoire de la civilisation turque 1548 . cette présence intellectuelle doit être mise à profit de manière à faire admettre par les autorités le principe de la tolérance religieuse et de l’égalité des droits civiques entre chrétiens et musulmans 1549 .

Le second volet de leur action politique est de parvenir à la mise en place des relations diplomatiques avec le Saint Siège 1550 . Son dernier objectif porte sur l’action sociale afin de ne pas laisser investir le terrain par les communistes, mais il reste évasif sur les réalisations concrètes 1551 . Cette phase doit préparer l’établissement de l’Église.

Une fois les objectifs déterminés, il expose l’organisation à mettre en place qui doit selon lui être appréhendée du point de vue interne et externe. À l’intérieur de la société se pose le problème de la formation des missionnaires. Pour s’insérer dans le milieu la connaissance de l’arabe classique et de la langue vernaculaire ainsi que de l’islam, dans ses aspects religieux et sociaux, sont requises 1552 . Sur ce point le programme ne présente aucune originalité. Il est recommandé que le missionnaire ne soit ni un observateur, ni un prédicateur mais qu’il ait une activité « utile » 1553 .

bien souvent les missionnaires disposent de peu de temps pour se former et pour réellement exercer leur apostolat car ils sont accaparés par d’autres activités, de sorte qu’il ne leur reste que les vacances 1554 .

Le Génissel pense qu’il faut consacrer une équipe qui serait recrutée à partir de toutes les provinces et dont l’implantation serait toute aussi vaste 1555 . Ce groupe se superposerait aux organismes déjà existant d’où la nécessité de créer une « Direction interprovinciale de l’Apostolat Musulman » 1556 . La structure se composerait d’un centre directeur et coordinateur, d’équipes de travail et de centres d’entre-aide en pays chrétiens. Les missionnaires seraient désignés par Rome sur avis des provinciaux et mis sous l’obédience du supérieur du centre directeur. Il revient au supérieur du centre directeur de constituer les équipes de travail, de préparer les futurs missionnaires, de recueillir l’argent, les instruments de travail, d’entretenir les relations avec les provinciaux, de mettre en place les centres d’entre-aide dans les pays chrétiens, de recruter des laïcs dont la fonction serait de prendre contact avec des étudiants musulmans présents en France 1557 . Les premières équipes de travail seront localisées dans les capitales de certains pays musulmans considérés comme importants et entretiendront des relations suivies avec les milieux dirigeants 1558 . Les pays retenus sont tous situés en Afrique du Nord et au Proche-Orient, l’Asie est laissée à plus tard : c’est une des caractéristiques de toutes les initiatives apostoliques sur l’islam.

Pour résoudre les conflits d’autorité entre les missionnaires destinés à l’islam et leurs confrères, les prérogatives des uns et des autres sont précisées : « On peut concevoir que les missionnaires de l’Islam seront maintenus sous l’autorité religieuse des Supérieurs de Missions ou des Recteurs locaux et recevront en même temps leurs directives apostoliques et leurs fonds du Centre Directeur. » 1559 .

il reste encore à régler les relations avec les autres congrégations : « Une section de la Propagande ou de la Congrégation Orientale spécialement affectée à l’Islam pourrait peut-être arriver à décupler l’efficacité de l’action en terre d’Islam. » 1560 . En d’autres termes il appelle à une concertation des actions entre les différentes congrégations. Il ne mentionne à aucun moment les pères blancs.

Conclusion

L’entre-deux-guerres correspond à une prise de conscience de l’échec de la mission en terre d’islam. La méthode traditionnelle qui se décline en deux phases, la phase d’insertion dans le milieu avec la mise en place d’œuvres comme les écoles et les dispensaires, suivie de la phase de prédication plus directe, ne donne pas de résultats majeurs sur le plan des conversions. la seule exception notable, mais faussée, est constituée par les villages d’orphelins de Sainte-Monique, de Saint-Cyprien (Algérie) et par la ferme de Thibar (Tunisie).

