B. ... et l’attaque

a. Un exemple d’apologétique moderne

La revue de la prestigieuse université a laissé aux chrétiens la possibilité de s’exprimer donc d’émettre des réfutations. Si le rédacteur en chef de la revue ouvre ses colonnes aux chrétiens, il ne s’agit pas pour autant d’un dialogue mais de la juxtaposition de deux monologues qui s’affrontent, sans s’entendre. Mais, au-delà, des similitudes dans la construction des discours sont manifestes.

La polémique dont les articles de la revue se font l’écho, a pour origine le livre d’un prêtre copte, Ibr…h€m LŽqa, sur lequel un lecteur musulman a attiré l’attention de la rédaction 1671 . Dans son article, MuŸammad Far€d Wa‰d€ 1672 reproduit des passages du livre. Dès les premières lignes, l’ecclésiastique manifeste son désir de placer son ouvrage dans la ligne de la courtoisie : « Nous n’avons pas l’intention de nous disputer et de nous quereller. Tout ce que nous espérons c’est que nos frères musulmans acceptent ce livre comme un message d’affection et de sincérité. Que Dieu nous réunisse dans la même voie. » 1673 Le ton, volontiers courtois, traduit le nouveau style dans lequel les polémiques entre chrétiens et musulmans entendent se placer. Si le fond demeure apologétique, la forme, elle, se pare des attributs de la bienséance. L’insulte verbale n’est plus d’actualité, mais, à travers cette évolution, ce n’est qu’une nouvelle orientation de l’apologétique qui se profile. En fait ce document, comme bien d’autres, peut être considéré comme la manifestation écrite d’une des nombreuses variantes des relations pluriséculaires entre les deux communautés quand elles se trouvent dans une phase de « bon voisinage ».

Un autre extrait expose la thèse du prêtre : « L’islam ne nie pas ce dogme [la Trinité], ni la divinité du Messie. Au contraire il les soutient par un certain nombre de preuves, de versets et de témoignages parmi lesquels : 1. les noms et les cognomens de Messie tels qu’ils sont mentionnés dans le Qur’…n. 2. les faits liés à la vie de Jésus. 3. le témoignage du Qur’…n sur la perfection morale du Messie durant sa vie. 4. le témoignage du Qur’…n sur ses capacités naturelles. 5. le témoignage de ses qualités et mission spécifiques. 6. le témoignage sur sa place et sa position particulières. » 1674

Une analyse du lexique utilisé par l’ecclésiastique s’impose pour comprendre son message et pour mieux saisir la réfutation musulmane qui constitue le corps de l’article. Nous allons développer successivement quatre des assertions d’Ibr…h€m LŽqa en explicitant leur signification pour un musulman.

Le prêtre commence par mettre en avant « les noms et cognomens de Messie tels qu’ils sont mentionnés dans le Qur’…n ». Il fait allusion aux mots mas€ Ÿ (Messie), kalima (parole) et Ÿ (esprit), qui sont tous trois des termes qur’…niques pour désigner Jésus. Cependant, ils n’ont pas pour un chrétien la même acception que pour un musulman ; ils sont donc réfutés dans la suite de l’article. Nous allons les analyser pour mettre en évidence le fossé qui sépare les deux religions à partir d’une terminologie identique d’un point de vue phonétique et graphique.

la notion de Messie dans le Qur’…n ne recouvre pas, en effet, la dimension chrétienne. A. Mérad 1675 et J.-M. Abd-el-Jalil 1676 en proposent une définition. Le premier retient deux acceptions pour le mot : « celui qui est béni » et « celui qui a été essuyé de toute souillure, purifié de tout péché ». A. Mérad précise dans la note 83 : « Le terme coranique mas€h’ évoque, grosso modo, l’idée exprimée par l’“Oint” (Christos) ; mais il ne rend nullement celle de “sauveur”. L’acception de mas€h’ en tant que Messie chargé d’établir sur terre le royaume de Dieu ne se trouve pas dans le Coran mais est attestée dans le H’ad€th. ». La définition donnée par J.-M. Abd-el-Jalil rejoint celle d’A. Mérad. Il dénombre à six les significations du terme mas€Ÿ appliqué à Jésus 1677 , qui peuvent être regroupées en deux catégories : la bénédiction et l’onction.

