E. Les thèmes abordés

Il est difficile de faire une typologie qui puisse regrouper tous les thèmes abordés sans éviter le groupe des « divers ». D’où une répartition en 5 types :

les doublets, c’est à dire les sujets qui sont traités pour l’islam et pour le christianisme :

Marie dans le Qur’…n et les Évangiles (6.06.1941)

l’islam des premiers temps par ‘Abd al-‘Az€z (30.06.1942)

le christianisme des premiers temps par P. Zuチb€ (13.07.1942)

la morale dans l’islam et dans le christianisme par °arab…š€ (3.11.1942)

la femme dans l’islam par MaŸmŽd YŽsuf (juillet 1943)

la femme dans le christianisme par Raouf Kahil(juillet 1943)

Platon et le christianisme par P. al-Adhem (16.04.1945)

Platon et l’islam par MuŸammad YŽsuf MŽs… (30.06.1945)

la mystique :

étude du ™Žfisme dans l’islam et dans le christianisme (22.06.1941)

la personnalité d’al- —all…‰ par Massignon (5.02.1945)

la mystique chez les prêtres chrétiens par Ma‰d€ DŽz (1.05.1945)

la mystique dans les quatre premiers siècles par MuŸammad YŽsuf MŽs… (25.08.1945)

quelques observations concernant la mystique islamique par ¼u£ayr€ (15.10.1945)

l’opinion de R…チib al-Isfah…n€ sur la mystique musulmane par Fu‘…d al-Ahw…n€ (5.11.1945)

la mystique et son influence sur la société par Badr…n (3.12.1945)

la mystique et son influence sur la société par Raouf Kahil (17.12.1945)

philosophie science et religion :

le lien entre la science et la religion par ‘Abd al-—amid (12.03.1941)

la relation entre la religion et la philosophie dans l’islam MuŸammad YŽsuf MŽs… (3.12.1941)

la relation entre les hommes de religion et la philosophie dans l’islam en Andalousie MuŸammad YŽsuf MŽs… (20.12.1941)

relation science et religion par ‘Abd al-—amid (4.05.1942)

relation philosophie et religion par P. Zuチb€

l’accord entre la religion et la philosophie par P. Zuチb€ (18.09.1942)

le lien entre la religion et la philosophie par ‘Abd al-‘Az€z (28.09.1942)

la religion et la philosophie (29.11.1943)

préparation des hommes sur l’horizon de la science (17.01.1944)

avis sur la relation entre religion et philosophie (15.05.1944)

la place des connaisseurs chez Ibn Sina par ‘Uミm…n ¯…hid (13.11.1944)

deux conférences sur Bergson par YŽsuf Karam (3.09.1945 et 1.10.1945)

intégrisme et tolérance :

la tolérance, l’islam et le christianisme par ‘Abd al-‘Az€z (1.03.1941)

l’intégrisme dans l’islam et dans le christianisme par MuŸammad YŽsuf MŽs… (6.06.1941)

la tolérance et l’intégrisme par Raouf Kahil (13.11.43)

le but de la réconciliation entre les religions MuŸammad YŽsuf MŽs… (1.05.1944)

divers :

thèmes à connotations religieuses :

la prière par Dr. Sal…m (20.06.1941)

les fondements du christianisme et la position de l’islam par ‘Abd al-Had€ (1.11.1941)

la religion et la liberté de pensée par ‘Abd al-‘Az€z (14.01.1942)

les livres sacrés dans le christianisme par Raouf Kahil (14.10.1942)

contrition et repentir en islam par MuŸammad YŽsuf MŽs… (20.01.1943)

la résistance dans l’islam par ‘Uミm…n YaŸy… (17.02.1943)

l’école des prophètes par ‘Abd al-—am€d (8.03.1943)

les fondements des mœurs qui relient les nations par MuŸammad YŽsuf MŽs… (21.03.1943)

