B. Des frères siamois ?

Un certain nombre de similitudes peuvent être établies dans la construction des discours. Chrétiens comme musulmans partent naturellement de leur cadre, de leurs normes, de leurs valeurs, de leurs références et l’appliquent à l’autre. Ils manifestent ainsi leur difficulté à sortir de leur univers intellectuel, faute de pouvoir concevoir jusqu’à l’existence d’un autre système. Cette logique spontanée conduit à dénoncer chez l’autre les incohérences et les absurdités, par absence d’une vision de l’intérieur.

Ainsi, en toute bonne foi dans la plupart des cas, les auteurs procèdent à une lecture sélective des textes de l’autre religion. Ils n’hésitent pas à instrumentaliser les apports scientifiques. La médecine trouve de nombreux usages et rencontre un franc succès si l’on en croit les maladies attribuées par les chrétiens au prophète de l’islam ou les explications physiologiques (protoplasme, ovaire et vitamines à l’appui) avancées par les musulmans pour démontrer l’impossibilité d’une naissance virginale 2187 . L’étude de la langue est également l’objet d’une instrumentalisation, qui n’est pas toujours consciente et, sous couvert de scientificité, elle donne naissance à de nombreuses manipulations comme l’attestent d’Alverny et Ri£… 2188 .

Le recours au texte est lui aussi l’objet d’usages contradictoires dans les deux camps. Les auteurs pratiquent volontiers la controverse à partir de lectures subjectives et sélectives. Les musulmans connaissent la Bible car elle leur est accessible dans leur langue et ils savent l’utiliser à leur profit de manière apologétique. En revanche, pour les chrétiens, la situation est tout autre. Certains accèdent directement au texte du Qur’…n, mais ils sont en minorité, et la plupart doivent avoir recours à une traduction. Mais le fait d’accéder directement ou indirectement au texte fondateur ne nous apparaît pas fondamental pour expliquer la manière de le commenter. Là aussi la similitude est frappante : falsification et contradiction sont les maîtres mots. Pour les catholiques continuent à dominer l’idée que le Qur’…n, postérieur à la Bible, en est une version déformée. Pour les musulmans, le Qur’…n, postérieur à la Bible, est la version complète de la Révélation. La Bible ne saurait avoir une cohérence propre qui se suffit à elle-même. Cette focalisation des débats sur le livre est d’ailleurs remarquable au point que le christianisme y semble une religion du livre, au sens de l’islam. Mais au terme de la réflexion tous aboutissent à la question de Jésus.

Les discours de chaque confession à propos de l’autre suivent des routes parallèles. Ni les uns, ni les autres ne se sont véritablement intéressés pour savoir ce qui se disait sur eux. Les musulmans ne manifestent aucune curiosité pour les débats internes au christianisme. A contrario la réciproque n’est pas tout à fait exacte car des catholiques se préoccupent des débats internes à l’islam (non sans se tromper sur leur véritable nature).

Chaque religion continue donc à se considérer détentrice de la vérité et de la révélation : le christianisme porte à son achèvement le judaïsme, mais aussi toutes les autres religions qui constituent au mieux des pierres d’attente 2189  ; l’islam se considère comme l’oméga de l’histoire des relations entre Dieu et les hommes puisque MuŸammad est le sceau des prophètes.

Les analogies et les caractères proches aux deux religions ne constituent donc pas des facteurs favorables à la rencontre. Pourtant quelques croyants des deux religions réussissent à dépasser les divergences et à inventer le dialogue dans les années 1940.

Notes
2187.

Cf. I. Marz•q, Kit…b nŽr al-isl…m aw al-mas€Ÿ wa-hummuhu ‘al… daw’ al-‘ilm, Imprimerie Mutawassia, 1936.

2188.

Cf. les passages sur la racine <r Ÿ m> et sur le paraclet.

2189.

Cf. F. Jacquin, J.-F. Zorn(éd.), op. cit.