Jésus est aussi qualifié de « parole de Dieu » (kalimat All…h). A. Mérad soulève un problème de fond quant à l’acception du mot kalima : « Le Christ a-t-il était conçu “en vertu de la kalima de Dieu (parole), ou est-il la Kalima de Dieu” même ? Les commentateurs ont voulu réduire la portée du terme kalima (parole, verbe), pour n’y voir que l’équivalent de “commandement” ou “ordre divin” c’est-à-dire l’impératif “sois”. » 1678 Pour toute pertinente qu’elle soit, l’approche de Mérad n’est guère répandue et admise.

Si le terme de kalima pose problème, celui de rŽŸ est tout autant dilemmatique. Nous nous sommes particulièrement attachée à l’analyse d’A. Mérad. Pour ce dernier, deux approches du mot sont possibles. Il peut s’agir d’un principe spirituel provenant de Dieu qu’Il envoie pour animer un être humain, comme il peut s’agir de l’essence même de l’être divin 1679 . Ces deux hypothèses sont formulées de manière interrogative et la deuxième option est réfutée par le rappel du tawŸ€d. Quant à la première option, il faut rappeler que l’âme dans le Qur’…n est désignée par nafs, terme qui n’est jamais utilisé pour Jésus. Pour ce dernier comme pour Adam c’est le mot rŽŸ qui est choisi 1680 . A. Mérad émet des hypothèses qui permettent la remise en cause des acceptions jusque là retenues. De plus, s’il ne tranche pas pour une interprétation ou une autre, il rappelle que « Dans le Coran en effet il n’est dit d’aucun être qu’il est la kalima de Dieu et un rŽŸ de Dieu. » 1681 . La complexité du texte qur’…nique ne peut se prêter à des lectures littérales et le travail de A. Mérad le démontre.

Le deuxième argument d’Ibr…h€m LŽqa porte sur « les faits liés à la vie de Jésus ». Nous supposons qu’il s’agit du statut de sa mère, de sa naissance sans père et des miracles rapportés par le Qur’…n. Pour le statut de Marie et la naissance de Jésus nous renvoyons au chapitre sur le cours donné à al-Azhar. Quant aux miracles accomplis par Jésus, ils commencent dès le berceau quand il défend sa mère contre les accusations qu’on lui porte.

Ce don de la parole est le premier d’une série de miracles accomplis par Jésus. Dans le cadre de sa prophétie, Dieu accorde à Jésus la possibilité d’opérer des miracles afin de convertir à son message les plus récalcitrants parmi les juifs. Le Qur’…n les mentionne dans 3,49 et de 5,114 : « [...] Et [j’ai été envoyé ] comme Apôtre aux Fils d’Israël, disant : “Je viens à vous avec un signe de votre Seigneur. Je vais, pour vous, créer d’argile une manière d’oiseaux ; j’y insufflerai [la vie] et ce seront des oiseaux, avec la permission d’Allah. Je guérirai le muet et le lépreux. Je ferai revivre les morts, avec la permission d’Allah. Je vous aviserai de ce que vous mangez et de ce que vous amassez dans vos demeures. En vérité, en cela, est certes un signe pour vous si vous êtes croyants. ” » ; 5, 114 : « “Mon Dieu ! mon Seigneur ! ” dit Jésus, fils de Marie, “fais, du ciel, descendre sur nous une table qui sera pour nous une fête pour le premier et le dernier de nous et sera un signe [émanant] de Toi ! Donne-nous attribution, Toi qui est le meilleur des Attributeurs ! ”».

Un certain nombre de ces miracles sont relatés dans les Évangiles canoniques ou dans les Évangiles apocryphes (cf. Thomas pour les oiseaux). Toutefois, leur signification n’est pas la même que dans le christianisme. si Jésus accomplit ces miracles, c’est grâce à la permission de Dieu. Un parallèle peut être établit avec le bâton de Moïse : il s’agit de l’affirmation de la toute puissance divine dont Jésus est un instrument passif et non l’agent 1682 .

Inquiets de la diffusion de la prédication de Jésus, les juifs réussissent à le faire condamner par Pilate. Dans le Qur’…n il est stipulé que Dieu les en a empêché en le subtilisant aux yeux des hommes, 4, 156-157 : « pour avoir dit : “Nous avons tué le Messie, Jésus fils de Marie, l’Apôtre d’Allah !”, alors qu’ils ne l’ont ni tué ni crucifié, mais que son sosie a été substitué à leurs yeux... », 4, 156-158 : « Tout au contraire, Allah l’a élevé vers lui... ». Il existe toute une littérature qui cherche à déterminer qui est mort à la place de Jésus. Les opinions des théologiens oscillent entre deux interprétations. Pour certains il s’agitait d’un soldat romain, pour d’autres de Judas : Dieu aurait donné l’apparence de Jésus à un autre. L’intervention divine se justifie par le fait que Dieu ne saurait tolérer une injustice envers un de ses envoyés car se serait bafouer sa Majesté. Par cette substitution, la puissance divine est réaffirmée.