Oxford People par ‘Abduh (10.03.1944)

l’orientation religieuse et spirituelle des communautés arriérées (21.08.1944)

les religions et le développement de la société par MuŸammad YŽsuf MŽs… (19.03.1945)

autres thèmes :

l’Inde comme je l’ai vue par YŽsuf al-ヘarr…w€ (10.05.1943)

l’islam et la poésie par ‘Abd al-‘Az€z (17.01.1944)

la source des sentiments et des mœurs par MuŸammad YŽsuf MŽs… (21.02.1944)

les princesses des maisons royales par MaŸmŽd YŽsuf (20.03.1944)

critiques de certains écrivains contemporains par le Dr. YŽsuf ヘul…b (18.04.1944)

les raisons du sous-développement des pays musulmans par ‘Abd al-‘Az€z (6.07.1944)

La liste d’Anawati est plus importante et elle se continue jusqu’en 1953 2152 . Mais, dans les faits entre le 10 octobre 1949 et le 20 octobre 1952 le dominicain ne mentionne aucune conférence, puis 5 conférences suivent et la liste se termine le 23 février 1953.

Nous avons aussi pu repérer les thèmes qui suivent la 91ème rencontre sans les étudier dans le détail, c’est pourquoi nous ne les mentionnons pas. À partir de l’année 1945, lesthèmes se font plus savants et nous ne les avons pas retenus pour notre étude 2153 .

Un premier aperçu met en évidence l’importance quantitative des doublets et des relations entre la philosophie, la science et la religion. Les doublets se concentrent essentiellement dans les deux premières années de la vie de l’association qui coïncide aussi avec une prédominance des thèmes religieux et moraux. On ne retrouve pas de périodisation particulière sur les sujets relatifs aux rapports philosophie, science et religion qui se répartissent sur les quatre années. En revanche, la majeure partie des sujets sur la mystique sont abordés en 1945, soit après l’arrivée de Massignon et des dominicains. L’étude du ™Žfisme est alors envisagée dans une perspective académique et non plus sous la forme d’échanges de sensibilités entre non-spécialistes. Dans les années qui suivent le côté intellectuel se renforce au détriment des causeries entre croyants qui caractérisent les premières années de l’association.

Conclusion

L’accueil réservé à l’association est plutôt positif si on en juge les propos du recteur d’al-Azhar ou encore l’accord tacite des Frères Musulmans qui acceptent de publier en français les statuts du groupe. Le seul problème rencontré dans l’opinion est relaté dans la 29ème rencontre que nous avons analysée plus haut.

Les buts de l’association ne peuvent guère susciter d’opposition, d’autant qu’elle s’avère réellement apolitique au point de faire référence à l’actualité une seule fois, en mars 1945. Et encore, c’est de manière implicite et indirecte que M. YŽsuf MŽs… mentionne les méfaits de la guerre dans une période où l’Égypte est officiellement en conflit avec l’Axe. Il s’agit davantage d’un prétexte à l’illustration d’une grande vérité, que de l’analyse à proprement parler de l’engagement politique de l’Égypte dans le conflit mondial.

La notoriété de l’association permet la diffusion des idées du groupe. Ainsi, le petit noyau initial connaît un certain rayonnement. De 1941 à 1946 plus de soixante-dix noms sont cités dans les P.V.. Il y a donc eu plus de soixante-dix personnes qui ont assisté aux séances car seuls les noms des personnes qui interviennent sont retranscrits. On note qu’aucun nom de femme n’apparaît.

Parmi ces personnes il est impossible de connaître la proportion respectives des chrétiens et des musulmans car les comptes rendus ne l’indiquent pas. Les seules indications sont celles données par Anawati. Il en est de même dans les statuts où les membres fondateurs sont classés par ordre alphabétique.

Cette absence de différenciation permet des discussions sur un pied d’égalité et par conséquent une grande liberté dans l’expression. L’ouverture d’esprit dont font preuve les membres est manifeste notamment dans le fait qu’ils ne se cachent pas derrière les citations des Écritures mais élaborent leur propre réflexion. L’orientation n’est pas à la joute oratoire mais à la transmission du vécut religieux personnalisé.

Cela se traduit par un discours ayant recours à un vocabulaire accessibles à toutes « personnes instruites » qu’ils se réclament d’être 2154 . La discussion porte souvent sur des thèmes généraux où le bon sens s’exprime et elle est exempte de tout intellectualisme avant 1945.

