b. La conception de la religion

Toujours sans entrer dans une approche analytique que nous esquissons plus bas, de grandes lignes communes se font jour à partir des déclarations des uns et des autres. Les sujets sur lesquels existent un certain consensus, quant à la conception de la religion, sont hétéroclites : la tolérance, l’intégrisme, la mystique et surtout les rapports entre la religion d’une part et la science et la philosophie d’autre part. Les accointances sur les question d’intégrisme et de tolérance rejoignent les buts de l’association. Sur la mystique les positions sont davantage nuancées sans que les clivages passent par l’appartenance religieuse comme nous le verrons plus loin. Pour les rapports religion/science-philosophie, si le consensus n’est pas toujours évident, de nombreuses convergences existent.

Ainsi, les confrères ont conscience que le matérialisme peut aussi bien se développer dans le monde musulman que dans le monde chrétien 2104 . En d’autres termes que le matérialisme peut toucher aussi bien les chrétiens que les musulmans. Si l’idée n’est pas neuve pour ce qui concerne l’Occident chrétien, elle est peu répandue chez les musulmans. Ces derniers ont beaucoup de mal, et ce même au début du XXème siècle, à concevoir l’existence du phénomène dans leur société, qui, de facto, n’est concernée que bien plus tard que l’Europe 2105 . Ni les conditions économiques et sociales, ni l’environnement intellectuel n’étaient favorables au développement de telles théories. Elles sont le produit des sociétés occidentales et ne trouvent aucun facteur endogène en Orient, qu’il soit chrétien ou musulman. Ce phénomène, et son corollaire l’athéisme, est difficilement admissible pour les musulmans, mais les musulmans du groupe adoptent une attitude offensive pour défendre les croyances et les mœurs en combattant les idées de l’athéisme 2106 .

Ce danger de l’athéisme, bien que minoritaire dans le monde musulman, préoccupe le šay¢ MuŸammad YŽsuf MŽs…. Il exprime ses craintes dans une conférence qu’il donne pour ses confrères en août 1950 : « La coopération entre l’islam et le christianisme dans la lutte contre l’athéisme » 2107 . Son premier contact avec l’athéisme, il l’a eu à Paris pendant ses études. Certes, il admet que peu de personnes ont ouvertement reconnu qu’ils ne croyaient pas en Dieu. Il n’en dénonce pas moins le danger que représente l’athéisme, dans la mesure où, d’après le šay¢, il est en expansion : « Ainsi, j’ai abouti à la conviction qu’il était nécessaire d’agir pour la création d’un front commun entre le christianisme et l’islam pour lutter contre l’athéisme et cela dans l’esprit du respect réciproque et sans égard aux divergences d’opinions. J’ai discuté cette idée avec de nombreuses personnes [...] Je veux mentionner ici parmi d’autres : M. Louis Massignon, puis M. Etienne Chelson 2108 du Collège de France ou le père Sisley 2109 de l’École des Hautes Études à la Sorbonne. J’ai même pensé solliciter une entrevue avec le pape, ce qui, malheureusement n’a jamais eu lieu. Par simple coïncidence la presse égyptienne commençait à l’époque à publier de nombreuses informations selon lesquelles la même idée avait attiré l’intérêt et le soutien du Vatican et d’autres prélats de l’Église, tous inquiets de l’expansion de l’athéisme. »

Cette idée d’un front commun apparaît, nous l’avons vu, dans les années 1930 sous la plume de certains missionnaires ou religieux catholiques, mais ils sont alors peu nombreux. Après la seconde guerre mondiale, l’évolution en ce sens se renforce face à l’extension du communisme qui rend alors le danger plus imminent aux yeux du catholicisme.

