a. L’islam

Le dialogue peut partir de la volonté de montrer à l’Autre ce que l’on pense être et que, pense-t-on, il déforme par manque de connaissances. Mais, dans le même temps le dialogue ne peut s’instaurer que quand l’Autre peut contester aussi l’image que l’on se fait de soi. C’est ce qui se passe lors de la rencontre du 20.12.1941, alors que la discussion porte sur le rapprochement entre croyants, un musulman abondant dans ce sens cite un Ÿad€ミ qui doit confirmer sa position : « vous ne croyez que ceux qui sont sur votre chemin ». Or, la citation n’est pas du goût de tous ses confrères car certains n’hésitent pas à spécifier que le prophète n’a jamais pratiqué cette attitude. Cette réaction peut faire l’objet de plusieurs niveaux d’analyse. Tout d’abord, elle témoigne une fois de plus de la grande liberté et de la franchise dans les échanges, condition sine qua non pour la préservation du groupe. Elle atteste aussi du rejet de tout pharisaïsme et de toute hypocrisie ; le peu de recours aux citations qu’elles soient qur’…niques ou bibliques traduit, selon nous, une volonté de ne pas se réfugier derrière les bonnes intentions que tous les textes religieux contiennent. Les confrères refusent l’apologétique et n’entendent glorifier aucune religion mais discuter entre croyants. La contestation suite à la citation n’a d’ailleurs suscité aucun émoi de la part des présents qui ait été noté dans les procès-verbaux. Avec un autre état d’esprit, la contre-attaque aurait pu être immédiate, mais tel n’est pas la direction vers laquelle les confrères aspirent.

Les affirmations des musulmans sur certains aspects de leur religion suscitent des questions de la part des chrétiens comme en ce qui concerne l’usage de la violence par l’islam. Pour le šay¢ °arabaš€, l’utilisation de la force n’est intervenue qu’après dix ans, jusqu’alors l’islam est pacifique 2124 . Pour le šay¢ il n’existe qu’un cas où le croyant doit être prêt à recourir à la force : « “Pardonne à celui qui m’a fait du mal, donne à celui qui m’a empêché, pardonne à celui qui m’a maudit, mais pas à celui qui ne respecte pas Dieu” et dans ce cas le croyant ne doit pas se laisser faire. » 2125 Le professeur MuŸammad YŽsuf, toujours à propos de l’usage de la force, adopte une position plus offensive. Il considère que l’appel doit susciter la conviction et que dans le cas contraire la force sera admise 2126 . Suite à cette affirmation le père —aqq€q€ se demande si le ‰ih…d est valable à une époque donnée ou s’il est permanent 2127 . Le professeur Sabaチ pose la question de savoir s’il existe vraiment une contradiction entre l’âme et la force matérielle, s’il n’est pas suffisant d’être convaincu par l’argument 2128 . À travers ce débat sur la violence on retrouve une dichotomie « classique » entre un islam guerrier et un christianisme pacifique. Les chrétiens orientaux ont plus rapidement intégré le concept de non -violence car non seulement ils y ont été contraints pendant des siècles, mais ils ont été plus tôt en contact avec l’évolution de la pensée sur ces questions. Les P.V. n’ont pas retranscrit les réponses à ces questions. Nous verrons que le rapport à la violence est bien plus complexe que la division simpliste suggérée par l’épisode.

Ces discussions, loin d’aboutir à une opposition chrétiens / musulmans, mettent surtout en évidence des sensibilités de croyant. C’est pourquoi, dans certains cas, les divisions ne passent pas par les appartenances confessionnelles. Ce type de situation a lieu sur une discussion sur la prière le mercredi 22 juillet 1941. Des différences sur le concept de prières sont apparues, chacun exposant sa définition. L’intérêt de la discussion porte sur la nécessité ou non de suivre les exigences rituelles de la prière afin qu’elle soit valide dans chacune des traditions religieuses. Le débat porte en fait sur deux acceptions, pas forcément contradictoire, de la prière : doit-elle être un acte social et /ou un acte individuel ? Certains, chrétiens comme musulmans, insistent sur le versant social sans, bien sûr, négliger la dimension spirituelle de la prière. D’autres, sans distinction religieuse, mettent l’accent sur l’essence de la prière. Sur ce thème de religiosité des confrères se retrouvent sur le terrain de la sensibilité personnelle, au delà des contingences confessionnelles.

Cette ligne de partage non confessionnelle se retrouve à l’occasion des 84 et 85èmes rencontres qui portent sur la mystique d’octobre 1945. Pour le professeur ¼u£ayr€, beaucoup d’éléments de la mystique sont contradictoires avec les textes qur’…niques et le —ad€ミ 2129 . Cette affirmation amène une question du professeur MuŸammad YŽsuf pour savoir si alors les textes qur’…niques et les idées islamiques peuvent générer la mystique 2130 . La réponse remise à une prochaine fois ne donne pas lieu, si elle existe, à un compte rendu mais les opinions semblent se préciser. Le professeur MuŸammad YŽsuf considère qu’il existe des bases immuables à la mystique dans toutes les cultures mêmes si elles reçoivent des influences 2131 . Pour ¼u£ayr€ il est clair que l’idée de la mystique ne vient pas forcément des musulmans 2132 . Le débat qui traverse le monde des orientalistes, des religieux et des missionnaires catholiques sur la mystique se retrouve chez des musulmans avec la même problématique centrale : la mystique musulmane trouve-t-elle ou non ses origines dans l’islam ? Les clivages sont identiques : pour certains musulmans la mystique musulmane est due à un développement intrinsèque, pour d’autres elle ne peut trouver dans les textes islamiques ses fondements. Il est fort probable que les confrères soient au courrant des discussions en Occident car il compte, cette année 1945, dans leur rang, Massignon qui le premier a démontré l’existence d’une mystique aux origines musulmanes. Il est difficile d’extrapoler les positions des intervenants car nous ne disposons avec ces P.V. que de brides de raisonnements et de discussions, mais il est clair que l’on peut conclure à l’existence de divergences d’appréciations entre musulmans sur le thème de la mystique. Cette différence d’appréciation se retrouve à la 88ème rencontre le 3.12.1945 2133 . Elle oppose toujours sur le même thème Badr…n et ‘Abd al-‘Az€z. Il est difficile d’exposer les différences car les comptes rendus se contente de reprendre des passages de discussions sans liens entre eux. La logique des discours n’apparaît pas, seule l’opposition ressort.

Dans ces discussions autour de l’islam, les chrétiens ont peu posé de questions sur les aspects religieux. Par contre, quand il s’agit du christianisme, les musulmans semblent davantage préoccupés de connaître les positions chrétiennes de l’intérieur.

Notes
2124.

Rencontre du 23.11.1943.

2125.

Ibid.

2126.

Rencontre du 17.02.1942.

2127.

Ibid.

2128.

Ibid.

2129.

84ème rencontre du 1.10.1945.

2130.

Ibid.

2131.

85ème rencontre le 15.10.1945.

2132.

Ibid.

2133.

L’analyse de la mystique à travers toutes les séances fait l’objet plus bas d’une étude.