Ils ne sont pas là pour s’impressionner mutuellement par l’étalage de leur culture, ce qui exclut toute visée apologétique ou le recours à la controverse. C’est pourquoi les divergences sur les dogmes ne conduisent pas à des conflits et ne sont pas vécues comme des facteurs centrifuges pouvant conduire à l’éclatement du groupe. Au contraire, les divergences sont des occasions pour éclaircir les positions des uns et des autres. Les conflits d’ordre dogmatique ne donnent pas lieu à l’apologétique. Quant aux autres points de tension, ils ne passent pas par une ligne confessionnelle mais obéissent à des règles plus subtiles où les sensibilités religieuses transcendent les religions. Cette absence de polarisation autour de l’appartenance religieuse témoigne de la réalité de ce que les frères ont voulu être : un groupe de croyants qui se retrouvent pour parler de leur vie religieuse.

À partir de 1945, les choses évoluent et le contenu des rencontres s’en ressent. L’année 1945, voit l’association s’enrichir de nouveaux éléments qui influencent son orientation. La périodisation établie par Anawati est à ce sujet très éloquente. Pour lui, à partir de 1945, la tendance au sein du groupe est plus intellectuelle. Toutefois, si nous décelons aussi ce tournant, nous en tirons des conclusions.

En effet, avec l’arrivée des pères dominicains, de Massignon, des professeurs al-Ahw…n€ et al-¼u£ayr€, bref d’un nouveau potentiel intellectuel qui se greffe sur celui existant, l’association change, selon notre analyse, complètement de nature. Elle perd une partie de son esprit pionnier qui faisait son originalité. Dans le même temps, elle devient le prototype d’organisation dans lequel le futur dialogue islamo-chrétien s’inscrira : la rencontre intellectuelle de haut niveau.

Nous pensons que ce nouveau groupe, et en particulier les dominicains, ont voulu plaquer le rôle et le but de ce qui deviendra l’ideo sur cette association alors qu’il s’agit de deux concepts différents. D’un côté se trouvent les I¢w…n al-™af…’, qui se veulent un terrain de rencontre entre croyants, et de l’autre, se trouve l’ideo qui se propose d’être le lieu de l’échange intellectuel entre élites chrétienne et musulmane.

Certes l’association continue, mais elle a perdu son essence première qui en faisait un espace de liberté, de discussion sur des problèmes concrets concernant la foi. Les conférences, à partir de 1945, témoignent de plus en plus du haut niveau scientifique mais n’intéressent pas directement l’objet de cette thèse. L’originalité même de ce type de dialogue entre croyants disparaît au profit des aspects intellectuels, faisant du vécu le parent pauvre de ces rencontres.

Le mot de dialogue n’apparaît pas dans les statuts alors qu’implicitement l’objectif est bien de présenter sa religion et de connaître celle de l’autre, sans arrière pensée de conversion. Les Frères de la pureté réussissent à créer un lieu situé hors de leur temps dans la mesure où l’esprit du groupe est caractéristique d’une période post-missionnaire du côté chrétien, et du refus, chez les confères musulmans, du regard traditionnel porté sur les chrétiens. Ils rompent avec une dynamique pluriséculaire en admettant non seulement que chacun puisse se réaliser dans sa propre foi mais en manifestant un réel intérêt pour connaître la religion de l’autre.

Les fondements du dialogue « officiel », qui se met en place dans les années 1960 sont ainsi en germe. Les rencontres entre chrétiens et musulmans ont lieu bien avant cette période mais elles ne présentent aucun caractère institutionnel. MuŸammad YŽsuf MŽs… le déplore dans sa conférence d’août 1950 : « Malheureusement, pendant longtemps Rome a refusé d’aborder la question du dialogue entre les religions, tout en soutenant l’idée de la “supériorité” sinon de la “victoire” d’une religion sur l’autre. » Mais qui, du côté musulman, aurait alors été considéré comme interlocuteur représentatif : les progressistes, les traditionalistes ou encore les extrémistes ?