Le père évoque ensuite « le témoignage de ses qualités et mission spécifique ». Jésus, en effet, s’inscrit dans la lignée des prophètes et des envoyés de Dieu au peuple d’Israël : 3, 43/49 : « [...] Et [j’ai été envoyé] comme Apôtre aux Fils d’Israël... ». Dans la doctrine musulmane, Dieu a parlé aux hommes et leur a déjà enseigné le Qur’…n. La Thora est considérée, par les musulmans, comme le premier texte transmis par Dieu aux hommes et se fut aux juifs, mais ils l’ont falsifiée. Puis, Dieu a envoyé Jésus aux israélites avec le même livre appelé cette fois Évangile (in‰€l) car, selon des normes musulmanes, le monothéisme n’était plus appliqué par les juifs.

mais Jésus est plus qu’un envoyé car il est à la fois nab€ et rasŽl. Nous avons opté pour la définition de R. Caspar 1683 : « Le mot vient d’une racine bien arabe, naba‘a annoncer une nouvelle, mais l’influence de l’hébreux nébi est évidente dans le sens religieux de parler au nom de Dieu (cf. l’Exode 4, 10-16). Pour les théologiens musulmans, le nab€ reçoit un wahi (“révélation”) pour lui-même ». « Le rasŽl, l’envoyé, est un nab€ qui a reçu son wahi par un ange ou sous forme d’écriture (kit…b) et apporte une loi religieuse (charia) abrogeant les précédentes. Le nab€ devient rasŽl quand il reçoit une risala (mission) et est envoyé à un peuple » 1684 . Donc tout rasŽl est nab€, mais tout nab€ n’est pas rasŽl. Mais Jésus possède cette double particularité, donnée à peu de prophètes qur’…niques, d’être à la fois nab€ et rasŽl.

Il est par conséquent, et a fortiori, comme nous le rappelle 19, 31/30, serviteur de Dieu. Il est donc en état de dépendance par rapport à Dieu et cette notion de serviteur vient renforcer sa dimension humaine. Toutefois, le terme usuel pour désigner serviteur est celui de bašar , marque de l’humanité terrestre, jamais utilisé pour Jésus, comme le fait remarquer A. Mérad 1685 . En effet, pour désigner les serviteurs de Dieu le Qur’…n utilise le mot ‘abd, qui marque la condition de dépendance tant pour les anges que pour les hommes. Certes, cela ne confère en aucun cas un caractère divin à Jésus mais constitue un élément supplémentaire qui témoigne de la place unique qu’occupe Jésus dans l’islam. Messager exceptionnel, sa place dans la prophétie est, elle aussi, unique à plus d’un égard.

C’est ce que l’ecclésiastique sous entend dans son point 6 : « le témoignage sur sa place et sa position particulières. ». Rappelons que le Qur’…n mentionne l’existence de 25 prophètes dont 21 qui se trouvent aussi dans la Bible et à qui le Qur’…n réserve le titre de nab€, trois issus de la tradition arabe mais qui sont qualifiés de rasŽl 1686 et MuŸammad. Quatre d’entre eux ont un relief particulier : Abraham, Moïse, Jésus et Muhammad. Jésus est donc l’un des quatre grands prophètes de l’islam 1687 . Abraham est le héraut du monothéisme, le père du Ÿan€fisme c’est à dire le premier à avoir professer sa foi en un Dieu unique. Il est le muslim par excellence c’est à dire celui qui est soumis à la volonté de Dieu (Cf. le sacrifice de son fils qu’il est près à faire pour Dieu). Il est le fondateur du culte mecqois de la Ka’ba. Il a annoncé MuŸammad. Il incarne la figure de l’envoyé de Dieu telle que se la représente la tradition musulmane. Il est à l’origine de la descendance du peuple arabe par Ism…‘€l. C’est par cette filiation que les Arabes rejoignent le dessein éternel de Dieu tout comme les descendants du peuple d’Israël qui, de facto, perdent le monopole de peuple élu car ils doivent le partager avec les fils d’Ism…‘€l. Il réunit à lui seul toutes les branches du monothéisme 1688 . Quant à Moïse, il est celui à qui Dieu a parlé, a remis les tables de la Loi, a permis de faire des miracles et qu’il a aidé à faire sortir son peuple d’Égypte 1689 .