Face à ce constat, un homme comme le père de Foucauld réagit bien avant la première guerre mondiale. Il rompt avec la mission classique pour passer au témoignage : ce n’est pas l’action sociale mais la présence d’une vie de prière qui doit attirer. Il propose de privilégier le témoignage de la foi à la charité. De Foucauld propose une nouvelle voie à la mission dont s’inspirent un certain nombre de missionnaires dès la fin de la guerre de 1914-1918.

cette période est caractérisée par le trouble des penseurs de la mission pour qui l’impasse est totale. Ils réagissent en prospectant de nouvelles pistes. Le courant spiritualiste prend de l’ampleur et imprègne les nouvelles méthodes même s’il ne devient central que dans la pensée de Voillaume et de celles qui deviennent les petites sœurs de jésus. En revanche, l’écrasante majorité des missionnaires s’orientent vers d’autres voies.

Pour certains il faut renforcer l’effort classique, ou plus exactement le rendre performant. Dans cette catégorie se trouve tous les penseurs qui veulent renforcer l’apprentissage de l’arabe, des langues vernaculaires et doter les missionnaires de références solides sur l’islam théorique et vécu. L’objectif est de rendre la mission efficace, scientifique, d’où parallèlement la multiplication des questionnaires. Questionnaires qui reviennent régulièrement sur les mêmes interrogations : reflet d’une certaine lassitude, constat d’un enlisement ?

D’autres considèrent que les bonnes méthodes n’ont pas été trouvées et qu’il faut donc réorienter les efforts. Nous l’avons vu une grande diversité des actions et des approches attestent de la vitalité des préoccupations que suscite l’apostolat auprès des musulmans mais aussi témoignent du manque de concertation à l’intérieur des congrégations et entre les congrégations. Il est symptomatique que personne ne se réfère à ce qui a déjà été fait. Ils donnent l’impression qu’avant eux le « no man’s land » règne.

Puis on trouve les tenants du renoncement aux conversions car si échec il y a, il est à imputer à la volonté de convertir. Il faut donc rompre avec la dynamique historique de la mission catholique qui consiste à baptiser des individus. Que reste-t-il au missionnaire ? Toute une gamme d’attitudes s’offre à lui entre la conversion des musulmans, qui restent musulmans mais qui sont sauvés, et l’occultation des questions religieuses 1561 .

Deux constantes se retrouvent dans toutes les orientations : la nécessité d’un bagage linguistique et savant, et la volonté de s’orienter vers des relations, d’aucuns diront dialogue, culturelles, scientifiques, intellectuelles. Évidement, cette typologie n’est pas hermétique et les trois voies communiquent entre elles. dans les faits, les missionnaires les adoptent toutes, même inconsciemment, tout en en privilégiant une.

Ce constat d’échec est généralement implicite. cependant, on n’entend pas renoncer à les convertir et il semble de plus en plus urgent de le faire, car on pense que les conditions sont réunies.

Trois positions se dessinent. Les pères blancs, tout en rénovant leurs techniques, restent fidèles à une optique traditionnelle de la mission : la seule différence est finalement temporelle – on mettra plus de temps, les phases seront plus longues. Curieusement, ils sont rarement cités en exemple ou en référence alors qu’ils se veulent les spécialistes de cet apostolat. Dominicains et jésuites rompent avec toute une tradition : ils envisagent leur action sur le terrain intellectuel, savant, même si certains sont encore dans une logique plus conforme à une mission évangélisatrice. Certes, pour les jésuites, de manière explicite, pour les dominicains de manière moins affirmé, le but lointain est toujours la conversion, mais c’est tellement loin que cela ne suscite aucune réflexion. Leurs démarches respectives se concrétisent, pour les jésuites, dans le sdi et pour les dominicains dans la constitution du noyau du futur Institut dominicain d’études orientales du Caire.

