B. Le christianisme entre acculturation et universalisme

Le christianisme est traversé depuis la querelle des rites au XVIIème siècle par un débat central sur les conditions de son enracinement dans d’autres cultures. La question, pour le christianisme, est donc celle de sa capacité à s’acculturer ici au contact de l’islam : d’adaptation, il est sans cesse question dans les écrits des missionnaires. Si le mot d’inculturation n’existe pas encore, le projet apparaît déjà en filigrane quand les pères blancs décident d’adopter la tenue vestimentaire et le modus vivendi des populations au milieu desquelles ils vivent. D’aucuns envisagent la création d’un rite catholique spécial qui est pourtant loin de faire l’unanimité dans ces nouvelles chrétientés, et ce pour des raisons différentes. Les Nord Africains veulent d’un rite latin puisque le changement de religion les pousse à la rupture avec leurs racines, de même que les convertis du Proche-Orient, cette fois parce qu’ils méprisent trop les chrétiens orientaux pour en adopter les rites. Du coup l’inculturation en terre d’islam se résume à des adaptations mineures. La grande proximité entre les deux religions durcit les positions, renforce l’appréhension de donner le sentiment de céder, pousse à insister sur sa différence. Le modèle missionnaire forgé par la réforme catholique y contribue. Les missionnaires sont les médiateurs d’un christianisme latin peu enclin à se dissoudre qui, au contact de l’islam, renforce son identité. Nous voyons dans la permanence du modèle missionnaire post-tridentin l’une des causes de l’échec des conversions et de l’incapacité à intégrer les dispositions d’esprit des populations rencontrées. Incontestablement, ce phénomène se reproduit dans la rencontre du christianisme avec d’autres traditions religieuses et à d’autres moments de l’histoire, mais l’islam, de par sa proximité du christianisme, appelle tout particulièrement à des positions tranchées. Ainsi, même si les missionnaires sont critiques quant à l’ascèse des moines bouddhistes ou pourfendent la polygamie de certains Africains, ils peuvent aussi trouver dans leurs religions des pierres d’attente, alors qu’une telle approche est plus délicate à appliquer à l’islam. Si l’on reste dans une perspective linéaire du temps, l’islam est perçu comme une déviation et une perversion, et non comme une préparation. L’islam révèle les limites de l’adaptation chrétienne qui, face à un système structuré sur un modèle voisin et survenu après lui, ne peut prendre le risque de s’inculturer.

Derrière cette problématique de l’inculturation se profile un autre débat décisif dont l’islam est aussi un puissant révélateur. Appliquées aux musulmans, les notions d’infidèles, de salut, de fondement théologique des missions, de mystique, de sainteté, etc. recoupent des interrogations permanentes de l’Église catholique. Des réponses très variables sont proposées, reposant sur la distinction Église visible/Église invisible. Elles débouchent sur la question de savoir si l’adhésion au christianisme est indispensable au salut. Si elle est nécessaire, la mission doit se faire selon un schéma classique de prédication de l’Évangile et de baptême, et il ne saurait être question d’admettre l’existence de saints, de mystiques et de salut en dehors d’une appartenance à l’Église visible. Cette conception est commune dans la période que nous étudions et les missionnaires témoignent dans leurs rapports de leur satisfaction d’avoir pu baptiser des moribonds. Dans l’hypothèse inverse, où l’adhésion au christianisme n’est pas l’adhésion à l’Église, une mission rénovée peut être alors envisagée et, dans une certaine mesure, sainteté, mystique et salut deviennent possibles hors de l’Église visible. Sans doute la théologie de l’Église invisible est admise de manière classique par l’institution mais cette dernière n’en a jamais tiré les conséquences pour la mission, d’où des positions très fluctuantes sur l’économie du salut. La coïncidence entre Église visible et invisible s’impose à certains missiologues, alors que d’autres admettent la possibilité de conceptions plus larges. Entre ces deux positions, coexistent une multitude de solutions qui sont implicites dans les discours sur l’islam. Ces hésitations expliquent deux grandes orientations contradictoires de la période. La première, dont Focà et Giacobetti sont les représentants, exclut tout salut sans une adhésion institutionnelle au christianisme. Pour la seconde, Dieu est présent même à l’état de trace et permet d’être sauvé, sans même le savoir. C’est la position implicite de tous ceux qui voient dans le Qur’…n une pâle copie des Évangiles et qui n’estiment pas indispensable de baptiser. Marchal et la plupart des jésuites sont sur cette ligne ; faute d’éléments, nous ne pouvons trancher en ce qui concerne les dominicains à cette époque.

Mais la période considérée marque finalement un infléchissement dans le catholicisme où quelques intellectuels cherchent à pénétrer à l’intérieur de la pensée musulmane et à en comprendre les débats. Cette constatation conduit à insister sur le rôle de ces individus qui, tels Abd-el-Jalil et Mulla, ont été des médiateurs et ont ouvert la voie à de nouvelles appréciations de l’islam. Ainsi s’amorce un déblocage à la veille du concile Vatican II. Une initiative, en apparence modeste, prise par Jean XXIII en 1959, laisse entrevoir la possibilité de changement plus profonds : « ... le passage suivant a été supprimé dans l’acte de consécration du genre humain au Sacré-Cœur de Jésus : “Soyez le Roi de tous ceux qui sont encore égarés dans les ténèbres de l’idolâtrie ou de l’islamisme...” » 2195 . Amplifiant cette perspective la déclaration Nostra Æ tate sur les relations de l’Église avec les religions non-chrétiennes, crée le 28 octobre 1965, grâce au concile, les conditions d’une autre vision de l’islam et donne raison aux acteurs de l’ouverture des années 1930-1950.

Notes
2195.

L’œuvre missionnaire de Jean XXIII, textes et documents (1958-1963), Paris, P. Lethielleux éd., 1966, p. 97 : Nouveau texte de l’acte de consécration du genre humain au Sacré-Cœur, Documentation Catholique 18.10.1959.