Les prophètes mentionnés dans le Qur’…n présentent des points communs. Certes, ils ont des attributs personnels qui permettent de les différencier entre eux. Toutefois, des similitudes et une trame identique de leur mission existent. Un schéma global de la prophétie en islam se dégage qui est dans sa substance une reproduction, à petite échelle, de la mission de MuŸammad. Jésus n’échappe pas à ce moule même s’il est vrai que nombreuses sont les caractéristiques qui lui sont exclusives. Le prototype de la vie de prophète se retrouve donc aussi dans le Jésus qur’…nique : un mortel choisi par Dieu au sein de son peuple que Dieu envoie comme messager, avec pour unique message de n’adorer que Dieu unique sous peine de châtiments post mortem.

Toutefois, Jésus a des attributs uniques. Les passages qur’…niques et de la tradition le concernant mettent en évidence son extrême bonté, sa douceur... et font de lui un signe eschatologique. il est d’ailleurs celui à qui il est le plus fait référence 1690 (à l’exception de MuŸammad) et celui dont la figure incarne la perfection 1691 . La personnalité du Jésus qur’…nique est bien distincte du Christ chrétien, elle possède son autonomie et s’inscrit dans le cadre de la révélation islamique 1692 .

Quand on procède à l’analyse de la terminologie utilisée par le prêtre, il apparaît évident qu’il a livré une lecture chrétienne du texte qur’…nique à laquelle les musulmans ne peuvent pas souscrire 1693 . C’est pourquoi le reste de l’article s’attache à démonter le raisonnement d’Ibr…h€m LŽqa et à réfuter chaque affirmation.

MuŸammad Far€d Wa‰d€ conteste le fait de désigner Dieu en ayant recours aux attributs de parole et d’esprit 1694 . Le fondement de sa démonstration est clair : ces termes ne peuvent en aucun cas être attribués à Dieu car ils sont par définition finis alors que Dieu est infini, et qu’ils sont usités pour désigner des êtres créés 1695 .

L’un des problèmes essentiels de la théologie musulmane est celui des noms et attributs de Dieu 1696 , celui de « la distinction ou [de] l’identité des attributs divins (™if…t) avec l’essence divine (†…t) » 1697 . En d’autres termes, comment parler de Dieu avec un langage humain créé sans le rabaisser ? « Ce langage humain sur Dieu représente-t-il une réalité en Dieu ou bien n’est-il qu’une convention humaine pour se conformer à la logique de la pensée humaine et aux lois du langage, mais sans contact avec la réalité divine et en pur parallélisme avec elle ? » 1698 Les réponses des écoles de théologie sont différentes et nous renvoyons à l’ouvrage de Caspar qui présente leurs opinions sur la licité des noms et attributs 1699 . La réaction de MuŸammad Far€d Wa‰d€ est conforme à celle de ŠaltŽt, pour qui « l’homme n’a aucune connaissance des attributs de Dieu. il y a lieu de signaler, qu’il n’appartient à aucun musulman d’implorer Son Seigneur par un nom ou un attribut autres que ceux que Dieu s’est lui-même donnés, car Dieu sait mieux que quiconque la vérité de son Essence, de ses manifestations et de ses qualificatifs qui ne sauraient être pris en dehors du Coran ou de la parole authentique du Prophète. » 1700 Sur ce sujet la similitude est totale avec les thèses des Ÿanbalites, pour qui on ne peut recourir qu’aux noms et attributs mentionnés dans le Qur’…n ou dans le —ad€ミ 1701 . Or, ni la parole ni l’esprit ne sont parmi les 99 noms de Dieu répertoriés dans le Qur’…n. Il rappelle que Gabriel est aussi appelé esprit, la terminologie n’est donc pas spécifique à Jésus 1702 .

Il écrit qu’il faut faire preuve d’un « courage inouï » 1703 pour soutenir que le Qur’…n confirme la sacralité du Messie car la Trinité est rejetée à maintes reprises comme le rapporte le texte qur’…nique 1704 . Jésus n’a pu être créé que grâce à l’impératif « Sois ! ».