Pour tout croyant de cette période, l’athéisme est le pire des maux. Dans cette lutte, la distinction religieuse n’intervient pas car chrétiens comme musulmans sont fidèles à une vision du monde où Dieu a une place et un rôle essentiels ; les distinctions n’apparaissent que sur la nature de cette place et de ce rôle. On retrouve dans les critiques des musulmans et des chrétiens le même argumentaire sur la nécessité d’un univers avec Dieu et sur les dangers qui guettent toute société qui l’écarterait ou le nierait. L’éducation religieuse apparaît comme l’un des principaux outils dans la lutte. L’encadrement de la jeunesse est l’une des premières mesures préconisées par M. YŽsuf MŽs… dans sa conférence d’août 1950. Dans une Égypte traversée par le puissant mouvement des Frères Musulmans, les Frères de la pureté ne donnent pas de solutions concrètes quant à la manière de concilier le caractère religieux de la société et le respect du pluralisme. Leur conception religieuse de la société relève de la morale et non de l’institutionnel. On ne trouve pas trace du débat sur la double nature de l’islam, spirituelle et temporelle. Ces thèmes ont-ils volontairement été évacués comme non conforme à la règle de ne pas parler de politique ? Le statut de l’islam est tel que, ne pas évoquer les problèmes politiques, revient à en occulter les problèmes de fond qui traversent la société musulmane avec des répercussions évidentes pour les chrétiens. Mais il est vrai que les confrères sont des hommes pour qui la spiritualité est l’essence de la religion.

La nécessité de concevoir une société avec des fondements religieux découle pour eux de la vérité première de l’existence de Dieu. C’est pourquoi tous sont convaincus que Dieu s’est manifesté sous une forme ou sous une autre dans toutes les sociétés. L’exemple utilisé est celui des aborigènes qui malgré, écrit-on, l’immense retard en matière de civilisation ont une idée bien claire, pour certaines tribus, de Dieu 2110 . Il nous faut noter que les musulmans partagent cette idée avec la pensée missionnaire catholique 2111 . Au-delà des affirmations dogmatiques, les musulmans retrouvent les chrétiens sur des questions qui ne sont tranchées officiellement dans aucune des deux religions. Le cas est d’autant plus intéressant à relever du côté musulman que ces hommes sont issus pour la plupart des bancs d’al-Azhar, donc du système traditionnel. La marge d’interprétation qu’ils se permettent est plus large que celle généralement admise. Comment expliquer cette tendance : est-ce le contact avec l’Occident ou le résultat d’un développement intrinsèque de la pensée religieuse musulmane ? Certes, le musulman qui a tenu ces propos n’est pas un théologien de formation. Cependant, son discours n’a soulevé aucune objection si l’on en croit le P.V. détaillé de la réunion.

Tous ces thèmes touchent directement les deux religions, mais lors d’une rencontre qualifiée d’ailleurs « d’inhabituelle », un thème ne les concernant pas directement est abordé et la cohésion du groupe est réaffirmée. Le vendredi 10 mars 1944, sous la présidence de M  YŽsuf MŽs…, le Dr ‘Abd al-Sal…m a demandé la tenue d’une réunion où seuls les amis seraient conviés afin de solliciter leurs avis sur un sujet le concernant. Ce dernier a pris contact avec une association mondiale « Oxford People » dont il expose les principes : avoir le sens du dévouement, l’amour absolu, la fidélité absolue, avoir le sens de la chasteté absolue 2112 . Chacun des membres du groupe doit chaque jour faire un examen de conscience individuel ou le faire devant un ami ou l’ensemble du groupe 2113 . Ce mouvement possède au moins deux cellules en Égypte et la plupart des membres sont étrangers 2114 . Si les confrères du Dr ‘Abd al-Sal…m ont bien compris le sens d’une telle organisation, et sont d’accord avec ses principes, ils sont perplexes quant à l’utilité de ce type de mouvement en Orient et craignent des déviations avec la création d’une nouvelle Église ou d’une nouvelle religion 2115 . Le groupe en tant que tel existe bien et se retrouve sur sa conception de la religion, ce qui explique ses réticences face à un tel mouvement.

Pour compléter cette approche de la conception des I¢w…n al-™af…’sur la religion, nous proposons quelques citations caractéristiques d’interventions qui n’ont pas été contestées :

« la religion peut tout éclaircir » 2116  ;

« nous pouvons dire que l’homme de religion est celui qui croit à la vérité de la divinité en se servant de ses avis personnels » 2117  ;

« la philosophie et la religion ont le même objectif qui tourne autour de Dieu, de l’homme et de l’univers, seulement l’homme de religion favorise la révélation » 2118 ;

« il n’existe aucune contradiction entre la vraie religion et la vraie pensée » 2119 .

À travers ces citations perce le problème de la relation entre la religion, la philosophie et la science. La dernière citation pourrait être parfaitement celle d’un musulman tant elle résume parfaitement le « credo » des réformistes. Ils ne tiennent pas à opposer la religion à la science et à la philosophie, ni même soumettre l’une à l’autre, mais constatent la supériorité de la religion car pour eux l’homme ne peut répondre à toutes les questions religieuses car, par essence, il est limité 2120 .

