Chapitre III : Les I¼w‚n al-±af‚’ : des pionniers du dialogue

L’association des I¢w…n al-™af…’ est fondée au Caire en janvier 1941 2073 et arrête ses activités au début de l’année 1953, avec une nette diminution des rencontres dès 1952. Les seules études concernant ce groupe sont, à notre connaissance, trois articles du père Anawati :

« Une expérience, au Moyen-Orient, du dialogue islamo-chrétien », in Dialogue d’aujourd’hui, mission de demain, J. Kerkhofs, A.M. Henry (éd.), éd. Mame et Le Cerf, Paris, 1968, 27-43 – sous la direction du centre d’information « Pro Mundi vita », Bruxelles.

« Un témoin historique du dialogue islamo-chrétien : l’Association des Frères Sincères (I¢w…n al-™af…’) [1941-1953] », IsCh 5, 1979, p. 250-253 ;

« Pour l’histoire du dialogue islamo-chrétien en Égypte : l’Association des Frères Sincères (I¢w…n al-™af…’) 1941-1953 », mideo 14 Mélanges 1980, p. 385-395.

Après une interruption de 22 ans, le groupe renaît sous une autre appellation en 1975 à l’initiative de Mary Kahil. On trouvera une première approche dans l’article de C. Van Nispen Tot Sevenaer, « L’association de la Fraternité religieuse (¯am…’at al-I¢a al-D€n€) », IsCh 5, 1979, p. 253-258.

Les articles d’Anawati donnent une première idée du groupe, tout en précisant qu’« il serait souhaitable, qu’un jour, un chercheur diligent dépouille ce dossier et en fasse une présentation » 2074 .

Ces études sont précieuses pour l’identification de certains participants parmi les plus importants et qu’il serait difficile de connaître autrement, si ce n’est par la tradition orale. mais, les témoins directs se font rares 2075 . En revanche, nous avons noté quelques décalages entre les thèmes et les dates annoncés dans les articles et les sources consultées, sans incidence majeure pour la compréhension de l’association. De plus, Anawati, arrivé au Caire en août 1944, écrit qu’il a été chargé par Ayrout de s’occuper du groupe 2076 . Or, son nom ne figure sur aucun des procès-verbaux des séances avant août 1945, à l’exception de la rencontre du 13 novembre 1944 où sa conférence est annoncée pour janvier 1945. Lors de cette rencontre se déroule l’élection du conseil d’administration et le nom d’Anawati ne figure ni dans la liste des élus, ni dans celle des candidats. Le 19 novembre 1945, Anawati est élu au conseil d’administration avec quatre autres membres. C’est toujours par les articles d’Anawati que nous apprenons qu’à partir de son arrivée les réunions se tiennent au couvent des dominicains 2077 . Les premières réunions ont lieu chez M. Qass€s à Héliopolis, chez les jésuites (avenue Zakk€ ou avenue Princesse N…zal€) ou encore chez YŽsuf —ilm€ al-Mi™r€. À partir de la 30ème rencontre, le 13.06.1942, les rencontres se déroulent aussi à « la maison du groupe », que nous ne sommes pas en mesure de repérer. Par la suite, les lieux des rencontres ne sont mentionnés que très rarement, puis ne le sont plus. Des rencontres à caractère amical ont lieu aussi chez des membres du groupe 2078 .

