A. L’exégèse qur’…nique en panne ?

L’étude des discours musulmans sur le christianisme est symptomatique par son homogénéité de la situation interne à l’islam. La représentation des chrétiens que les musulmans tirent de la lecture du Qur’…n récapitule leur conception et leur pratique de l’exégèse.

La révélation qur’…nique s’est étendue sur vingt-trois ans. le troisième calife, ‘Uミm…n ‘Aff…n, fixe le texte définitif. Toutefois, c’est vers 700 que le calife ‘umayyade ‘Abd al-M…lik (685-705) arrête le texte officiel qui inclut les point diacritiques et les voyelles 2190 . Les premiers tafs€r-s apparaissent au VIIIème siècle. Pour procéder au commentaire, une méthode est mise au point dès les premiers siècles, et elle reste, selon H. Ennaifer, toujours largement utilisée 2191 . Son but est de persuader et elle a pour axiome que la vérité est extérieure à l’histoire du monde. Ce cadre épistémologique reste stable jusqu’à nos jours, à de rares exception près, d’où l’impression d’avoir des commentaires sur les chrétiens identiques quelles que soient les périodes. La permanence dans l’interprétation a, d’autre part, un but apologétique évident, celui de témoigner de la véracité de la parole en tout temps. La révélation divine est précisée définitivement et son interprétation ne saurait varier.

Si la méthodologie traditionnelle, comme la qualifie H. Ennaifer, prédomine dans les travaux des commentateurs contemporains, il faut mettre cette permanence en rapport avec les études islamiques en pays musulmans. Les commentaires sont le fruit du cursus suivi dans l’enseignement de la religion musulmane. Il reproduit des techniques pédagogiques qui déterminent le contenu des savoirs et, plus encore, la structuration de la pensée. La relation de cause à effet nous semble directe : les méthodes d’enseignement ayant peu évolué, l’exégèse qur’…nique se trouve dans l’impossibilité de produire de nouveaux discours sur le christianisme.

Quels sont les fondements de cette méthode ? Elle établit comme postulat la sacralité du texte qur’…nique. Celle-ci concerne sa source, sa compréhension, ainsi que les instruments qui l’élaborent, et a pour conséquence la pertinence du texte qur’…nique à toute époque et en tout lieu 2192 . La justification d’une telle démarche est à rechercher dans la conception musulmane de la révélation : elle part du texte révélé au prophète. Ce texte est la parole même de Dieu dans sa littéralité. Il ne peut y avoir d’intervention de la personnalité et de l’expérience du prophète, pas plus que de la culture de son époque. Le prophète n’étant qu’un intermédiaire, un médium, il ne peut influer sur le texte dont les affirmations sont immuables. Le commentateur n’a donc aucun effort d’interprétation et de critique historique à faire.

Le second problème concerne le statut du Qur’…n. La base de tout raisonnement consiste dans la théorie que la parole de Dieu est pré-éternelle, incréée car les attributs de Dieu, dont la parole, ne peuvent être distincts de Dieu. Pour les tenants de la tradition, dans la mesure où il y a préexistence du Qur’…n, il ne peut y avoir de lien entre la parole de Dieu et les circonstances temporelles. Seuls les mu‘tazilites ont affirmé que le Qur’…n est créé et que la révélation se manifeste à travers la réalité historique 2193 . Mais ces derniers ont connu, dès le milieu du IXème siècle, une défaite politique et idéologique qui rend difficile la formation d’une exégèse critique.

Les commentateurs contemporains que nous avons examinés se rattachent à la vision commune dite salafite, c’est-à-dire traditionnelle, pour laquelle le Qur’…n est considéré comme incréé et la révélation indépendante du prophète. La méthode d’exégèse qui découle de ces hypothèses de travail se traduit par une démarche ahistorique et apologétique. Pour Ennaifer, le courant du Man…r s’est « montré incapable de se libérer effectivement des caractéristiques du patrimoine salafite » 2194 . Certes, tant chez Aチ…n€ que chez ‘Abduh, existe une tendance vers le renouvellement de la méthode, mais il n’y a pas, selon H. Ennaifer, de rupture épistémologique. Ils n’auraient pas su mettre en place les instruments d’une méthode exégétique rénovée. C’est pourquoi les penseurs de « l’école » dite « du Man…r » ne peuvent innover dans la science exégétique d’autant qu’ils témoignent d’une attitude plus fermée que le fondateur. Cependant, les apports de cette école, sont, par ailleurs, réels dans la volonté d’apporter un esprit critique face au patrimoine exégétique et dans leur définition de la fonction de l’exégète contemporain qui est appelé à jouer un rôle social et politique. Ils ne sont pas pour autant parvenus à fonder une véritable critique historique.

