Introduction générale

’La terre, la terre, dit la patronne. C’est bien beau. Seulement, si un jour il fallait s’en aller, la terre ça ne s’emporte pas. Et quand le moment vient de partir, on est toujours bien content d’avoir quelques sous de côté.[...] Je ne sais pas ce que vous avez à vouloir absolument me faire foutre de l’argent dans cette friche. On dirait que vous ne savez pas ce que c’est que de tout laisser tomber. Si vous aviez eu de la terre, dans votre pays, qu’est-ce-que vous auriez de plus à présent ?’
’Rien de plus, coupa Pablo. Mais rien de moins non plus. [...] Je ne vois pas ce que vous pouvez craindre maintenant ! Que la guerre finisse d’une façon ou de l’autre, elle finira. Et vos terres, elles seront toujours à vous. Française, boche ou chinoise, qu’est-ce que ça peut foutre. Tandis que votre pognon, demain, dans un an, il ne vaudra peut-être plus un clou. Vos billets, vous pourrez en faire du feu pour vous chauffer. Mais ça vous n’êtes pas foutue de le comprendre’.

Bernard Clavel, L’Espagnol, Robert Laffont, 1959.

L’action se situe en 1939, dans une campagne française. Pablo, exilé espagnol, y a trouvé refuge et emploi auprès d’une ’patronne’ dont l’époux est décédé et le fils, parti à la guerre. Sous le double coup de l’industrialisation puis de la mobilisation, l’exode rural a commencé son oeuvre : un monde part en friche. L’attachement à la terre devient une chaîne, que les fils de paysans s’emploieront dès lors à briser à la première occasion : pour aller tenter leur chance dans une carrière militaire ou fournir leurs bras à l’industrie naissante.

Mais, c’est bien connu, ’la nature a horreur du vide’. Et, à l’heure où nous écrivons ces lignes, ce qui était alors en friche est convoité, disputé, négocié, par de nombreux résidents secondaires attirés par la beauté du cadre naturel, et par d’innombrables candidats à l’installation sur cette zone viticole devenue aujourd’hui, une ’aire d’appellation d’origine contrôlée’.

Pablo, figure emblématique de la question de l’appartenance, tient en lui toutes les clés de ce retournement de situation. Réfugié espagnol du Franquisme, il n’est pas indifférent qu’il ait choisi une campagne profonde, pour se tenir à l’écart des soubresauts de l’Histoire, et pour oublier les souvenirs douloureux de sa propre histoire. Citadin à son arrivée, il n’est pas étonnant qu’il investisse les valeurs du monde agricole à la manière d’un idéologue, en s’identifiant au modèle d’un authentique paysan. Immigré en terre inconnue, il n’est pas davantage surprenant qu’il devienne l’agent d’innovation du milieu et d’appropriation de ce lieu laissé à l’abandon.

Hasard et nécessité qui conduisent d’un pays à un autre, désir de racines né dans l’expérience de l’exil, regard extérieur qui saisit la valeur du lieu que les autochtones rêvent de quitter. Autant d’éléments qui traversent notre époque.

Ce personnage permet de situer notre propre réflexion et l’interrogation qui en est à l’origine.

Espagnol exilé en pays étranger, le personnage du roman de Clavel porte en lui la question de l’identité. L’écrivain, par la voix de Pablo, semble y répondre par celle de l’appartenance.

Que l’on soit ’Française, boche ou chinoise’, l’essentiel est de s’approprier la terre. L’identité se décline, se revendique, se perd avec ou sans papiers. L’identité existe dans la parole et dans l’écrit. On dit parfois qu’elle n’est qu’une illusion que l’on reconstruit après coup. Elle nous suit en tout cas et nous poursuit lorsqu’elle est stigmatisante. L’appartenance, à l’inverse, ’ne s’emporte pas’. Elle s’incarne dans les lieux, quittés, habités, accessibles, et dans des liens forts ou fragiles, à distance ou à proximité. Elle prend des racines pour certains ou se lève et se jette comme une ancre, pour d’autres. Elle n’est pas seulement une question de sentiment, elle prend corps. Elle nous intéresse donc au plus haut point, car la mobilité géographique, devenue un mode de vie, la rend plus problématique. Les lieux deviennent-ils substituables ?

