Le bilan

A. Apologie de la différence

Dans un premier temps, nous avons constaté le développement d’une apologétique où chacun dénonce les travers de l’autre et insiste sur ses propres vertus. Mais des variations, parfois considérables, se sont aussi dégagées parmi les acteurs. Peut-on pour autant élaborer une typologie des discours ?

Elle s’avère impossible à établir du côté chrétien tant les frontières sont floues. L’islam, même quand il est appréhendé comme une entité insécable, un bloc, est abordé par les missionnaires à partir de plusieurs entrées qui conduisent à des évaluations différentes plutôt qu’à un jugement unique. Dans les faits, la situation est toujours complexe et le paradoxe caractérise la construction des discours au niveau individuel. Ainsi les auteurs classés dans la catégorie des philo-musulmans pourraient être rangés, pour certains thèmes, du côté des plus hostiles.

À notre sens, nos évaluations restent conditionnées par les classifications des contemporains qui ont pris l’habitude de distinguer des groupes suspectés d’être anti-musulmans et d’en taxer d’autres de philo-islamistes. À leur suite, il est tentant d’opposer l’ouverture des philo-musulmans à la fermeture des adversaires de l’islam. Or, si quelques discours sont effectivement marqués par une critique systématique, la majorité se situe dans un entre-deux qui oscille entre une controverse policée et un effort réel de compréhension. Ces divergences ne sont pas explicables par l’expérience que les auteurs ont de l’islam. Le fait d’approcher l’islam par l’étude, sans contact avec les musulmans, peut aussi bien conduire à une vision totalement négative ou au contraire étonnamment ouverte. Les hommes de terrain n’échappent pas à cet écart dans les opinions. Les auteurs pères blancs sont particulièrement représentatifs de cette difficulté à tenir un discours commun et à parvenir à un consensus face à l’islam.

Le cas le plus intéressant reste celui de ces « philo-musulmans » qui ambitionnent de connaître ou de faire connaître l’islam de l’intérieur. Dans ce groupe, figurent d’abord Abd-el-Jalil et Mulla – dont la conversion n’a pas généré d’aversion à l’égard de leurs anciens coreligionnaires –, la personnalité d’exception, donc inclassable, de Monchanin et sa mouvance. Dans une moindre mesure, et à cause du rôle qu’ils ont joué historiquement pour promouvoir une ouverture, on peut leur rattacher Asìn Palacios et Massignon. Ce dernier nous pose cependant problème dans la mesure où – nous l’avons déjà écrit – subsistent des zones d’ombre sur sa vie et parce qu’il a adopté des attitudes contrastées dans sa relation à l’islam et aux musulmans. Son action sur le terrain, ses prises de position contre la politique coloniale française, une certaine lecture de ses travaux scientifiques en font un indiscutable philo-musulman, alors que l’esprit de la badaliyya et un autre regard sur sa production universitaire conduisent à des analyses plus nuancées.

De tous les groupes considérés, les dominicains sont les plus difficiles à caractériser. Apologistes, ils ne le sont pas, pas plus que prosélytes, et dans le même temps il est difficile de les qualifier eux aussi de philo-musulmans car ils n’ont pas été perçus comme tels par leurs contemporains. Il est vrai que leurs écrits les plus novateurs sont généralement postérieurs à la période. Cette position originale peut s’expliquer par le contexte : ils sont des nouveaux venus sur la scène de l’orientalisme. Rappelons que le livre d’Anawati et de Gardet sur la théologie musulmane date de 1948 et la thèse de Jomier de 1954. Ils sont donc, durant l’essentiel de la période que nous avons étudiée, des penseurs en formation. Certes, les ouvrages cités ont été salués et constituent, par bien des aspects, des références qui témoignent de visées scientifiques. Ils inaugurent une nouvelle phase du regard sur l’islam qui se veut scientifique et neutre. La visée scientifique affichée par ces intellectuels ne peut pas cependant se départir de prises de position personnelles. Depuis le XIXème siècle, les travaux occidentaux consacrés à l’islam restent prisonniers de préoccupations et d’enjeux idéologiques.

