a. Jésus dans le Qur’…n : ‘ƒs…

Le choix du mot Messie pour Jésus est celui habituellement retenu par la tradition musulmane. Le titre indique que le professeur décide de présenter la version musulmane de Jésus. Il justifie cette décision par un souci de scientificité. En effet le christianisme de l’époque de Jésus, écrit-il, n’est pas celui de maintenant 1914 . C’est indirectement le thème de la falsification des écritures après Jésus qui est abordé. Comme ce type de problème, de par la nature même du Qur’…n telle qu’elle est perçue par les musulmans, ne peut se poser en islam, il convient donc de s’y référer. D’ailleurs, le Qur’…n ne parle-t-il pas de la falsification de l’Évangile sur la question de l’unicité 1915  ?

Après ces quelques remarques, l’auteur replace indirectement le christianisme dans l’histoire de l’humanité, telle qu’elle est conçue par l’islam, en affirmant que l’Évangile a revivifié le Pentateuque 1916 . Il est toujours question, dans le Qur’…n, de l’Évangile au singulier et jamais des Évangiles. L’utilisation du singulier a pour objectif de mettre en évidence l’unicité, et pas seulement l’unité, du message de Dieu. Les musulmans, dans leur grande majorité, ne peuvent concevoir le texte biblique qu’au travers de la représentation de leur texte sacré, c’est-à-dire un texte directement dicté par Dieu aux hommes. Le sens de l’histoire, pour l’islam, est, justement, le rappel par Dieu aux hommes de ce texte qui constitue un pacte entre lui et eux. L’histoire a donc un commencement, le pacte, et une fin, le jugement dernier qui permettra de vérifier si ce pacte a bien été respecté par chaque être humain. Entre ces deux extrêmes, la conception de l’histoire est « atomistique » : elle est jalonnée par les rappels de Dieu à l’humanité. Dans la doctrine musulmane, Dieu a parlé aux hommes et leur a déjà enseigné le Qur’…n. La Thora est considérée par les musulmans comme le premier texte transmis par Dieu aux hommes et se fut aux Juifs, mais ils l’ont falsifiée. Puis, Dieu a envoyé Jésus aux Israélites avec le même livre appelé cette fois Évangile et annonçant la venue de MuŸammad 1917 . Cette arrivée est clairement mentionnée dans l’Évangile de Barnabé 1918 . De plus, le Qur’…n affirme que MuŸammad est annoncé par la Thora et l’Évangile 1919 . Certains musulmans ont voulu voir dans le paraclet 1920 , Jean (14, 26) 1921 , l’annonce du prophète de l’islam : « Jouant sur une variante d’une lettre dans le terme grec paravklhto~ devenant perikleitov~, bien des musulmans prétendent que ce mot doit être lu dans le second sens d’illustre donc de loué c’est à dire en arabe d’AŸmad ou de MuŸammad. » 1922

Ce n’est qu’après cette entrée en matière que le professeur expose son désir de présenter la version musulmane et la version chrétienne afin que le lecteur opte pour celle qui lui paraîtra la plus acceptable 1923 . Il nous faut préciser que la présentation qu’il livre de Jésus est conforme à la version la plus répandue dans le monde islamique. Nous l’avons exposée dans le chapitre précédent.

Le professeur AbŽ Zahra précise que le Qur’…n relate la conception, la naissance et l’éducation de Marie 1924 . Il cite à l’appui la sourate de ‘Imr…n, versets 31-35, 31-36, 32-37 1925 (selon la traduction de Blachère). Apparemment, le ‘Imran en question pourrait être le père de Moïse, d’Aron et de leur sœur Marie. Pour parer à cette apparente confusion, les commentateurs ont usé d’arguments divers sur lesquels nous ne nous attardons pas 1926 . La tradition nous apprend que la mère de Marie était stérile d’où son dessein de vouer l’enfant à naître à Dieu. De plus, 3, 31-36 indique : « Je la mets sous ta protection ainsi que sa descendance, contre le Démon maudit ». Cette citation qur’…nique est renforcée par un Ÿad€ミ qui stipule que « tout nouveau-né est touché par le démon à sa naissance sauf Marie et son fils. » 1927 Faut-il y voir un parallèle avec l’Immaculée Conception ? Certainement pas car ce dogme suppose le péché originel et la rédemption, qui n’existent pas dans l’islam.

Nous savons que l’enfant est confié à Zacharie et le šay¢ cite le passage qur’…nique où le prophète trouve de la nourriture aux côtés de Marie 1928 . Donc un lien la relie à Dieu à qui elle avait été vouée.

Ce lien est attesté par l’envoi de l’ange Gabriel que l’on peut assimiler à l’Annonciation (19, 17-21 ; 3, 42-47), mais qui n’est pas reproduit dans le livre du professeur d’al-Azhar. Il faut savoir que Gabriel est « l’intermédiaire normal dans les relations des créatures avec Dieu » 1929 . On le rencontre aussi aux côtés de Moïse.