Puis il expose son opinion sur la Trinité qui, pour Wa‰d€, est à rechercher dans le paganisme. Il donne deux exemples de ce qu’il considère être des trinités : Horus, Isis, Osiris et Brahma, Shiva, Vishnou 1705 . Il affirme que les Égyptiens de l’Antiquité, comme les bouddhistes, considèrent que leur croyance a été révélée et s’est matérialisée sur terre pour enseigner aux gens 1706 . Le rédacteur en chef de la revue trouve en Voltaire un soutien quand il déclare que pour le grand philosophe le christianisme avait fait de nombreux emprunts au bouddhisme, tant sur le plan de morale que sur celui de la Trinité 1707 . La lecture du prêtre est qualifiée de sémantique et de phonétique.

Il éprouve le besoin de justifier la vigueur de ses propos : « Nous n’aurions pas fait ces affirmations si le père LŽqa ne nous y avait poussé pour défendre notre livre et notre dignité. » 1708 L’auteur vient en effet sous des termes à peine voilés d’assimiler les chrétiens aux polythéistes, ce qui, en soi, constitue la plus grande des perversions pour un musulman. Il conclut d’ailleurs son article en déclarant que le christianisme est infesté par les philosophies matérialistes.

Il poursuit en déclarant que la religion chrétienne connaît un véritable échec dans une propagation qui profite finalement à l’islam 1709 . Ce dernier gagne de nombreux fidèles sans recourir à aucun avantage matériel 1710 . Le sous-entendu est clair : les missionnaires gagnent des fidèles grâce aux avantages matériels qu’ils proposent 1711 . MuŸammad Far€d Wa‰d€ avance une explication à cet échec. il pense qu’il est lié à la difficulté d’accepter les dogmes chrétiens à cause de la Trinité et de la divinité du Messie 1712 . En Europe, pour s’opposer à ces dogmes, l’idéologie de l’unitarisme s’est développée pour rejeter la Trinité : « Ils sont des millions répandus surtout en Angleterre et en Amérique et nous ne doutons point qu’ils représentent l’avant-garde de l’islam en Europe. Allah en témoignera. » 1713 Qui sont ces unitariens chez qui les penseurs musulmans du XXème siècle pensent avoir trouvé les « pierres d’attente » de l’islam ? Si on se rattache à une définition générale, ils sont tous les partisans des thèses anti-trinitaires. Toutefois, derrière ce mot et malgré la continuité que voudraient y voir AbŽ Zahra, professeur à al-Azhar, ou même R. Ri£…, historiquement les unitariens apparaissent aux XVIème siècle dans la mouvance de la réforme protestante. Au XIXème siècle une branche rationaliste apparaît au sein de l’unitarianisme qui rivalise avec le courant biblique 1714 . Leur implantation au XXème siècle est anglo-saxonne pour l’essentiel 1715 , même si des pays comme la Pologne 1716 ou la Hongrie 1717 ont eu des communautés aux XVIème siècle. L’organisation des églises atteste d’une grande autonomie. L. Cristiani ramènent à quatre les caractéristiques de leurs croyances : « 1. tolérance très large pour toutes les opinions et insistance sur l’absolue liberté de la foi ; 2. appel constant à la raison et à la conscience naturelles comme règle suprême en matière de religion ; 3. large développement des préoccupations sociales et philanthropiques ; 4. grand souci de la formation des caractères comme fondement de la vie religieuse. » 1718 Leur évolution vers le théisme semble manifeste 1719 . Ils sont proches des mouvements protestants libéraux.

Mis à part leur rejet de la Trinité, rien ne les prédisposent particulièrement à se rapprocher de l’islam. Des hommes comme AbŽ Zahra, ou encore Raš€d Ri£…, ont voulu y voir, faute de connaître le mouvement de l’intérieur, les précurseurs, les avant-gardes de l’islam en Europe alors que l’orientation du groupe est différente.

Dans la suite de l’article 1720 , la parole est laissée à un autre chrétien T…drus Effend€ qui se présente comme très au fait des publications musulmanes et attentif aux articles de la revue d’al-Man…r 1721 . Nous ne sommes pas en mesure de savoir si les textes de T…drus Effend€ sont cités intégralement ou sont le résultat d’un montage. Il semblerait que certains passages aient été coupés mais nous ne savons pas s’ils nuisent à la cohérence d’ensemble du document telle qu’elle a été conçue par l’auteur.