Le corpus consulté se trouve actuellement au couvent des pères dominicains du Caire sous forme manuscrite. Il est composé d’un cahier où sont notées les rencontres avec une description, plus ou moins sommaire, de leur contenu et des discussions qui suivent, le tout rédigés sous forme de notes. On trouve aussi des feuilles libres qui sont des brouillons des conférences, rédigées par le conférencier, en notes ou encore à différents stades de rédaction et toujours manuscrites dans leur écrasante majorité, d’où les difficultés à déchiffrer qui sont renforcées par la pluralité des rédacteurs. Toutes les feuilles libres n’ont pas été traduites car la disproportion aurait été trop grande entre le travail à fournir et les résultats obtenus sur des sujets dont l’intitulé nous est apparu loin de nos préoccupations immédiates. Toutes les rencontres et les conférences sont en langue arabe à l’exception d’une seule, en français d’après le compte rendu 2079 . Nous avons procédé à une étude systématique de la première rencontre à la 91ème, soit du 8.01.1941 au 21.01.1946, ainsi qu’un exposé d’août 1950. Entre 1946 et 1950 nous avons fait des sondages en repérant les différents thèmes abordés et les noms des intervenants. Quelques conférences, même dans la période analysée de manière systématique, sont manquantes et Anawati en donne l’explication : « il y a à certains moments des défaillances dans la régularité des réunions ainsi que dans la rédaction des comptes rendus. » 2080 De plus, alors qu’Anawati dresse une liste des rencontres et des thèmes sur l’ensemble de la période, entre 1950 et fin 1952 il ne mentionne aucune conférence 2081 . Nous ne savons toujours pas où se trouvent les procès-verbaux manquants, dans le cas où ils existeraient.

Le corpus à notre disposition n’a pas un contenu homogène. Ainsi, lors de certaines séances il peut ne pas y avoir de conférence (1ère et 3ème rencontres), dans d’autres cas les comptes rendus sont très laconiques (63ème à 68ème rencontres). mais, dans l’ensemble, le corpus est suffisamment riche pour servir de base à une analyse des premières années de l’association.

Anawati propose une chronologie en trois phases : « Depuis sa fondation en 1941 jusqu’à la cessation pratique des réunions en 1953 on peut distinguer, en ce qui concerne le choix des thèmes, trois phases. La première va de la fondation jusqu’en 1944 : c’est la période des fondations où prédominent les thèmes proprement religieux et sociaux. À partir de 1944 entrent dans l’association Louis Massignon, les professeurs Khodeiri et Ahwani, les pères de Beaurecueil, Jomier et moi-même. Du coup la tendance se fait plus intellectuelle, plus “académique”. Enfin, après juillet1952, date de la Révolution, les séances s’espacent et les thèmes deviennent plus neutres. » 2082 .

Qui sont les membres de cette association ? Il est difficile de le déterminer avec précision car à aucun moment une liste des membres n’apparaît. Nous avons donc, de manière empirique, recensé tous les noms qui apparaissent dans les comptes rendus. Nous disposons aussi de la liste fournie par Anawati dans ses articles et nous sommes en possession des statuts de l’association 2083 dont nous estimons qu’ils furent imprimés début 1943 car y sont recensés les sujets de recherche de la première année 1941-1942.

Ces statuts donnent la liste des membres fondateurs, qui est plus importante que le nombre des personnes présentes lors de la première rencontre du 8 janvier 1941. Dans les statuts 21 noms sont cités, alors que lors de la première rencontre seules cinq personnes sont présentes : Michel Qass€s qui a invité ses amis à faire connaissance chez lui, Ayrout, inspecteur des écoles des pères jésuites, ±idd€q Sa‘€d€ al-¯az…’ir€, étudiant à la faculté des sciences littéraires, Kam…l F…’id, étudiant à la faculté des sciences littéraires, YŽsuf —ilm€ al-Mi™r€, étudiant à la faculté des sciences littéraires. L’initiative semble revenir à M. Qass€s, même si ce dernier apparaît très peu dans les autres comptes rendus. Il est intéressant de noter que trois des cinq membres sont des étudiants et qu’ils auront, tout comme Ayrout une participation importante au sein de l’association. Bien sûr, ces cinq personnes se retrouvent dans la liste des fondateurs donnée par les statuts. Toutefois, M. Qass€s ne figure pas et le seul nom pouvant correspondre est celui de Michel Assis 2084 . Nous avons rencontré de nombreux problèmes dans la translittération des noms propres de l’arabe au français car il n’est pas toujours possible, pour les noms propres, de connaître les voyelles quand elles sont courtes. C’est pourquoi nous nous servons, dans le doute et quand elle existe, de la forme utilisée par le père Anawati.