Si pour les auteurs chrétiens toute typologie s’avère vaine, elle est tout aussi impossible du côté musulman. Certes, des écarts dans l’approche du christianisme existent mais ils sont mineurs et ne reproduisent en rien des divergences théologiques. Réformistes ou non, professeurs ou journalistes, les musulmans se trouvent en accord quand ils traitent du christianisme. Évidemment des différences peuvent apparaître mais elles ne sont pas significatives dans la mesure où elles ne renouvellent pas l’approche globale. Il faut toutefois préciser qu’il existe une donnée nouvelle apparue au XIXème siècle, propre à réveiller les controverses et à rapprocher les points de vue, le prosélytisme missionnaire en pays d’islam.

Les interrogations que suscitent les chrétiens et le christianisme restent en grande partie héritées du passé et l’essentiel des critiques continue à se concentrer sur la personne de Jésus. En reprenant l’article d’Anawati, « Polémique, apologie et dialogue islamo-chrétiens. Positions classiques médiévales et positions contemporaines » 2185 , nous disposons d’une sélection abondante d’articles et d’ouvrages, consacrés, entre autres, à la figure de Jésus. À partir des notices, on retiendra que, si l’image positive de Jésus est quasi unanime – à l’exception de MuŸammad Tawf€q ±idq€ (1881-1920, docteur en médecine) – de nouveaux éléments viennent enrichir l’apologétique au XXème siècle. Le recours à la science, notamment la médecine, l’œuvre d’auteurs occidentaux, et la comparaison avec Bouddha ou Krishna sont des facteurs qui renouvellent l’apologétique traditionnelle. Au chapitre des exceptions, il nous faut mentionner la publication de Kam…l —usayn Qarya …lima 2186 (traduit en français par R. Arnaldez, op. cit.), dans laquelle l’auteur ne se prononce pas sur la crucifixion.

Globalement, ce premier niveau d’étude des discours permet deux conclusions. À la diversité des positions catholiques répond une relative homogénéité de celle des musulmans. La conséquence est, pour certains intervenants catholiques, l’élaboration d’un discours plus mesuré et plus positif sur l’islam ; du côté musulman on constate une difficulté persistante à sortir de problématiques pluriséculaires et d’une vision qui reste « historique » du christianisme.

Mais on ne peut pas comprendre les discours à partir du seul contexte et des auteurs. C’est la confrontation des deux univers religieux, des deux ordres mentaux, qui fonde la différence, et détermine leur caractère irréductible. Il s’agit bien d’une confrontation à distance qui révèle, dans le même temps, que la curiosité à l’égard de l’autre se manifeste à des degrés et des niveaux divers. Les auteurs catholiques ne paraissent pas, quelle que soit leur position au sein de l’institution, prisonniers d’un discours a priori et encore moins d’un conformisme de raison. Les analyses catholiques sur l’islam ne semblent pas tributaires du contrôle doctrinal romain qui caractérise la période. La religion musulmane n’est pas un enjeu prioritaire comme le marxisme, le nazisme ou encore la mission en Afrique : là le discours est surveillé beaucoup plus étroitement. De plus, dans les milieux catholiques, l’islam est l’objet d’une grande ignorance et reste l’affaire d’un petit nombre de spécialistes. Le discours sur l’islam peut-il alors être considéré comme un espace de liberté au sein de la réflexion catholique ? La dichotomie qui apparaîtra par la suite entre discours à vocation interne et externe n’est en tout cas pas encore perceptible.

On sera aussi sensible au fait que l’absence d’autorité centrale n’empêche pas les musulmans de développer une réflexion assez monolithique alors que du côté missionnaire c’est la diversité qui prédomine. Il semble que l’islam, divers en apparence, a généré une pensée uniforme sur le christianisme. Le principe d’autorité, difficile à localiser dans l’islam, n’empêche pas la formation d’un consensus, non concerté, quand il s’agit d’analyser le christianisme.

Cependant, si chaque groupe réagit de manière spécifique, la différence disparaît au profit des similitudes quand on se situe à un autre niveau d’analyse.

Notes
2185.

G.C. Anawati, « Polémique, apologie et dialogue islamo-chrétiens. Positions classiques médiévales et positions contemporaines », Euntes Docete 22, 1969, p. 375-450.

2186.

M.K. —usayn, Qarya …lima, Le Caire, Imprimerie Mi™r, 1954.