L’idée directrice de T…drus Effend€ est d’avoir recours à la Bible pour expliquer le Qur’…n. Il renverse la grille d’analyse de l’apologétique musulmane en utilisant les mêmes critères mais au détriment de l’islam. Il développe la référence scripturaire, en apparence en adhésion à un référentiel musulman, mais en fait au profit du christianisme 1722 . La question reste de savoir pourquoi.

Notes
1671.

« Le christianisme dans l’islam » est à la fois le nom du livre et le titre de l’article signé par MuŸammad Far€d Wa‰d€, paru dans Ma‰allat al-Azhar, no 9, vol. 1, 1938, p. 640-643.

1672.

MuŸammad Far€d Wa‰d€ (1875-1954) a à son actif une œuvre scientifique impressionnante. On lui doit notamment une encyclopédie du XXème siècle publié au Caire entre 1910 et 1918, en 10 volumes. Dans son livre sur l’exégèse qur’…nique, A. Mérad en fait l’un des précurseurs de l’exégèse moderne, qui « tend à démontrer “la conformité de la religion musulmane avec les principes de la civilisation [moderne]”. » (L’Islam contemporain, p. 66).

1673.

M.F. WA¯D€, art. cit., p. 640.

1674.

Ibid.

1675.

Cf. A. MERAD, « Le Christ selon le Coran », p. 83.

1676.

Cf. J.-M. ABD-EL-JaliL, art. cit., p. 112.

1677.

Ibid., p. 112 : « Jésus est “Messie” soit parce qu’il fut “oint” de bénédictions et de bonheur, soit parce qu’il oignait lui même les yeux des aveugles-nés pour leur rendre la vue, soit parce qu’il oignait (essuyait) de ses mains les malades pour les guérir, soit parce qu’il employait pour oindre une huile bénite dont les prophètes s’oignaient eux-mêmes, soit parce qu’il fut oint (couvert) par l’aile de l’archange Gabriel au moment de sa naissance pour qu’il soit absolument à l’abri de tout contact de Satan, soit enfin parce que Dieu – lorsqu’Il oignit (passa la main sur) les reins d’Adam pour faire comparaître tous les descendants de celui-ci au jour du serment pré-temporel de fidélité au Dieu unique (m€th…q) – ne remis pas Jésus avec tous les autres dans les reins d’Adam et le laissa en dehors des générations issues de ce dernier jusqu’au jour où il le remis directement en Marie [...] ».

1678.

A. MERAD, « Le Christ selon le Coran », p. 85 ; J.-M. ABD-EL-Jalil, op. cit., p. 58sq.

1679.

Cf. A. MERAD, « Le Christ selon le Coran », p. 86.

1680.

Ibid., p. 86 : « En dépit de l’usage courant, et actuel, de rŽh’ = âme, il semble bien que le sens d’“âme individuelle” soit à écarter. Dans la langue coranique, l’âme individuelle est rendue par nafs : souffle vital. » De plus, dans le texte coranique le mot rŽŸ n’est jamais utilisé au singulier indéterminé (p. 87), mais sous la forme « Nous y avons insufflé de Notre Esprit » (p. 87).

1681.

Ibid., p. 88.

1682.

C’est là l’explication la plus répandue. Cependant, un mystique comme Ibn ‘Arab€ propose une autre explication : « [...] comme Esprit d’Allah, Jésus connaissait le secret de l’alphabet dont il arrangeait et agençait les lettres d’une façon magico-divine, pour obtenir, par la parole, des effets prodigieux. » (M. HAYEK,Le Christ de l’Islam, Paris, Seuil, 1959, p. 96).

1683.

R. CASPAR, Traité de théologie musulmane, t. I (Histoire de la pensée religieuse musulmane), Rome, pisai, 1996, p. 55.

L. GARDET, « La notion de prophétie en théologie musulmane », Revue Thomiste 3, 1966, p. 354 : « En arabe la racine nb’a a pris le sens général d’arriver, survenir, et à la deuxième forme, une nouvelle. Le nabi au sens technique, sera avant tout celui qui annonce quelque chose aux hommes de la part de Dieu, d’où celui que Dieu charge d’une mission auprès des hommes... En un sens large donc, tout individu chargé par Dieu d’une mission sera nabi. [...] Selon un sens plus restreint on distinguera le nabi ou prophète au sens strict du rasul, envoyé, apôtre. En ce cas l’idée de mission sera rattachée à l’envoyé, et l’idée de révélation au prophète. »

C’est pourquoi se pose le problème du statut de Marie dans le domaine de la prophétie car elle a reçu un waŸyy (révélation) par l’intermédiaire d’un ange.