Au terme de cette présentation des Frères de la pureté, il apparaît clairement que l’initiative du dialogue se situe en terre d’islam et non en Europe.

La naissance de ce groupe atteste de l’existence d’une élite intellectuelle tant chrétienne que musulmane dans l’Égypte de l’entre-deux-guerres, mais aussi en Algérie autour d’un groupe islamo-judéo-chrétien, ou encore en Syrie avec le père Chidiac, disposée à s’engager sur la voie de la rencontre. Des musulmans, alors qu’ils sont majoritaires, dépassent le stade de la tolérance vis-à-vis des chrétiens pour entrer dans celui du partenariat.

Qu’est-il arrivé par la suite pour que l’initiative du dialogue passe en Occident ? Pourquoi le terrain défriché par les I¢w…n al-™af…’ n’a-t-il pas fait des émules ? De tels groupes semblent destinés à disparaître sans faire école, peut-être parce les thématiques abordées finissent par s’épuiser et parce que le lien amical, ciment du groupe, ne permet pas d’envisager à grande échelle des associations de ce type.

La révolution de 1953 porte le coup d’arrêt à l’association et il faut attendre 1975 pour qu’une autre association prennent le relais, mais le contexte est alors bien différent.

Conclusion de la troisième partie : Les Frères Musulmans, expression d’un consensus ?

Au fil des chapitres, l’évolution du discours est manifeste. Une gradation de l’apologétique perce entre la virulence du Man…r et la courtoisie apparente de la revue de l’université al-Azhar ; la position du professeur AbŽ Zahra paraît alors intermédiaire, car tout en ne parvenant pas à se détacher d’une démarche apologétique, il essaye de présenter honnêtement le christianisme. L’expérience novatrice des Frères de la pureté rompt avec la tradition apologétique et inaugure l’ère du dialogue.

La faible place occupée par le christianisme dans la réflexion musulmane confirme, par ailleurs, qu’il s’agit à ses yeux d’une question annexe et déjà réglée. Le cas des Frères Musulmans nous paraît particulièrement représentatif de la continuité dans les analyses et les jugements sur le christianisme. Les Frères Musulmans représentent, par bien des aspects, une synthèse de l’attitude musulmane vis-à-vis des chrétiens.

Ainsi, ils opèrent une distinction entre les chrétiens d’Orient et ceux d’Occident présents en terre d’islam. Ces derniers sont perçus comme des éléments de l’impérialisme culturel et à ce titre doivent être combattus afin de préserver les musulmans, mais aussi les chrétiens orientaux, de leur influence. La première conférence de mai 1933 est d’ailleurs consacrée au problème des missionnaires chrétiens et des moyens à mettre en œuvre pour les combattre 2155 . Une lettre est envoyée au roi soulignant l’urgence pour les Frères Musulmans de faire cesser les activités des missionnaires chrétiens 2156 . Derrière ce rejet de la présence missionnaire se trouvent la défense de l’islam, constituant de l’identité égyptienne, mais aussi la lutte contre le colonialisme. En fait l’association, pour qui l’éducation est une des missions primordiales, redoute que l’existence d’institutions chrétiennes d’enseignement, n’induise une dualité dans le système scolaire qui, à terme, pourrait conduire à la rupture du corps de la nation 2157 . Ce type d’argument se retrouve après 1945 : « On the occasion of the sixth annual meeting, on March 1948, of the Catholic Association of the schools of Egypt where the annual report was heard, the society’s daily launched a two-week attack on catholic schools, arguing the thesis that (1) schools are the moulders of future generations ; if schools are teaching matters contrary to the nation’s patriotism and religion they are ‘corrupt’ and should be closed or at least cursed in recruitment » 2158 . Le père Henry Ayrout, alors directeur des Écoles Chrétiennes, aurait écrit une lettre de protestation au journal qui reste sans réponse 2159 . Grâce à un de ses amis membre de l’association, il peut rencontrer al-Bann… en août de la même année : « On 5 August the daily carried a report of the meeting and discussion which focused on the need of revealed faiths uniting in the struggle against atheism and for the welfare of Egypt. The paper reported that Ayrout belaboured Banna for the attack on the schools (‘We desired only... the good’ said Banna), and for the failure of acknowledge the letter of protest (it was ‘unintentional’ said Banna) » 2160 . Cette volonté de constituer un front commun contre l’athéisme apparaît du côté des Frères Musulmans en 1954 2161 . Le discours à l’encontre des missionnaires chrétiens n’est pas monolithique et comporte bien des nuances 2162 . les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît.