Surprise par sa grossesse, Marie se retire dans un lieu isolé et l’ange apparaît à nouveau pour l’encourager 1930 . Il convient ici de préciser la place unique qu’occupe Marie dans la culture musulmane. Tout d’abord, elle est la seule femme dont le nom est mentionné dans le Qur’…n ; dans la totalité des autres cas il est fait mention de « fille de ... ». Cela fait d’elle une femme à part, pour tous les musulmans. Elle est l’unique femme à qui Dieu s’est adressé via Gabriel : Dieu ne s’adresse qu’aux hommes, d’où le problème théologique soulevé : peut-elle avoir le titre de nabiyya (féminin de nab€, i.e. celui qui a reçu une révélation) ? 1931

Ce statut particulier a fait l’objet dans l’exégèse qur’…nique de multiples commentaires. Mais, les commentateurs musulmans ne sont pas les seuls à s’intéresser à Marie : elle est aussi l’objet d’une vénération populaire peu commune. Puis, AbŽ Zahra soulève le problème de la durée de la grossesse de Marie en précisant que, comme personne ne peut le préciser, il est convenu d’admettre qu’il fut de neuf mois 1932 . Cette interrogation est révélatrice du type de questionnement que les hommes versés dans les sciences religieuses musulmanes peuvent avoir : le caractère exceptionnel de la conception aurait pu avoir des incidence sur le développement de la grossesse.

À la naissance de Jésus, Marie doit faire face aux siens et son bébé la défend 1933  ; c’est le premier miracle de Jésus. Le šay¢ précise qu’après cette intervention orale Jésus ne reparle plus avant l’âge normal pour un enfant 1934 . Cette interrogation, tout comme celle du temps de la grossesse n’est pas sans rappeler une tournure d’esprit scolastique.

Les juifs le méprisent et émettent des soupçons sur sa naissance 1935 . Tout en étant issu de ce milieu judaïque, Jésus reçoit une éducation différente « éloignée du matérialisme des juifs » 1936 .

Le professeur aborde alors la personnalité de Jésus. Il commence par résoudre la question de sa naissance sans père : il s’agit d’un mystère de Dieu 1937 . cette naissance atteste la puissance de Dieu et constitue une annonce pour la monde spirituel 1938 . Dieu a doté Jésus d’une âme, d’un esprit écrit le šay¢ 1939 .

Pour le début de la prédication de Jésus, le šay¢ retient l’âge de trente ans en référence aux Évangiles 1940 . La mission de Jésus est de prêcher pour l’âme et il est aidé par Dieu qui lui permet d’effectuer des miracles comme le rapporte la sourate de la table citée dans le livre 1941 . Ces miracles sont pour le professeur d’al-Azhar adaptés à l’époque de Jésus et destinés à convaincre ses contemporains. c’est pourquoi MuŸammad, dans une autre période historique, a recours à un autre type de miracle susceptible d’avoir de l’impact sur son entourage : le Qur’…n 1942 .

Cependant, les Juifs, à qui Jésus a été envoyé, refusent de le suivre 1943 . La critique d’AbŽ Zahra à l’encontre des juifs est vive. Il dresse d’eux un portrait moral où il les montre avides et âpres au gain, imbus d’un sentiment de supériorité qui les fait mépriser les autres et ignorants de toute forme de spiritualité 1944 . Ils ne sont donc pas réceptifs au message de Jésus en qui ils voient un danger dont il faut se prémunire ; ils finissent par faire condamner Jésus 1945 . Dans le Qur’…n, il est stipulé que Dieu les a empêchés de le tuer en le subtilisant aux yeux des hommes 1946 .

Pour terminer la présentation de Jésus chez les musulmans et faire une transition avec la partie consacrée à l’analyse chrétienne, le professeur tranche la question de la substitution : Jésus n’est pas mort mais c’est un sosie qui est mort à sa place 1947 .

En revanche à aucun moment le AbŽ Zahra n’évoque une des spécificités qur’…niques qui fait de Jésus l’un des signes eschatologiques 1948 .

Après cette présentation musulmane de Jésus, l’auteur livre ce qu’il pense être la version chrétienne.

Notes
1914.

Cf. M. Ab•Zahra, op. cit., p. 7.

1915.

Ibid.

1916.

Cf. M. Ab•Zahra, op. cit., p. 7sq.

1917.

Ibid., p. 8.

1918.

Dans l’EB, Jésus cite nominativement MuŸammad, ce qui n’est pas le cas dans le Qur’…n. Voir plus bas.

1919.

