b. Le christianisme

Dans la formulation du questionnement les musulmans partent toujours de la position de leur religion sur le problème envisagé. C’est ainsi que ‘Abd al-—am€d ヘar€b questionne sur la notion de purification : « est-il vrai que le chrétien puisse partir à la prière sans se purifier après avoir partagé la couche avec sa femme ? » 2134 . ‘Aq€q€ 2135 et °arabaš€ lui répondent que le christianisme insiste sur la continuité de la prière qui ne perd sa valeur que suite à un péché 2136 . Cette question en apparence très précise porte sur le problème central, dans toute religion, de l’interdit. La ligne de partage entre le permis et l’interdit constitue généralement l’objet d’incompréhension entre croyants car la frontière ne passe pas au même endroit. L’état de pureté rituelle est particulièrement importante dans l’islam et son non respect peut entraîner, dans des cas précis et selon le jugement de certains théologiens, la nullité des actes cultuels. La notion de pureté a été ritualisée également dans le christianisme, mais l’entrée dans la modernité et l’évolution de la théologie ont rendu la pratique moins formelle et plus intériorisée. Il existe en outre des musulmans plus attachés à l’intériorisation qu’aux pratiques extérieures. Quant à la réponse qui est faite, elle permet aux musulmans présents de connaître le sens de la validité de la prière chrétienne. Cette connaissance doit permettre de ne plus porter un regard dépréciatif sur l’acte cultuel chrétien de la prière car il est alors replacé dans son référentiel, le seul habilité à révéler sa valeur. À la formulation pragmatique, et non dénuée de surprise, de ‘Abd al-—am€d ヘar€b, ont répondu conjointement un chrétien et un musulman en replaçant dans son cadre le sens de l’interdit chrétien.

Lors de cette séance °ab…n demande si le chrétien doit répondre aux agressions qu’il subit. ±abb…チ lui répond qu’en réalité le chrétien, en tant que groupe, a le droit de répondre à toutes les agressions qu’il subit, même si une agression est considérée comme un péché. °arabaš€ précise alors que le musulman doit aussi pratiquer et penser à la paix avec tout le monde mais il peut par contre répondre à l’agression, d’où son interrogation pour savoir où réside la différence. La réponse n’est pas retranscrite. Le thème de la violence n’est donc pas envisagé de manière homogène par tous les chrétiens. Cela remet en cause la vision simplificatrice évoquée précédemment d’un islam guerrier et d’un christianisme pacifique. D’autant plus que, pour les musulmans, l’Occident chrétien a donné plus d’une fois l’exemple du recours à la violence. C’est la raison pour laquelle le Dr. ¥…h… demande, lors de la rencontre du 23.12.1942, à un père, sur quels ouvrages on s’appuie pour justifier l’utilisation de la violence 2137 . La réponse du P. YŽsuf al-Adhemsemble embarrassée car il rappelle que dans l’Évangile il n’y a peu de textes sur ce sujet.

Une fois de plus les divisions sont le fait de sensibilités personnelles librement exprimées et non pas d’orientation déterminée par la confession.

Un autre sujet préoccupe les musulmans, celui du repentir, abordé à la rencontre du 20.01.1943. L’intégralité du texte doit être reproduite afin de comprendre l’enchaînement des raisonnements :

« Le conférencier a commencé par présenter les trois bases sur lesquelles le repentir repose :

le regret personnel et l’honnêteté

reconnaître son péché

la solution pour s’en sortir.

Puis il est passé aux objectifs escomptés : raviver les âmes, les renforcer, les orienter vers le droit chemin. Il a expliqué ensuite les garanties que l’Église a réalisées pour que les croyants soient tranquillisés. Il est donc nécessaire que le prêtre préserve et garde le secret, n’avoue rien. Finalement le père YŽsuf a montré la relation qui existe entre le repentir et l’idée de l’Église, ainsi que la croyance au mystère de l’incarnation.

°ay¢ AbŽ Zahra : peut-on faire une repentance dans certains cas ?

P. YŽsuf : le chrétien doit le faire au moins une fois par an.

Dr. ‘Abduh : le prêtre a-t-il le pouvoir de pardonner les péchés ?

P. YŽsuf : absolument quand il a la conviction du repentir, car le pécheur peut faire passer son mensonge au prêtre mais pas devant Dieu.

šay¢ MuŸammad YŽsuf : le repend peut-il se faire pardonner par lui-même ?

P. YŽsuf : oui

Dr. ¥…h… MuŸammad : Peut-il y avoir un pardon sans repentir ?

Raouf : Il faut faire une distinction entre le cas du croyant et celui du non croyant. Si le chrétien croit vraiment que le Messie a parlé sur le repentir, il doit l’accomplir, sinon il est considéré comme un non-chrétien. Dans ce cas il ne bénéficiera d’aucun pardon de Dieu.

