b. Comment fonctionnent-ils ?

Pour une meilleure compréhension nous reproduisons intégralement le projet de l’association. En ce qui concerne le fonctionnement nous renvoyons à l’organigramme de la pagesuivanteque nous avons construit à partir du règlement intérieur.

« Le Projet de l’Association

L’Association des « Frères de la pureté » s’est constituée pour répondre à un désir longtemps caressé par plusieurs personnes instruites, appartenant à des religions différentes ; et c’est un groupe de musulmans et de chrétiens qui en a commencé la réalisation.

On désirait, en effet, voir les chrétiens et les musulmans fraterniser dans une entente et affection mutuelle écartant, dans le but d’une entraide culturelle et sociale, ces différences aiguës qui sont pratiquement le fruit de circonstances historiques, sociales et politiques et qui n’ont aucun fondement au cœur même des religions.

Les fondateurs de cette association ont remarqué que les principes moraux de toutes les religions ne différaient guère essentiellement entre eux, et qu’une divergence de rites, de coutumes ou même de quelques croyances ne devait pas amener les espoirs conçus par les fils d’une même nation, ou même de ceux de l’humanité toute entière, comme il n’est pas juste aussi que les manifestations extérieures des cultes religieux soient un obstacle à la compréhension mutuelle et à l’entraide par la voie des idéaux communs.

Quant aux membres de cette Association, ils ont voulu pour la réalisation de leur but, adopter deux méthodes complémentaires : l’une culturelle, et l’autre sociale et spirituelle.

La méthode culturelle consiste à organiser des conférences et des enquêtes sur les points les plus obscurs des deux religions : chrétienne et musulmane, où chacune des parties montrerait son propre point de vue et chercherait à comprendre le point de vue de l’autre. De cette façon, chacune des deux religions paraîtrait à tous telle qu’elle est, et toute discussion ainsi que toute mésentente provenant d’une incompréhension quelconque serait évitée. Cette méthode comporte aussi, pour les membres de cette Association, l’invitation à communiquer, en différentes circonstances, le résumé de livres, anciens ou nouveaux, qu’ils auraient lus, et qui se rapporteraient aux principes de notre association ou qui aiderait à la réalisation de sa mission.

Quant à la méthode sociale et spirituelle, elle consiste à préparer des réunions amicales où les membres, de confessions différentes, échangeraient leurs idées sur leurs religions respectives ; il s’habitueront à discuter d’une façon paisible et pondérée sur de pareils sujets, que la plupart des gens estiment difficiles et épineux, dans une atmosphère profondément spirituelle où les esprits se purifient et s’élèvent au dessus de tous les partis pour s’accorder et s’unir en toute sincérité ;

L’audition de quelques morceaux d’une musique agréable, pendant ces réunions ajouterait à la sérénité, au calme et au bon goût qui doivent y présider.

Ces deux méthodes se complètent mutuellement : la première a pour but d’éclaircir les esprits ; la seconde de purifier les cœurs et de les préparer à la droiture.

Les groupes ou les individus qui trouveraient en eux de cette vocation, apporteraient à cette Association joie et réconfort s’ils voulaient bien collaborer avec elle.

Formule de notre Association.

Article Premier : Une Association du nom d’Association des « Frères de la pureté » a été fondée. Elle a pour centre général Le Caire.

Article Second : Buts de cette Association.

augmenter l’esprit d’entraide et de fraternité entre les fils des religions révélées (céleste sic), au moyen de la religion, de la science et de la philosophie.

travailler en commun à résoudre les problèmes sociaux en fonction de la morale et de la religion.

Article troisième : l’Association ne s’occuperait pas de politique.

Article quatrième : L’Association est dirigée par un conseil de cinq membres, élu au début de chaque année, à qui appartient de régler la marche de l’Association et de prendre, dans ce but, toutes mesures et décisions nécessaires.

Article cinquième : Le Conseil d’administration choisit parmi ses membres, un secrétaire et un trésorier.

Article sixième : L’Association établit son règlement d’après ses traditions et ses statuts.

Article septième : Conditions d’admission

Il faut que le candidat soit sincèrement religieux, qu’il comprenne les buts de l’Association, les accepte et en poursuive toujours la réalisation.

2. qu’il soit présenté par deux membres de l’Association.

que son admission soit décidée par le Conseil d’administration à l’unanimité.

Article huitième : On ne cesse de faire partie de l’Association que par démission ou par décision du Conseil d’administration. ».

Le terme de dialogue n’apparaît donc à aucun moment même si, en substance, c’est de cela dont il s’agit. Les religions concernées sont l’islam et le christianisme, le judaïsme n’est nulle part mentionné alors que l’association souhaite « augmenter l’esprit d’entraide et de fraternité entre les fils des religions révélées (céleste sic) ». Nous n’avons trouvé aucun élément d’explication à l’absence des juifs.