Les membres fondateurs sont au nombre de vingt-et-un 2085 , mais plus de soixante-dix personnes ont fréquenté les réunions entre 1941 et 1953. On peut noter que les nouveaux venus dans les réunions ne sont pas forcément introduits par des coreligionnaires, comme c’est le cas pour le šay¢ MuŸammad YŽsuf MŽs…, introduit par Ayrout. De même, on peut souligner la présence de non égyptiens comme le professeur Fud…’il, président de la délégation algérienne d’al-Azhar, introduit par ±idd€q Sa‘€d€ al-¯az…’ir€.

Il se dégage un noyau central qui coïncide avec les fondateurs définis dans les statuts. D’un point de vue sociologique, les participants appartiennent aux milieux aisés, intellectuels et universitaires. Il ne semble pas exister de distinction sociale entre les chrétiens et les musulmans. Globalement, les professions libérales sont représentées par des médecins ; la présence d’universitaires et d’hommes d’Église catholiques est prépondérante. Il est difficile d’identifier la confession des chrétiens mais ils sont dans leur grande majorité catholiques. Les religieux sont en majorité des jésuites avant que le groupe des dominicains ne se constitue. Les laïcs sont souvent des hommes engagés dans des associations religieuses. Nous n’avons repéré ni copte, ni protestant. Quant aux musulmans, la présence d’azharistes est révélatrice de l’existence dans cette période d’une élite formée sur le modèle du « šay¢ au tarbouche » dont nous avons parlé en première partie. C’est une élite qui, tout en conservant une solide formation théologique de type traditionnelle, est ouverte à de nouvelles perspectives culturelles et par conséquent aux échanges. Tous ces hommes, et ceux qui les rejoignent, ont dans les années qui suivent des postes à responsabilité au sein de l’État ou de la société civile 2086 . Nous sommes en présence d’une élite, ce qui traduit le dialogue par le haut et entre « décideurs » capables de diffuser dans la société une nouvelle optique des relations islamo-chrétiennes. Ils s’apparentent à des relais d’opinion car ils occupent des places prépondérantes dans la société. S’ils sont des « intellectuels » ils ne sont pas des « techniciens » c’est-à-dire des spécialistes au jargon inaccessible au néophyte, nous le verrons, leur registre de vocabulaire se veut abordable. Le temps des savants ne vient qu’à partir de 1945 et confère alors une autre dimension à ces rencontres.

À partir des différents thèmes traités lors de ces rencontres, un certain nombre de questions se posent. On peut se demander si les discussions sont influencées par le cours de l’actualité ou si d’autres thématiques dominent et quelles sont-elles ? Des sujets peuvent-ils être abordés parallèlement par un musulman et par un chrétien ? Dans la mesure où nous possédons le compte rendu détaillé de certaines séances il serait utile de déterminer si les lignes de démarcations passent par les confession. En d’autres termes, si le réflexe communautaire prime sur les sensibilités personnelles.

Notes
2073.

AIDEO, la première rencontre a lieu le 8 janvier 1941 chez Michel Qass€s.

2074.

G.C. Anawati, « Pour l’histoire du dialogue islamo-chrétien... », p. 390.

2075.

Nous avons rencontré l’un des fondateurs qui s’occupe toujours de l’association ¯am…’at al-I¢a al-D€n€, et put mesurer à quel point, malgré une bonne foi évidente, le fossé entre la mémoire et la réalité historique est difficile à combler.

2076.

G.C. Anawati, « Une expérience, au Moyen-Orient, du dialogue islamo-chrétien », in Dialogue d’auhourd’hui, mission de demain, J. Kerkhofs, A.M. Henry (éd.), Paris, éd. Mame et Le Cerf, 1968, p. 27-43 – sous la direction du centre d’information « Pro Mundi vita », Bruxelles. p. 32 ; « Un témoin historique du dialogue islamo-chrétien : l’Association des Frères Sincères (I¢w…n al-™afa’) [1941-1953] », IsCh 5 1979, p. 250 ; « Pour l’histoire du dialogue islamo-chrétien... », p. 386.