M. ‘Abd al-‘Az€z : croyez-vous en l’intérêt et aux bénéfices du repentir du côté psychique ?

P. YŽsuf : oui ! mais ce côté est considéré comme secondaire.

M. ‘Abd al-‘Az€z : a mon avis c’est très important sinon comment ferez-vous pardonner un malade avant de le soigner ? »

Ces questions témoignent de l’intérêt des musulmans pour un domaine qui leur est inconnu, cette forme d’examen de conscience en présence d’un prêtre dans leur religion. D’une part, il existe un réel désir de connaître, de comprendre le fonctionnement de la religion de l’Autre. D’autre part, les réponses se veulent accessibles car elles n’introduisent pas les catégories de la théologie catholiques et restent à un niveau intelligible pour des personnes qui n’ont aucune formation sur ces matières. Le vocabulaire est simple, l’explication va à l’essentiel et renonce volontairement à exposer tous les cas de figures possibles. Cette simplicité n’enlève rien au contenu qui reste fidèle aux enseignements de l’Église.

On retrouve cet intérêt des musulmans pour le vécu concret des chrétiens quand le šay¢ MuŸammad YŽsuf demande au père YŽsuf al-Adhem d’expliquer quelques doctrines et rites religieux concernant le semaine qui précède Pâques 2138 . Ce jour là le P.V. précise que peu de personnes sont présentes car c’est le jeudi noir qui précède le vendredi saint. Ce détail permet de voir que les conférences ne sont pas aménagées en tenant compte des calendriers religieux. Mais, MuŸammad YŽsuf se sert de l’occasion pour avoir une explication sur des pratiques que les musulmans côtoient depuis des siècles sans forcément en connaître le sens religieux. En effet, si traditionnellement les rapports de bons voisinages font que l’on se congratule réciproquement à l’occasion des fêtes religieuses, il est rare que le fondements de la célébration soit connu. Le dialogue, dans ce cas précis, consiste en la présentation par un chrétien de ses rites et coutumes.

Parfois, les séances peuvent aussi donner lieu à la libre expression des a priori. Certains confrères n’hésitent pas à exprimer des grandes généralités véhiculées sur la religion de l’Autre et dont ils sont convaincus de la véracité. C’est le cas notamment quand ‘Abd al-‘Az€z souligne l’existence d’un grand désaccord entre le christianisme et la liberté de pensée 2139 . Son idée est de montrer que le christianisme historique a pu aussi être intolérant.

De même le šay¢ MuŸammad YŽsuf, à l’occasion d’une conférence de Zuチb€ sur « le christianisme des premiers temps » 2140 déclare que « le christianisme est meilleur sous sa première forme par sa simplicité » 2141 . Zuチb€ lui indique que le christianisme des premiers temps n’a pas été changé. MuŸammad YŽsuf demande alors si la philosophie a influencé ce changement. La réponse de Zuチb€ est claire : « la philosophie a influencé la religion dans le sens où les principes du christianisme dans un premier temps sans être changés se sont présentés sous un aspect philosophique » 2142 . Le šay¢ MuŸammad YŽsuf se fait le porte-parole du vieux thème apologétique de la modification du christianisme sous l’influence de la philosophie grecque. Cependant, si la thématique est apologétique, elle est abordée sans esprit de controverse. MuŸammad YŽsuf n’a fait, selon nous, qu’exprimer une de ses idées sur le christianisme qui est par ailleurs très répandue, dans le but d’avoir un éclaircissement. Il ne s’est pas engagé dans une polémique dont pourtant il doit connaître tous les rouages. C’est l’exposé du père qui lui a suggéré cette affirmation et non pas l’envie de s’engager dans une polémique. Nous sommes renseignés sur l’étendue de l’idée de la falsification des écritures chez les musulmans. C’est, nous l’avons vu, l’un des grands leitmotiv de la pensée musulmane sur le christianisme qui se retrouve dans tous les milieux.

De même résiste l’idée que l’islam diffère du christianisme par le fait qu’il est destiné à toute l’humanité, alors que le christianisme est destiné à une tribu : c’est l’une des réflexions du Dr. ¥…h… MuŸammad 2143 . Cette idée est aussi un « classique » des apologistes, mais elle se retrouve aussi chez les plus favorables au dialogue.

Ces exemples montrent la grande liberté d’expression qui règne dans les rencontres mais surtout la franchise même si elle ne sert qu’à exprimer des a priori. Ces séances n’évoluent pas en univers clôt qui se protège de l’extérieur et refuserait la réalité, serait une sorte de « religieusement correct », mais bien un espace ouvert de dialogue. Les confrères ne cherchent pas à minimiser les points d’incompréhension et sont conscients du passif historique dans lequel se trouve les relations entre chrétiens et musulmans.

Notes
2134.

Rencontre du 3.11.1942.

2135.

Anawati écrit ‘Aqiqi.

2136.

Ibid. ; °arabaš€ est musulman.

2137.

La discussion est partie du recours de l’islam à la force pour se propager.

2138.

Rencontre du 21.04.1943.

2139.

23ème rencontre du 14.01.1942 ; Raouf explique que cela n’était dû qu’à une mauvaise interprétation.

2140.

32ème rencontre du 13.07.1942.

2141.

Ibid.

2142.

Ibid.

2143.

Rencontre du 23.11.1942. Sa réflexion s’insère dans sur le recours à la violence dans l’islam. Le professeur —ann… lui répond que la religion chrétienne est universelle.