Quant aux chrétiens orientaux et en particulier les coptes, les Frères Musulmans, fidèles à leur idéologie, se référent aux versets qur’…niques les concernant. Cela se traduit par une politique traditionnelle de bon voisinage. En 1946, al-Bann… n’hésite pas à adresser une lettre de félicitations au patriarche copte pour son élection 2163 . De même il congratule Tawf€q Daws Paša, un copte, pour son élection à la Chambre Haute du Parlement 2164 . Al-Bann… tient à rassurer les coptes sur ses bonnes intentions à leur égard et l’association condamne l’attaque d’une église copte dans la zone du canal de Suez 2165 . Un dernier épisode atteste des rapports de bon voisinage. Il se déroule à l’occasion de la mort de —assan al-Bann… assassiné le 12 février 1949. Les funérailles sont placées sous très haute surveillance car les autorités redoutent des débordements et interdisent la constitution d’un cortège funèbre. Une seule personne extérieure à la famille proche ose passer outre cette interdiction. Il s’agit de Makram Ebeid, chrétien, homme politique de premier plan, ancien membre influent du Wafd. Il rend hommage au disparu dans son journal 2166 . Autant d’exemples de bonnes relations de proximité entre l’association et les coptes, mais qui témoignent surtout d’une vision pluriséculaire des rapports entre chrétiens et musulmans, où les uns sont les protégés des autres, et non de véritables concitoyens. Cette cohabitation n’exclut pas des poussées de fièvre de part et d’autre. En définitive, les Frères Musulmans ne proposent pas une nouvelle définition des rapports entre les deux communautés ; ils s’inscrivent dans une voie traditionnelle comme en témoigne aussi une rencontre avec des religieux catholiques organisée en 1953.

Dans un article, L. Gardet rend compte de sa rencontre avec des frères musulmans 2167 . Il apparaît clairement que des frères musulmans du quartier de ‘Abb…siyya, où est situé le couvent des dominicains, ont sollicité deux chrétiens, lui-même et Anawati, pour venir parler chez eux 2168 . Gardet est conscient de l’originalité de cette demande car il connaît l’idéologie du mouvement, même s’il pense qu’il a été fondé en 1944. Il envisage cette rencontre comme « un témoignage du dialogue qui peut s’établir aujourd’hui entre Chrétienté et Islam ... » 2169 . Gardet connaît leur intransigeance mais reconnaît le désir de contact et d’ouverture que certains peuvent manifester 2170 . L’accueil est chaleureux et l’auteur espère qu’il s’agit là de bons augures pour l’avenir 2171 . Il est moins pessimiste que ses contemporains sur les frères 2172 . Il considère que le problème principal reste celui de leur position face aux chrétiens. Son désir de garder le contact est motivé par la volonté de leur faire connaître les valeurs chrétiennes et d’établir un dialogue 2173 .

Son intervention a pour titre « L’humanisme chrétien et l’humanisme musulman en face de la pensée moderne » 2174 . On retrouve dans ce thème l’orientation des débats chez les Frères de la pureté.

Que déduire de cette rencontre ? Tout d’abord que les rapports des frères avec les chrétiens sont complexes mais les sources permettant de les étudier sont rares. Épiphénomène, simple rencontre de voisinage ? N’oublions pas que le couvent se trouve dans le quartier et qu’Anawati a pu tisser des liens d’amitiés avec quelques frères musulmans. S’agit-il d’une tentative réelle de la part de certains d’établir un contact et de le poursuivre ? Il reste difficile de trancher faute de documents supplémentaires. De plus, quelques temps plus tard, le mouvement est interdit et entre dans la clandestinité 2175 .