1684.

Ibid.

1685.

A. MERAD, « Le Christ selon le Coran », p. 87-88.

1686.

HŽd, ±aliŸ et °u‘ayb.

1687.

Pour certains commentateurs, Noé est aussi considéré comme un des grands prophètes de l’islam.

1688.

Voir à ce sujet l’ouvrage de Y. Moubarak, Abraham dans le Coran, Paris, Vrin, 1958.

1689.

Cf. Y. Moubarak, « Moïse dans le Coran », Cahiers sioniens, 1954, p. 373-391.

1690.

Sur les 114 sourates et 6226 versets du Qur’…n, Jésus est mentionné dans 93 versets regroupés en 15 sourates.

1691.

Ce fait est surtout présent chez les mystiques musulmans pour qui il représente un modèle.

1692.

La bibliographie en langue européenne sur la figure de Jésus dans l’islam est abondante et nous ne donnons que les principaux titres : M. BORRMANS, Jésus et les musulmans d’aujourd’hui, Paris, Desclée, 1996 ; M. HAYEK, op. cit. ; R. ARNALDEZ, Jésus, fils de Marie, prophète de l’Islam, Paris, Desclée, 1980 ; R. ARNALDEZ, Jésus dans la pensée musulmane, Paris, Desclée, 1988 ; A. MERAD, « Le Christ selon le Coran », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée 5, 1968, p. 79-94 ; M.M. AYOUB, « Towards an islamic christology : an image of Jesus in early shi‘i muslim literature », The Muslim World 6, 1976, p. 163-188 ; M.M. AYOUB, « Towards an Islamic Christology II: The Death of Jesus, Reality or Delusion (A Study of the Death of Jesus in Tafsir Literature) », The Muslim World 70/2, avril 1980, p. 91-121.

La littérature en langue arabe est abondante mais présente peu de différence. Ainsi, la présentation qu’en donne AbŽ Zahra est-elle conforme à celle que nous venons de proposer.

Dans un article consacré à la figure de Jésus dans l’islam nous avons analysé la présentation d’un manuel scolaire qui témoigne de la pérennité des représentations, O. Saaidia, « La figure de Jésus dans l’islam », in G. Cholvy(éd.), Actes de la 9 ème université du carrefour d’histoire religieuse, Figures de Jésus-Christ dans l’histoire, p. 89-100.

1693.

Une autre lecture de ce texte peut être envisagée mais elle peut sembler anachronique car nous sommes alors dans les années 1930, toutefois d’autres l’ont tenté dès le XIXème siècle comme en atteste l’œuvre de l’archimandrite ¯€b…ra dont Anawati donne un aperçu dans p olémique, apologie et dialogue islamo-chrétien, op. cit., p. 433-4435, p. 434 : « Les concessions qu’il fait aux musulmans sont énormes : la formule d’union qu’il propose est celle-ci :il n’y a qu’un seul Dieu, Jésus est le Fils de Dieu, Muhammad est son Prophète. »

Une première lecture des écrits d’Ibr…h€m LŽqa pourrait aussi traduire la volonté d’un rapprochement avec l’islam, le désir de trouver des points de rencontre et le sentiment que la figure christique pourrait en être un. Dans les premières années du dialogue certains catholiques se sont orientés dans cette direction, depuis certains des protagonistes ont réalisé l’impasse de la discussion sur le plan dogmatique.

1694.

Cf. M.F. WA¯Dƒ, art. cit., p. 641.

1695.

Ibid.

1696.

R. Caspar dans le tome II de sa Théologie musulmane, Rome, pisai, 1999, va plus loin : « Le problème des noms et des attributs de Dieu est le vrai et l’unique problème de la théologie musulmane. Peuvent se ranger sous cette catégorie tous les problèmes de la théologie musulmane. La conciliation entre la Toute–Puissance de Dieu et la liberté de l’homme est le problème de la conciliation de deux attributs divins : la Puissance et la Justice ; de même la prophétie est le problème de la parole de Dieu ; l’eschatologie celui de Dieu rétributeur, etc. Et c’est essentiellement sur ces question, apparemment bien techniques et abstraites, que les écoles de théologie se sont séparées et déterminées. » (p. 52).