2077.

G.C. Anawati, « Un témoin historique du dialogue islamo-chrétien... », p. 250 ; « Pour l’histoire du dialogue islamo-chrétien... », p. 386.

2078.

AIDEO, soirée de thé chez Ma‰€d DŽz, 19.03.1941.

2079.

AIDEO, séance du 20.06.1941.

2080.

G.C. Anawati, « Un témoin historique du dialogue islamo-chrétien... », p. 250,

2081.

G.C. Anawati, « Pour l’histoire du dialogue islamo-chrétien... », p. 394.

2082.

Ibid., p. 390.

2083.

ACSF.

2084.

En dialecte égyptien le qaf ne se prononce pas et se transforme en alif.

2085.

Liste des 21 à partir des statuts : « Ibrahim Abdel Fadi Professeur au Collège des Pères Jésuites, Père Elie Zoughby prêtre du rite melkite catholique, Toufik Hanna Faculté des Lettres, Père Georges Hakim Supérieur de l’École Patriarcale, Hassan Anis Faculté des Lettres, Raouf Kahil Licencié en Droit, Dr. Charles Helmi al-Masri médecin légal, Sadik Saadi el-Gazasrly Faculté des Lettres, Dr. Taha Mohammad Gomaa adjoint à l’hôpital de Kasr El Aini, Qbdel Hamid Gharib département de la Chimie, Abdel Karim Thabet Faculté de Droit, Dr. Adbou Mohammad Salam médecin, Kamal Fayed Licencié es-Lettres, Magdi Doss Licencié en Droit, Mohammad Abdel Aziz Licencié es Lettres à la Secrétairerie de Légation de Transjordanie, Dr. Mohammad Ghallab Professeur de philosophie muslmane à la faculté religieuse d’El Azhar, Mahmoud Youssef Bibliothèque Nationale, Michel Assis Département du Cadastre, Père Henry Ayrout Directeur général des Écoles primaires chrétiennes, Youssef Helmi El Masri Licencié es Lettres. » Aucune femme ne figure sur cette liste où on aurait pu s’attendre à voir figurer le nom de Mary Kahil.

2086.

À partir de l’article d’Anawati, « Un témoin historique ... », p. 251-253, nous donnons quelques notices biographiques sur les principaux participants musulmans : ‘Abduh Sal…m est devenu ministre de la santé, le šay¢ MuŸammad YŽsuf MŽs… est professeur de morale à l’Université d’al-Azhar et professeur de droit à la faculté de droit il passe plusieurs années de sa vie à Paris pour préparer et soutenir sa thèse de doctorat sur Averroès et a pris contact avec le Saulchoir, le šay¢ Badr…n est professeur à la faculté de théologie d’al-Azhar, al-¼u£ayr€ professeur de philosophie musulmane à l’Université du Caire et chef de cabinet du recteur d’al-Azhar le šay¢ M. ‘Abd al-R…ziq, le šay¢ Ra‰ab professeur à al-Azhar...Un certain nombre d’entre eux a fait des études en France et a continué à collaborer après la disparition de l’association avec les anciens membres chrétiens. Furent-ils des anciens élèves des écoles catholiques ?

Pour les chrétiens : le père Zuチb€ devient évêque de Baalbeck, Raoul Kahil est par la suite professeur à l’Université Américaine du Caire, ‘Az€z Mirz… rédacteur en chef d’al-Ahr…m (l’un des plus grands quotidiens égyptiens), le père Georges —akim est devenu patriarche de l’Église grecque-catholique (ce renseignement se trouve dans l’article d’Anawati, « Pour l’histoire... »)... Certains se retrouvent à la tête d’associations catholiques.