Malgré les limites de la documentation accessible, il nous semble possible de tirer quelques conclusions. La première est que ni les chrétiens, ni le christianisme ne passionnaient les Frères au point de leurs consacrer des articles de fond et en nombre significatif. Leur culture religieuse laisse supposer qu’ils ne font pas preuve d’originalité en la matière. Ils ont influencé les autres acteurs en exerçant une pression morale. Ils mettent al-Azhar dans une position défensive qui l’incite à renforcer un rôle protecteur qui lui est contesté. Pour le Man…r la situation est différente puisque, après la première guerre mondiale, il se rapproche des Frères Musulmans. On peut supposer que la grande revue réformiste partage pour l’essentiel les positions des Frères.

Nous pouvons aussi retrouver une analyse de la pensée de —assan al-Bann… dans l’ouvrage de T. Ramadan 2176 . Le fondateur des Frères Musulmans y apparaît comme ayant entretenu de bonnes relations avec les chrétiens, relations que nous qualifions de bon voisinage 2177 et qui ne relève pas, selon nous, de l’exception dans les relations entre chrétiens et musulmans. En effet, les rapports courtois entre les deux communautés sont pluriséculaires, malgré des crises endémiques, et ni le mouvement des Frères musulmans, ni son leader présentent une quelconque originalité sur ce plan là.

Ramadan est peu précis quand il évoque les chrétiens et les bonnes relations entre eux et le fondateur du mouvement. Ainsi, à l’exception du nom de Makram Ebeid, aucun autre n’est mentionné, pas plus que des références précises ne sont indiquées. L’imprécision est toujours de règle lorsqu’il évoque l’intention d’al-Bann… d’intégrer des chrétiens au plus haut niveau de l’organisation : « mais il se trouvera en minorité au moment du vote qui devait confirmer cette option. » 2178 . Où l’auteur a-t-il obtenu cette information ? Il ne l’indique pas, pas plus qu’il ne donne les noms des personnes concernées et la date à laquelle cet épisode s’est déroulé 2179 . Nous n’avons pas davantage d’explication sur la présence de chrétiens au sein d’une association du type de celle des Frères Musulmans 2180 .

Les positions que T. Ramadan présente comme étant celles du fondateur sur les chrétiens, sont conformes à celles de l’islam : tolérance et respect des ahl al-kit…b. La seule originalité à noter porte sur l’abrogation de la ‰izya si les chrétiens participent à la défense du pays 2181 . Certes, l’auteur précise que « Dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres al-Bann… n’a pas eu le temps de rendre compte d’une façon complète et détaillée d’une réflexion qui nous permettent de savoir comment se traduirait pour lui une société islamique qui soit effectivement juste avec l’ensemble des minorités présentes en Égypte ou dans les pays musulmans. Les principes globaux qu’il rappelle vont dans le sens d’une profonde volonté de respect des religions. » 2182 Cette attitude est corroborée par une citation d’al-Bann… : « « Il est dit dans le Coran : «  Pas de contrainte en religion » et la règle qui fut appliquée dans l’histoire de l’islam fut : « Ils ont les mêmes droits et les mêmes devoirs que nous. ». Il n’existe pas de plus grande tolérance que celle-ci. » » 2183 Livrer ce type de citation qur’…nique (« pas contrainte en religion ») sans expliquer le sens qu’en donne son auteur, et plus généralement les musulmans, peut induire un contresens important et mener à des conclusions erronées. il ne s’agit pas de reconnaître le droit pour un musulman à changer de religion, mais de ne pas contraindre un non-musulman monothéiste à embrasser l’islam, c’est cette orientation qui prévaut depuis des siècles pour l’exégèse de ce passage.

Le fondateur des Frères Musulmans ne présente aucune position originale sur les chrétiens et s’inscrit dans une dynamique pluriséculaire de cohabitation 2184 à l’instar des autres acteurs musulmans.

Notes
2152.

G.C. Anawati, art. cit., p. 390-394.

2153.