1697.

R. Caspar, Traité de théologie musulmane..., p. 130.

1698.

Ibid., p. 52.

1699.

Ibid., p. 54sq.

1700.

M. ChaltÛt,Islam dogme et législation, Beyrouth, Al-Bouraq, 1999, p. 34sq. MaŸmŽd ŠaltŽt (1893-1963) se situe dans la mouvance réformiste de MuŸammad ‘Abduh. Il soutient la politique de réformes d’al-Azhar menée par al-Mar…チ€, et se retrouve destitué de son poste à la chute de ce dernier. En 1935, il réintègre l’université d’al-Azhar où il sera šay¢ entre 1958 et 1963. Sa popularité est grande en Égypte.

1701.

Il ne s’agit pas pour nous d’affirmer que M. ŠaltŽt ou MuŸammad Far€d Wa‰d€ sont Ÿanbalites, ou encore qu’ils assument l’intégralité de la pensée Ÿanbalite sur le sujet des noms et des attributs de Dieu, mais de montrer que le point de départ de leur raisonnement est le même.

1702.

Cf. M.F. WA¯Dƒ, art. cit., p. 641.

1703.

Ibid., p. 642.

1704.

Ibid., p. 643.

1705.

Ibid., p. 642.

1706.

Ibid., p. 642.

1707.

Ibid., p. 643.

1708.

Ibid.

1709.

Ibid.

1710.

Ibid.

1711.

Cet argument est toujours d’actualité dans des zones qui ne sont pas forcément musulmanes. Ainsi, dans certains pays orthodoxes, les catholiques mais aussi les néo-protestants sont dénoncés avec virulence par les autorités ecclésiastiques locales et le prosélytisme interdit.

1712.

Cf. M.F. WA¯Dƒ, art. cit., p. 643.

1713.

Ibid.

1714.

Cf. B. Dupuy, « Unitarianisme », in Catholicisme, hier, aujourd’hui, demain, Paris, Lethouzet et Ané, 1998, p. 524.

1715.

Cf. L. Cristiani, « Unitariens », in Dictionnaire de théologie catholique, Lethouzet et Ané, Paris, 1947, p. 2162-2172 ; p. 2166 : « En 1925, on comptait aux États-Unis 440 églises unitariennes avec 476 ministres et 58024 communiants. Mais il y avait sûrement un plus grand nombre de sympathisants. En Angleterre, l’expansion unitarienne fut toujours moins grande qu’en Amérique. »

J. Vernette,C. Moncelon, « Unitariens », in Dictionnaire des groupes religieux aujourd’hui, Paris, puf, 1995, p. 265 ; il y a 600000 unitariens dans le monde dont 300000 aux États-Unis, 60000 en Roumanie, 40000 en Grande-Bretagne et quelques petites communautés en France.

1716.

Cf. B. Dupuy, art. cit., p. 524 : « Les unitariens tirent principalement leur origine du mouvement inauguré en Pologne par Fausto Sozzin ou Socinus (1539-1604). »

1717.

Ibid., ils furent reconnus en Hongrie et en Transylvanie au XVIIème siècle. Cela explique peut-être les 60000 unitariens présents en Roumanie.

1718.

L. Cristiani, art. cit., p. 2166.

1719.

Ibid., p. 2169.

1720.

M.F. WA¯Dƒ, « Le christianisme dans l’islam », Ma‰allat al-Azhar 1, no 9, 1938, p. 681-691.

1721.

Ibid., p. 681.

Dans les premières pages du livret contenant les comptes rendus des Frères de la pureté, nous avons trouvé quelques pages tenues par un groupe de chrétiens constitué en une sorte de « comité de vigilance » qui se propose de scruter la presse musulmane sur les sujets relatifs aux chrétiens. Leur objectif n’est pas de répondre aux attaques mais de recenser les articles de journaux et les ouvrages qui portent sur ces questions. Certains de ces personnes sont aussi des membres des Frères de la pureté ou de la badaliyya. Les chrétiens égyptiens sont donc au fait de l’apologétique musulmane à leur encontre.

1722.

Il fait notamment appel à un commentaire célèbre et très utilisé dans les écoles religieuses, celui de Bay£…w€ (J. Robson, « Bay£…w€ », ei I, p. 1163, nous apprend qu’il est au programme de la 6ème année d’al-Azhar).