Malgré les différences, on peut trouver de nombreux points de concordance entre eux. Ainsi, à partir de l’épisode sur la conversion du cousin de Marachli, nous constatons que les craintes de certains jésuites sont doubles face aux conversions et qu’elles rejoignent en grande partie celles de pères blancs. D’une part, ils redoutent les réactions du milieu et d’autre part, ils semblent peu favorables à l’extraction du lieu d’origine et sont réticents à assurer la prise en charge matérielle. Le second constat, qui confirme nos hypothèse, est la diversité des options face aux conversions : les divisions sont aussi internes à chaque congrégation, elles passent avant tout par les hommes et par leur sensibilité. Le décalage sur le terrain apostolique est net entre des hommes qui vivent en milieu musulman, comme les membres des congrégations étudiées et ceux qui se trouvent en Europe, comme Perbal qui critique le manque d’initiative de la méthode Marchal car il n’y a pas d’annonce de l’Évangile.

De même que les régions qui sont le plus évoquées, quant il s’agit de mener une action, se concentrent dans le monde arabe alors que l’Asie regroupe la plus grande partie de la population et que des musulmans sont accessibles en Europe notamment dans les Balkans. Leur vision de l’islam est arabo-centrée, d’où l’importance accordée à l’apprentissage de l’arabe classique, alors que ce dernier n’est maîtrisé que par une minorité des musulmans. Dans tous les cas, les missionnaires entendent rompre avec des pratiques empiriques de la mission auprès des musulmans, ils entendent se donner les moyens de réussir. C’est le constat de l’échec qui les poussent à agir et il est intéressant de remarquer que toutes les initiatives se focalisent dans la même période.

Ces ressemblances ne doivent pas occulter des visions de fond différentes. Ainsi, les jésuites font rarement mention des problèmes du salut et de l’urgence de mener un apostolat direct, ils ne s’interrogent pas sur les concepts de mission, ils ne recourent pas aux références théologiques. En fait les jésuites ne développent pas à proprement parler une méthode d’évangélisation en vue du salut, ce qui est le moteur de toutes les initiatives des pères blancs.

La démarche intellectuelle est révélatrice de l’orientation de la mission : les pères blancs reflètent un ancien modèle, les jésuites sont dans une situation de transition et les dominicains dans le stade post-missionnaire. La diversité des positions est l’unique constante du milieu catholique vis-à-vis de la mission auprès des musulmans.

Conclusion de la deuxième partie : Vers une nouvelle approche de l’islam ?

Au terme de cette deuxième partie, la variété des discours sur l’islam apparaît comme évidente. Mais, ce n’est pas tant la diversité que la nouvelle orientation de ces discours, même les plus hostiles, qu’il faut retenir. En effet, la simple réflexion sur les pratiques cultuelles et la spiritualité est le signe d’une prise de conscience de leur existence, indépendamment du regard que l’on peut porter. L’un des exemples révélateur de cette évolution est l’image du prophète de l’islam. Auparavant la question de sa sincérité ne s’est jamais posée, la formuler c’est déjà immanquablement le faire changer de statut. Globalement, la figure de MuŸammad s’est améliorée dans notre période car même ses plus ardents détracteurs estiment qu’il a été sincère pendant la période mecquoise. Certes, ils expliquent cette sincérité par diverses raisons mais ils l’admettent au final : la distance parcourue est grande avec l’époque où il n’était perçu que comme un imposteur. Cette situation se retrouve dans toutes les thématiques abordées et particulièrement dans celle de la mystique.

À cette variété de discours ne peut que correspondre une pluralité de techniques missionnaires. Parties d’un même constat d’impuissance, dont les raisons sont admises par tous, elles divergent quand il s’agit de trouver une réponse. À partir de conclusions identiques, les solutions sont différentes car elles sont conditionnées par le regard porté sur l’islam et sur les musulmans.