Dans sa formulation l’article 2 soulève un problème théologique de fond car, de facto, l’islam est considéré comme une religion révélée. Cela est très rare car le christianisme ne peut admettre de révélation postérieure à l’Incarnation. Ont-ils pensé à ce problème dans des termes théologiques ? L’ont-ils volontairement occulté ?

Il est aussi question de fraternité dans cet article 2 et « de fils d’une même nation » dans le projet de l’Association. Le cas de l’Égypte, nous l’avons vu, est particulier dans le sens où l’écrasante majorité des chrétiens, les coptes, appartiennent, d’un point de vue ethnique, au même groupe que les musulmans. De plus les chrétiens ont participé à la lutte pour l’indépendance de l’Égypte. À partir des années trente, les divisions réapparaissent au sein du corps de la nation et se traduisent par la montée en puissance des forces centrifuges. La proposition des Frères de la pureté de résoudre les problèmes sociaux du point de vue de la morale et de la religion n’est pas sans rappeler le programme des Frères Musulmans.

Pour l’Association il n’existe pas de tensions religieuses mais seulement des problèmes sociaux, qu’ils se proposent de résoudre. C’est pourquoi, ils entendent placer leurs actions sur les plans culturel et social et non au niveau théologique. Ont-ils perçu la difficulté et l’impasse de la voie théologique ? On peut noter que cette orientation culturelle et scientifique sera celle de l’ideo.

Ce rejet du politique n’est pas sans poser problème : l’islam n’est-il pas d€n wa-dawla ? Les musulmans du groupe semblent avoir opté pour une lecture plus spirituelle de leur religion.

Pour finir la présentation de ces deux points, il nous faut nous intéresser à la langue utilisée dans les statuts. Il s’agit du français et il n’existe pas à notre connaissance de version arabe du texte. Cela conduit à deux conclusions : l’élite égyptienne de l’entre-deux-guerres est francophone, mais surtout les Frères Musulmans n’hésitent pas à publier le texte d’une association aussi progressiste dans une langue autre que l’arabe. Une fois de plus, nous ne disposons que de bribes d’informations sur les Frères Musulmans qui nous permettent de relativiser la vision généralement répandue sans pour autant être en mesure de formuler un raisonnement d’ensemble 2088 .

Les institutions attestent du caractère non personnalisé et donc collégial de la direction. En effet, le cœur du système est le conseil d’administration qui supervise les autres organes et assure une présidence tournante. Le caractère démocratique du groupe se manifeste dans son système électif et dans le droit de regard qui est laissé aux membres. Nous ne sommes pas en mesure de comparer cet organigramme avec celui d’autres associations existant en Égypte à la même période, si ce n’est avec celui des Frères Musulmans. Une simple approche visuelle oppose les deux groupes : l’organigramme des Frères Musulmans est caractérisé par la verticalité qui suggère le poids hiérarchique des instances et le mouvement du haut vers le bas des relations.

Le second enseignement que nous pouvons tirer des statuts de l’association est l’absence d’une répartition confessionnelle dans la représentation aux sièges électifs. À aucun moment la confession des membres élus n’est mentionnée. Ce fait témoigne de la volonté des hommes du groupes de se concevoir comme des confrères dans le sens étymologique du terme, ce qui suppose qu’ils se considèrent avant tout comme des croyants sans distinction aucune sur le plan religieux. Cette attitude traduit aussi, selon nous, une disposition d’esprit particulière aux chrétiens égyptiens qui refusent le statut de minorité car leur fidélité nationale l’emporte sur leur spécificité religieuse. Du côté des musulmans c’est une attitude idéologique similaire que nous retrouvons : leurs confrères chrétiens sont des Égyptiens à part entière et non des citoyens de second ordre. La matérialisation de leurs idées se traduit dans le résultat des élections analysé précédemment.

Cette unité trouve son aboutissement dans la prière commune retenue par les Frères de la pureté dans leurs statuts :

« Vers Toi, ô Dieu...

Vers Toi ô Dieu nous nous tournons tous avec des cœurs soumis et humbles, espérant toujours de Toi le secours et la lumière qui dirige vers la voie droite. Fais que nous soyons sincère dans ton amour, éclairés par la lumière de Tes prophètes et de Tes apôtres ; et donne le succès à ce que nous faisons pour te plaire, afin que chacun de nous demeure fidèle à ses croyances et à sa religion, charitables envers les autres, et que nous allions toujours de l’avant dans le chemin du progrès et du succès. Ainsi soit-il. ».

