D. Construction des discours

Il est très difficile de se représenter leur mode de réflexion car les procès-verbaux se présentent sous la forme de prise de notes peu propices à une étude de la pensée. Nous avons pu consulter les textes de certaines conférences mais sans les travailler dans les détails. De plus, là aussi il serait téméraire de dresser à partir d’un fonds si restreint les schémas de pensées des intervenants. Seules quelques grandes lignes peuvent être tracées à partir d’études de cas spécifiques et des constations que nous avons établies à partir de l’ensemble du corpus.

Notre étude ne nous permet pas d’opérer de véritable distinction entre la mode de raisonnement des chrétiens et celui des musulmans : la frontière ne passe pas par la confession, du moins à partir des textes que nous avons traduits.

L’absence du recours à l’apologétique est une des constantes du groupe. Les chrétiens n’abordent pas les thèmes généralement abordés dans les milieux missionnaires et en Occident. Les musulmans en font de même en ne traitant aucun des points abordés dans les deux chapitres qui précèdent celui-ci. La conséquence directe est que personne ne fait de reproche à l’autre sur ce qui est communément véhiculé par chaque communauté. Cette absence de thème polémique est-elle due au hasard ou à la volonté délibérée de ne pas aborder ces thèmes ? Nous optons volontiers pour la seconde hypothèse, car ils ne peuvent pas ignorer ces questions discutées.

Cela, nous l’avons vu, n’empêche pas les a priori d’exister. Ils nous renseignent sur les idées préconçues les plus répandues qui ont traversé les siècles jusqu’à nos jours 2144 . Les a priori les plus tenaces sont ceux dont l’origine se trouve dans le Qur’…n. il est difficile à un musulman de s’en détacher en raison de la vénération dont est l’objet le texte révélé. Ils concernent la non universalité du christianisme destiné selon les musulmans aux seuls juifs. Ils se retrouvent aussi, mais de manière moins dogmatique dans la formulation, dans la thématique autour de la falsification des Écritures. On notera que les musulmans ne font pas de citations du texte qur’…nique alors que les textes en la matière sont explicites et que c’est un procédé rhétorique courant. Les musulmans de l’association malgré une grande pratique de ce mode d’exposition pour certains, n’y ont pas recours ou alors de manière plus que parcimonieuse. Les écritures musulmanes sont peu citées à l’exception de certains Ÿad€ミ-s, de quelques citations qur’…niques ou de mentions que cela se trouve dans le Qur’…n. Il en est de même du côté chrétien où l’on trouve des références à la bible mais pas sous forme de citation. Ni les uns ni les autres ne recourent à l’exégèse qur’…nique ou à la critique biblique. Nous ne savons pas si des citations des Écritures étaient fournies oralement.

Nous avons repéré quelques références faites au Qur’…n :

le šay¢ MuŸammad YŽsuf précise que la notion de trinité n’existe pas dans le Qur’…n 2145 ;

citation du Qur’…n « celui qui m’a envoyé est plus puissant que moi » 2146 , elle fait suite à un débat houleux sur la conception des livres révélés.

On aura aussi remarqué la manière qu’ont les musulmans de questionner : ils partent implicitement de ce qui se fait dans l’islam et essayent de voir comment cela se traduit dans le christianisme. Leurs questions se formulent avec un certain pragmatisme, une volonté de savoir pratique et non théorique. Les chrétiens par contre posent peu de question de ce type.

Curieusement, nous n’avons trouvé qu’une seule référence à l’Évangile de Barnabé, faite par MuŸammad YŽsuf pour rappeler que Jésus est un prophète 2147 . Anawati écrit que le šay¢ Badr…n fut convaincu du caractère inauthentique de l’Évangile de Barnabé 2148 suite à l’article de Jomier en 1966 2149 . MuŸammad YŽsuf prend aussi comme référence l’arianisme 2150 . Nous avons déjà trouvé la référence à Arius dans le livre du šay¢ AbŽ Zahra.

Au-delà de toute discussion la base de leur approche de la religion reste la foi seule qui justifie tous les dogmes. Nous retranscrivons les éléments mis en avant par le père YŽsuf 2151  :

la doctrine n’a pas bougé depuis le IIIème siècle ;

la Trinité a toujours existé ;

Augustin n’a fait qu’utiliser les idées platoniciennes pour expliquer la religion ;

la Trinité est un article de foi, de doctrine, de croyance ; il n’y a pas de moyen de la démontrer, tout comme il est impossible de démontrer la croyance en Dieu et en son unicité.