Notamment dans 7, 156-157 et dans 61, 6, pour les passages les plus explicites. Le verset 6 de la sourate 61 pose problème car il en existe deux variantes reproduites par Blachère, la version A et la version B. Cette dernière ne se retrouve que dans la version de Ubayy, alors que la A est celle de la vulgate, donc celle généralement admise. Or les différences sont importantes puisque dans la version B le nom du prophète annoncé par Jésus n’est pas explicité, il est précisé qu’avec lui se clora la série des messagers divins, alors que, dans la version A, Jésus annonce le nom du dernier prophète qu’il nomme AŸmad. La racine Ÿ m d qui se retrouve dans MuŸammad permet aux musulmans d’identifier AŸmad au prophète de l’islam.

1920.

C’est le cas de RaŸmat All…h al-Hind€ (voir plus bas) et de R. Ri£… dans un de ses articles « La dérivation du nom du prophète AŸmad de l’Évangile de Luc. Extraits des Évangiles et des livres chrétiens », al-Man…r 33, 1ère partie, 1933, p. 65-72. Dans son article, l’auteur n’hésite pas à recourir au grec, à l’hébreux, à l’histoire... pour étayer son argumentaire car il se veut scientifique.

1921.

« [...] le Paraclet, l’Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses et vous fera vous souvenir de tout ce que je vous ai dit. »

1922.

J. Jomier, Le commentaire..., op. cit., 329. Des références bibliographiques sur le sujet se trouvent dans la note 99 pages 100sq de R. Caspar, Théologie m usulmane...

Jean Morillon dans « La révélation et les langues sémitiques », in Louis Massignon et le dialogue des cultures, Cerf, Paris, 1996, p. 43-69, aborde aussi la question (p. 56) : « Une telle explication ne serait possible que si, seules les consonnes comptaient ou du moins avaient le pouvoir de conférer le sens primordial comme en sémitique. Mais le mot paraclètos est grec, langue où para ne saurait se transformer en peri. On voit combien il est impossible de raisonner grammaticalement en indo-européen comme on peut le faire en sémitique. Cela dit il serait intéressant de connaître le mot araméen dont Jésus s’est servi, mais évidemment nous l’ignorons... ».

1923.

Cf. M. Ab•Zahra, op. cit., p. 9.

1924.

Ibid.

1925.

Ibid.

1926.

Cf. J.-M. ABD-EL-Jalil, Marie et l’islam, Paris, Beauchesne, 1950,p. 12-15.

1927.

AbŽ Zahra y fait probablement allusion à la page 9 quand il rappelle que Marie est protégée contre le diable.

1928.

Cf. M. Ab•Zahra, op. cit., p. 9.

1929.

J.-M. ABD-EL-JaliL, « Problèmes de mariologie en islam », Le Bulletin des Missions, 3ème trimestre 1948, p. 113.

1930.

Cf. M. Ab•Zahra, op. cit., p. 11.

1931.

Les théologiens sont divisés quant à la possibilité pour une femme d’être nab€, J.-M. ABD-EL-JaliL, art. cit., p. 118sq.

1932.

Cf. M. Ab•Zahra, op. cit., p. 11.

1933.

Ibid.

1934.

Ibid.

1935.

Ibid.

1936.

Ibid.

1937.

Ibid., p. 12sq.

1938.

Ibid., p. 13.

1939.

Ibid., p. 14.

1940.

Ibid.

1941.

Ibid., p. 15.

1942.

Ibid.

1943.

Ibid., p. 18.

1944.

Ibid., p. 18sq.

1945.

Ibid., p. 20.

1946.

Ibid. et 4, 157.

1947.

Il rapporte aussi les dires de certains pour qui Jésus se serait réfugié en Inde. En fait, d’après la secte des AŸmadiyya c’est au Cachemire qu’il se serait rendu. J. Jomier, « Réflexion à propos d’un ouvrage musulman sur le christianisme », Parole et Mission 19, octobre 1962, p. 547, n. 4 : « L’auteur [ le šay¢ Zahra] ne dit pas, à cet endroit, que pour certains membres de la secte des AŸmadiyya Jésus a été réellement fixé à la croix, donc crucifié, mais lorsqu’on l’a descendu de croix, tous le croyaient mort, alors qu’il ne l’était pas en fait, et il est revenu à lui peu après. »

1948.

Cf. R. Caspar, Traité de théologie..., p. 166 : « Le Coran ne parle, et par allusion, que de Jésus “signe” (‘alam) ou “science” (‘ilm) de l’Heure (43, 61)... ». Par contre, le —ad€ミ est prolixe sur la question des signes annonciateurs de la fin du monde : le retour de Jésus est l’un d’entre eux. Certains musulmans associent Jésus au mahd€, lui aussi un des signes de la fin du monde. Même dans ce rôle, Jésus est le continuateur de ‘Is… : un annonciateur et un muslim.