Nous n’avons pas trouvé de version arabe du texte ce qui rend notre analyse plus difficile car la langue arabe est très précise dans sa terminologie et permet de mieux cerner les subtilités théologiques. Le message qu’il nous faut retenir est celui du rejet de tout syncrétisme et de l’accomplissement de chacun au sein de sa propre croyance. Cette position est pour la période très originale et ne se diffusera que plus tard dans les milieux missionnaires 2089 .

Le choix du vocabulaire, à partir du français, témoigne de la volonté de ne s’inscrire dans aucune tradition précise, ni chrétienne ni musulmane. Les mots utilisés sont « neutres » du point de vue de l’appartenance confessionnelle. Nous aurions été curieuse de connaître le mot arabe utilisé pour Dieu. Il est fort possible qu’il soit la traduction de seigneur (rabb). L’utilisation des termes de prophètes et d’apôtres rappellent la distinction entre prophète et envoyé qui se trouve dans l’islam, mais aussi, dans une moindre mesure dans l’Ancien Testament.

La formulation de cette prière l’inscrit plutôt dans la catégorie de la du‘… que de la ™al…t, soit de la prière d’invocation et non de la prière rituelle. Le souci est d’éviter tout formalisme car la du‘… laisse une plus grande amplitude dans la formulation.

La publication des statuts marque la naissance légale du groupe mais ne modifie en rien le rythme de l’association car les statuts prévoient au moins une réunion par mois, il faut attendre 1944 pour voir un calendrier précis se mettre en place.

En effet, au début de 1944, les rencontres sont programmées pour les 1ers et 3èmes lundi de chaque mois. Les membres absents doivent se faire connaître à l’avance. Un calendrier précis des séances est donné, puis l’élection du conseil d’administration a lieu. La proportion reste de trois chrétiens et de deux musulmans. Le père Ayrout et le šay¢ MuŸammad YŽsuf MŽs… sont réélus, et Raouf Kahil fait son entrée au sein du conseil. Nous avons là la triade principale qui assure la continuité de l’association durant ces premières années.

Si le 13.11.1944 le projet de publier est à nouveau discuté, le débat porte sur les conférences à publier : doit-on choisir celles à venir ou celles passées ? C’est à l’occasion de cette séance que, pour la première fois, les participants se mettent d’accord sur le thème de l’année à venir et choisissent la mystique. Il est aussi recommandé à chaque membre d’amener un nouvel adhérent. La volonté de s’agrandir et de se faire connaître va croissante. Ils estiment donc que leurs idées peuvent trouver un écho favorable auprès de la société égyptienne tout en conservant le caractère amical qui est l’un des fondements du groupe. Les élections pour l’année 1945 confirment la triade et la répartition confessionnelle est maintenue alors que rien d’un point de vue institutionnel ne l’a imposé. La nécessité d’une publication est une nouvelle fois rappelée. L’année 1946 voit l’entrée au sein du conseil du père Anawati et le maintien du šay¢ Badr…n et de Raouf Kahil.

Cette présentation faite, notre objectif est de dégager les grandes lignes qui fondent la dynamique du groupe plutôt que de nous livrer à une étude analytique des P.V.. L’intérêt de notre recherche est moins de se pencher sur les subtilités d’analyse des participants, que d’essayer de comprendre le fonctionnement du groupe, les interactions en son sein et les logiques auxquelles il obéit.

C’est pourquoi, dans un premier temps, nous étudions les thématiques sur lesquelles existent un accord entre les membres. Nous aurions pu ensuite, pour respecter une certaine logique, envisager les points de divergence. Or, le groupe ne fonctionne pas sur ce mode binaire. Certes, des divergences existent mais elles se présentent souvent sous la forme du dialogue. En effet, les oppositions sont liées aux représentations que chacun se fait de l’autre. Elles apparaissent sous la forme d’interrogation et rarement sous forme affirmative, preuve de l’existence d’un véritable dialogue. Dialogue qui ne conduit pas, quand il s’agit des dogmes, à un syncrétisme : il permet seulement de clarifier les situations de désaccord, non de les annuler. Enfin, nous nous intéresserons à la construction des discours à partir d’études de cas afin de tenter de déterminer les processus de réflexion des uns et des autres et de voir si les modèles sont trans-confessionnels. Bien sûr, nous n’avons pas la prétention à partir de ces seuls procès-verbaux de dresser des schémas de penser, mais plus modestement de repérer quelques clés d’interprétation sur la vision de l’Autre.

Notes
2088.

Un travail de longue haleine permettrait peut-être de trouver des documents confirmant la pluralité des orientations de l’Association avant l’assassinat d’al-Bann…. Mais ce ne sont là qu’hypothèses...

2089.

Elle se retrouve de manière indirecte chez un penseur comme le šay¢ ‘Abduh, pour qui toute personne qui suit les enseignements de sa religion sera sauvée.