L’islam constitue, avec la Chine, l’un des grands fiascos de la mission catholique. Indirectement, ces deux échecs interviennent dans la prise de conscience des années 1950 et 1960 de la nécessaire redéfinition du modèle missionnaire. Le vieux rêve de voir le monde entier devenir catholique a vécu. Les déclarations de Vatican II officialisent au plus haut niveau cette réalité : l’institution montre une nouvelle direction.

Notes
1538.

AJV, RPO 40 dos. 14, lettre du 4 août 1947 du P. Génissel sur les possibilités d’apostolat musulman, 7 pages dactylographiées.

1539.

Ibid., p. 1. Il étaye son postulat par une anecdote qu’on lui a relatée : « Un Père assomptionniste me racontait qu’habitant un des centres musulmans les plus fanatiques de Turquie, il vit venir à lui l’un des principaux hodjas de la ville. Celui-ci se mit à l’interroger dans le détail sur la prière et le dogme chrétiens. Le Père lui demande les raisons de son intérêt subit. Le Hodja lui répondit : Nous sentons que le Ghazi (Mustafa Kemal) nous entraîne peu à peu vers vous et il se peut qu’il nous demande un jour de passer à la religion chrétienne, je me prépare. » (p. 1).

1540.

Ibid.

1541.

Ibid., p. 2.

1542.

Ibid.

1543.

Ibid.

1544.

Ibid.

1545.

Ibid., p. 3.

1546.

Ibid., p. 4.

1547.

Ibid., p. 3. Il fait le parallèle avec les écoles de la Haute-Égypte, qui sont un réseau d’écoles primaires destinées aux chrétiens et en particulier aux catholiques et dont Ayrout est à l’origine.

1548.

Ibid., p. 4.

1549.

Ibid., p. 6.

1550.

Ibid.

1551.

Ibid., p. 4.

1552.

Ibid., p. 3.

1553.

Ibid., p. 2.

1554.

Ibid., p. 5.

1555.

Ibid.

1556.

Ibid.

1557.

Ibid.

1558.

Ibid., p. 6.

1559.

Ibid.

1560.

Ibid., p. 7.

1561.

Une autre voie de pénétration se profile après la seconde guerre mondiale mais nous n’en avons trouvé qu’un exemple, celle du scoutisme. Dans un document trouvé aux archives généralice des Missionnaires d’Afrique, L26/6 : scoutisme en mission musulmane A.F.N., P. Chassine 1946 extrait du fonds Schild Knecht,. Le constat de Chassine est sans appel : « L’apostolat catholique en milieu musulman par le missionnaire est voué à l’échec. ». Les raisons qu’il avance pour justifier cet échec sont nombreuses. Tout d’abord, il rappelle que chaque action des missionnaires est perçue comme du prosélytisme. De plus, pour lui les musulmans ne sont pas des indigènes car ils réagissent « à la française », ils sont donc fermés au discours religieux. Il reprend la théorie que seuls des musulmans peuvent convertir d’autres musulmans, des musulmans particuliers puisqu’il s’agit de scouts. « Le scout reste musulmans de religion, et en s’imprégnant de la loi, des principes, de l’esprit, de la vie scoute, s’imprègne, se baigne dans l’essence la plus pure du christianisme. Il s’enthousiaste de sa nouvelle façon de vivre et peu à peu, comme naturellement, sans rien changer à son cadre musulman, à voir d’abord, penser, vivre en chrétien. », la pénétration chrétienne peut ainsi se faire et le missionnaire n’inquiète plus. Il nuance ses propos car il considère que l’enfant indigène, pour des raisons inhérentes à son milieu, a développé une nature contraire au scoutisme. Cependant, l’objectif n’est pas dans un premier temps d’en faire de véritables scouts mais de s’en rapprocher au maximum, puis « Lorsqu’on sera arrivé à former des garçons un peu plus profondément, alors il sera bon de les envoyer prendre contact avec de vrais scouts », à terme on devrait aboutir à en faire de vrais scouts même si en chemin les défections seront nombreuses.

Cette technique de pénétration atteste du sentiment d’échec face à l’absence de conversions.