L’histoire est prise à témoin, mais en définitive seule la foi permet l’acceptation des dogmes dans l’islam comme dans le christianisme.

Leurs discours insistent sur tout ce qui rapproche sans pour autant renoncer aux points de divergences. L’exemple de la 60ème rencontre (le 3.04.1944) est éclairant sur cette façon de procéder. La conférence du P. YŽsuf al-Adhem porte sur « le point de vue du christianisme sur la réconciliation entre les religions » :

« Dieu a envoyé des prophètes pour préparer la venue du Messie. L’Église continue la mission du Messie sur terre. L’islam est plus proche du christianisme que le judaïsme. L’islam et le christianisme sont d’accord sur la croyance en un Dieu unique, l’existence du châtiment, la prière, le carême, les dons, aimer ses proches et sa famille, la propagation de la justice.

Mais le désaccord réside et s’accentue en matière de comportement de vie. Les bases du mariage, le divorce et ce qui s’ensuit. Ces questions l’Église les considère importante et n’admet aucune négociation les concernant. 

L’Église n’essaie pas de gagner des individus. Elle considère que toute personne qui fait du bien prend le chemin vers Dieu. Elle constitue pour tous hôpitaux, habitats, crèches, maisons de vieillesse... car tout le monde est sa descendance.

MuŸammad YŽsuf : L’Église met-elle les musulmans, les juifs, les bouddhistes au même “niveau” ?

P. YŽsuf al-Adhem : il existe des fluctuations à des degrés différents. »

Les points d’accord sont nombreux et ils concernent la vie religieuse du croyant. Quant aux points de désaccord, ils sont à l’origine des critiques le plus répandues sur l’islam. La réponse à la question de MuŸammad YŽsuf reste évasive.

Pour terminer ce paragraphe nous souhaitons citer un dernier exemple qui atteste que les lignes de partage des idées et des manière de pensée ne suivent pas la démarcation confessionnelle. Il s’agit de la rencontre du 28.09.1942 :

« ‘Abd al-‘Az€z : la science aujourd’hui nous rapporte des miracles qui étaient considérés comme impossible dans le passé.

P. Zuチb€ : la renaissance des morts est une chose particulière de Dieu seul.

‘Abd al-‘Az€z : le musulman comme le chrétien croit au mystère du Messie. Mais le philosophe peut se demander s’il était vraiment mort. Il était peut-être qu’évanoui.

°ay¢ Badr…n : [...] je ne suis pas d’accord avec ‘Abd al-‘Az€z sur le fait que des miracles scientifiques puissent avoir lieu qui dépassent ceux du passé. Il existe une grande différence entre les miracles de la science contemporaine et ceux des anciens mystères ceux des prophètes... J’adopte la même attitude que Zuチb€... ».

La science pour ‘Abd al-‘Az€z sert de point de référence et lui permet d’avoir un regard critique sur la religion. L’influence du positivisme sur sa manière de penser est évidente même s’il met les formes pour ne pas choquer son auditoire. Il appartient à cette génération de musulmans qui refuse le miracle comme adhésion à la foi. Il développe une réflexion avec une base rationaliste que Badr…n, malgré les précautions oratoires de ‘Abd al-‘Az€z, décèle et conteste.

Le šay¢ et le prêtre sont, quant à eux, sur des positions traditionnelles et littérales par rapport aux textes religieux.

Notes
2144.

Voir Tarbiyya madaniyya wa-isl…miyya, publié par l’Institut pédagogique national d’Alger en 1976, sous la direction de l’inspecteur général ‘Abd al-RaŸm…n °€b…n et dont nous faisons l’étude dans « La figure de Jésus dans l’islam ».

2145.

20ème rencontre le 1.11.1941.

2146.

Rencontre du 14.10.1942.

2147.

20ème rencontre du 1.11.1941.

2148.

G.C. Anawati, « Pour l’histoire du dialogue islamo-chrétien... », p. 388.

2149.

J. Jomier, « L’évangile selon Barnabé ».

2150.

20ème rencontre du 1.11.1941.

2151.

21ème rencontre du 3.12.1941.