À ces citations, qui ne peuvent que faire l’unanimité dans le groupe, ajoutons une dernière affirmation qui résume l’état d’esprit des Frères de la pureté : « la nature incite l’être humain à se rapprocher du bien et à s’éloigner du mal pour être dans le droit chemin, c’est ce que tout le monde doit accepter tout en restant fidèle à ses convictions » 2121 . Plus qu’un état d’esprit c’est un code de vie que le père Paul propose à ses confrères et cela pourrait être la maxime du groupe : être bon en restant soi-même. Beaucoup de formulations de ce type se rencontrent dans les comptes rendus. Il traduit un environnement non rigide, ni confessionalisant, avec de grands principes qui peuvent être appliqués au quotidien, une certaine hygiène morale à la portée de tout en chacun qui le souhaiterait. Nous sommes au cœur de l’association qui cherche une démarche pour répondre à des questions pratiques et non théoriques afin de tendre vers une « convivance » pratique et non livresque.

Cet idéal ils essaient de le faire partager en projetant, nous l’avons vu, des publications et en se servant du relais provincial constitué par la présence des confrères YŽsuf —ilm€ et Kam…l F…’id à Assiout. Ces derniers ont fait connaître dans les milieux universitaires les principes des Frères de la pureté 2122 . Ce sont toujours les mêmes milieux qui sont visés, mais, à notre connaissance, il n’y a pas eu de groupe constitué à Assiout, ni dans d’autres villes d’Égypte. Elle n’aurait d’ailleurs pu se développer qu’à Alexandrie ou à Assiout, seules villes, avec le Caire, dotée d’une vie intellectuelle de type moderne.

Par contre, nous ne savons pas si le groupe de Damas dont le père Chidiac est venu parler est une « fille » de celui du Caire, au moins au niveau de l’idée de départ, parce qu’il s’en différencie par de nombreux aspects 2123 . À la base se retrouve l’idée du refus de l’intégrisme et la volonté de favoriser conférences et études où se côtoient chrétiens, musulmans et juifs. Ces derniers ne sont pas à notre connaissance représentés chez les I¢w…n al-™af…’. D’autre part, cette association damascène semble composée de jeunes qui s’intéressent aux questions politiques et sociales. Le groupe du Caire ne peut pas être défini exclusivement par la proportion de jeunes et affiche clairement son apolitisme. De plus, les questions politiques et sociales, particulièrement dans les premières années ne sont jamais abordées. L’existence de ce groupe syrien est la preuve qu’à la même époque naît le besoin dans le monde musulman de tisser des liens entre les communautés. L’idée du dialogue trouve son origine en terre d’islam car elle suppose l’expérience d’un contact ancien entre les deux communautés.

Notes
2104.

L’idée est de ‘Abd al-‘Az€z et n’a pas été contestée par les confrères (8ème rencontre du 2.05.1941).

2105.

Il existe bien évidemment des libres penseurs dans le monde musulman, mais, d’une part ils ne font que rarement état de leurs idées et, d’autre part, ils sont en nombre extrêmement restreint.

2106.

Proposition de M. YŽsuf MŽs… à la 62ème rencontre du 1.05.1944.

2107.

Elle se trouve sous forme de brouillon dans les archives de l’ideo au Caire.

2108.

Nous ne garantissons pas l’exactitude de l’orthographe.

2109.

Ibid.

2110.

L’exemple est donné par ‘Abd al-—am€d ヘar€b, musulman et chimiste de formation, le 4.05.1942.

2111.

Cela nous surprend car l’islam fondé sur le tawŸ€d, « l’unicité », fait de l’associationnisme le seul péché irrémissible qui entraîne la damnation éternelle.

2112.

P.V. de la rencontre du 10 mars 1944.

2113.

Ibid.

2114.

Ibid.

2115.

Ibid.

2116.

P. Aidi Charles, 33ème rencontre, été 1942.

2117.

Ibid., Ayrout.

2118.

Ibid., M. YŽsuf MŽs….

2119.

P. Zuチb€, 34ème rencontre du 18.08.1942.

2120.

Rencontre du 14.01.1942, pour le Dr. ¥ah… le cerveau humain ne peut pas comprendre toutes les vérités ni les maîtriser.

2121.

62ème rencontre du 01.05.1944, père Paul.

2122.

Rencontre du 3.03.1942.

2123.

Rencontre du 27.09.1941.