Le véritable renouveau épistémologique vient de « l’école » du penseur égyptien al-¼Žl€ qui, dès les années 1930, innove en introduisant la linguistique historique dans l’analyse du texte et dans l’école historique herméneutique dont M. Arkoun est l’un des représentants en France. Ces renouveaux de l’exégèse ne s’imposent pas dans le domaine de la science exégétique contemporaine, bien qu’ils permettent de renouer avec la confrontation des idées telle qu’elle pouvait exister aux premiers siècles de l’islam.

À notre sens, la question de l’exégèse qur’…nique constitue le problème central de notre recherche. L’exégèse définit le cadre idéologique et méthodologique à travers lequel est produit le discours musulman sur les chrétiens et le christianisme. Elle explique le transfert sur les textes chrétiens des méthodes en usage pour le Qur’…n. Formés dans le même cadre universitaire, héritiers d’une conception traditionnelle de l’enseignement, les penseurs musulmans ne pouvaient que reproduire une argumentation classique, au point de ne produire qu’un seul et même discours avec quelques variantes liées au contexte ou à la personnalité du penseur : les ‘…lim-s sont en définitive des lettrés, plutôt que des intellectuels au sens occidental du terme. S’ils recourent aux autres sciences, ils le font en les instrumentalisant, selon le mode pratiqué pour les sciences islamiques. Faute de nouveaux instruments et d’une véritable exégèse qur’…nique appliquée à l’étude des versets relatifs aux chrétiens et au christianisme, la pensée élaborée depuis des siècles ne peut être dépassée.

À travers l’analyse des discours sur le christianisme, a ainsi émergé un vaste et délicat débat interne au monde islamique dans lequel la représentation des chrétiens n’est qu’une facette.

L’évolution vers un islam politique, évidente chez les Frères Musulmans, mais aussi dans l’adhésion de R. Riµ… au wahh…bisme, serait un autre facteur à prendre en compte pour expliquer ce désintérêt pour la dimension religieuse des relations islamo-chrétiennes. Le nouveau statut politique acquis par les chrétiens dans l’État musulman moderne n’a pas suscité de nouvelles approches. De plus, comme nous l’avons souligné, la réforme d’al-Azhar est à peine ébauchée qu’elle est suspendue par la mort du recteur ‘Abd al-R…ziq, dont la personnalité aurait pu être porteuse de perspectives de renouveau, et par les évolutions politiques que connaît l’Égypte.

Islam politique et absence de réformes significatives d’un des centres de l’orthodoxie sont, dans la période étudiée, des freins puissants à l’avènement d’une nouvelle perception du christianisme. Si le réformisme innove sur de nombreux points et permet une certaine adaptation de l’islam à la modernité, il ne propose pas de véritable rupture dans les manières de penser. Les musulmans de l’entre-deux-guerres, confrontés à la modernité, la pensent dans un cadre mental immuable et, en ce sens, le discours sur le christianisme apparaît comme révélateur des blocages.

Notes
2190.

Cf. R. CASPAR, op. cit., p. 123.

2191.

Cf. H. ENNAIFER, Les commentaires coraniques contemporains analyse de leur méthodologie, Rome, PISAI, 1998. L’auteur est professeur à l’Université al-ZaytŽna de Tunis.

2192.

Ibid., p. 18.

2193.

R. CASPAR, op. cit., p. 152sq. : « Pour les mo’tazilites Dieu est unique (il s’agit du tawhid, affirmation centrale de l’islam) et son unité est interne : il ne peut y avoir de distinction à l’intérieur de l’essence divine. Ainsi, attributs et essence divine sont identiques. En conséquence, tout ce qui est extérieur à Dieu est créé, même les actions ad extra, dans leurs réalisations créées. C’est le cas éminemment, de la parole divine, éternelle en Dieu puisque identique à son essence, et créée dans sa manifestation externe, le Coran. »

D. Gimaret, « Mu‘tazila », EI VII, p. 185-195.

2194.

H. ENNAIFER, op. cit., p. 39.