De même, nous disposons de listes de thèmes proposés, qui ne furent pas retenus et que nous ne mentionnons pas.

2154.

Voir les statuts de l’association.

2155.

R.P. Mitchell, op. cit. p. 12.

2156.

Ibid. Cette année, 1933, a connu une véritable agitation suite à un incident dans une école missionnaire protestante dont il est question dans le premier chapitre de cette troisième partie.

2157.

Ibid., p. 285.

2158.

Ibid., p. 284, n. 68.

2159.

Ibid.

2160.

Ibid., p. 284 sq., n. 68. R.P. Mitchell précise : « This material was made available to us by Father Ayrout from his files and consisted principally of clippings from Cairo’s French language press ».

2161.

Ibid., p. 271. Cependant, cette idée existe dès les années trente chez certains missionnaires catholiques et chez les Frères de la pureté, dont une des conférence est justement intitulée « La coopération entre l’islam et le christianisme dans la lutte contre l’athéisme », donnée par MuŸammad YŽsuf MŽs… au couvent des dominicains du Caire en août 1950, 7p. (A.IDEO).

2162.

Ainsi, les statuts de l’association islamo-chrétienne des Frères de la pureté sont imprimés en 1941 par l’imprimerie des Frères Musulmans (A.SF.).

2163.

I.M. Husaini, op. cit., p. 53.

2164.

Ibid., p. 69 ; la réponse de Tawf€q Daws Paša est publiée dans I¢w…n al- Muslim€n du 17.05.1946.

2165.

Ibid., I¢w…n al-Muslim€n du 6.06.1946.

2166.

Cf. O. Carre, G. Michaud, op. cit., p. 33sq.

2167.

L. Gardet, « Chez les “ Frères Musulmans ” », Recherches et débats octobre 1953, p. 169-176.

2168.

Ibid., p. 169.

2169.

Ibid.

2170.

Ibid., p. 170.

2171.

Ibid., p. 171.

2172.

Ibid. ; au sujet d’un article sur le mouvement : « Mais la conclusion était peut-être hâtive qui parlait du nouveau “ rideau de fer ” qu’un succès des Frères Musulmans baisserait tout autour des pays de l’Islam ... ».

2173.

Ibid., p. 172.

2174.

Ibid., p. 172-176. Donné en français par Gardet, le texte est lu dans sa version arabe par Anawati.

2175.

Ce travail sur les Frères – nous l’avons signalé en introduction – a été particulièrement difficile à mener. En effet, on nous avait promis, verbalement, l’accès à des sources privées sur al-Bann… auxquelles nous n’avons jamais pu accéder et dont nous doutons à présent de l’existence. Quant aux journaux, il faut savoir que l’organisation est interdite en Égypte et que les périodiques des Frères ne sont pas déposés à la Bibliothèque Nationale égyptienne. De plus, le travail se présentait comme très long et la moisson peu importante car ces thématiques ne devaient pas intéresser le mouvement dans ces années là. Nous avons donc choisi d’opérer par des sondages qui ont confirmé notre première impression.

2176.

Cf. T. Ramadan, op. cit, p. 334-340.

2177.

Pour les rapports amicaux, voir op. cit., p. 335 pour l’épisode avec Makram Ebeid, unique référence précise car aux pages 339sq. pour les bonnes relations entretenues entre al-Bann… et les prêtres et intellectuels coptes l’auteur ne donne aucun nom, p. 340 :  « le nombreux courrier qu’il adresse aux représentants des autres religions exprime un constant souci de politesse et de collaboration ... ».

2178.

Ibid., p. 335.

2179.

Il nous faut préciser que lors de notre rencontre avec T. Ramadan, ce dernier avait évoqué cette affaire sans nous dévoiler ses sources.

2180.

Cf. T. Ramadan, op. cit, p. 334.

2181.

Ibid., p. 338.

2182.

Ibid., p. 339.

2183.

Ibid., p. 336.

2184.

Même s’il n’a pu développer longuement cette thématique, sa pensée reste approximative et générale comme chaque fois qu’il est question d’aborder les aspects pragmatiques de la gestion de l’État.