L’espace géographique n’est-il, au fond, qu’un support qui se prête à nos actions et circulations sans opposer la moindre résistance et sans affirmer la moindre singularité ? Comment penser, aujourd’hui, l’articulation entre lieux et liens, lorsque les premiers restent immobiles et que les seconds se tissent et se maintiennent au-delà et en deçà des distances.

‘Est-on ’d’ici’ parce que ce lieu nous appartient (lieu approprié), parce que nous lui appartenons (attachement au lieu), ou bien les deux ? Est-on ’d’ici’ parce qu’on y est né ou parce qu’on y vit ? ’

Pablo, qui est ’d’ailleurs’, se prend au jeu. Pourquoi ne se ferait-il pas ’d’ici’, en épousant la patronne et en devenant le plus grand propriétaire du pays ? Pourtant, quelque chose lui dit qu’il n’est pas vraiment d’ici. Et au moment même où son projet voit le jour, son compagnon d’exil réapparaît, et avec lui, le souvenir du pays d’origine, le devoir d’assumer ses engagements sur d’autres fronts (la guerre), de quitter ce refuge rural. On vit ici, sans en être entièrement, une partie demeure ailleurs, qui rappelle et repousse.

Une nouvelle question se pose dès lors : celle de l’environnement social dans lequel prend corps et signification l’appartenance.

La mobilisation sur le front, l’exil sur les routes, les déplacements de populations, l’exode rural, ne sont plus à l’ordre du jour. Mais d’autres formes de mobilité leur ont succédé, d’autres fronts se sont ouverts : la multi-localisation entre différentes résidences principales et secondaires, temporaires et durables ; les migrations alternantes entre domicile et travail, les migrations qui accompagnent chacun des cycles de vie ; les pérégrinations de fin de semaine vers la campagne, les vacances à la mer ou à la montagne, les voyages pour le dépaysement ou pour affaires. Toutes ces déclinaisons de la mobilité font apparaître la labilité et l’élasticité de notre mode de vie.

Tel est le contexte général de notre questionnement : celui des lieux d’appartenance dans le contexte d’une mobilité géographique qui relève de plus en plus aujourd’hui de la vie quotidienne et ordinaire. Ordinaire certes, mais aussi plurielle, selon le ’style de vie’ propre à chacun et son degré de choix et de maîtrise de celui-ci. Le régime de mobilité dominante qui marque selon nous l’époque contemporaine prend sa source dans le système de valeurs individualistes. La mobilité qui permet, potentiellement, de libérer l’individu du carcan de la proximité, élargit considérablement son champ des possibles en matière de relations sociales, de carrière professionnelle, de formation, de lieux de résidence ... Tous les lieux semblent devenir accessibles, tous les lieux paraissent s’offrir à nous. A chacun de les conquérir, de les articuler, d’en changer ou de s’y ancrer.

S’ouvre alors un second champ de réflexion : celui des lieux collectifs et celui du devenir de la notion de localité dans cet univers de cheminements singuliers. Comment se construit ou se reconstruit la sociabilité locale dans un système de valeurs individualistes ? La localité devient-elle un carrefour où se croisent des usagers d’un espace en commun ?

Il est sans doute symptomatique qu’à l’heure où nous voyons partout du ’territoire’, partout les frontières deviennent plus floues et restent conflictuelles sur des fronts mouvants.

Finalement, de quel(s) lieu(x) est-on ? Comment et avec qui le (les) partage-t-on ? Comment et avec qui le (les) revendique-t-on ? Comment l’ici et l’ailleurs peuvent-ils s’articuler ? De ces lieux quittés, traversés, appropriés avant d’investir d’autres fronts - est-on vraiment partie prenante ?

Même Pablo, pourtant en voie d’enracinement, n’a pas résisté à l’appel d’un ailleurs, laissant derrière lui des liens de confiance avec la ’patronne’ et les terres qu’il avait réussies à lui faire acheter.

On entrevoit ici les formes de violence symbolique que ce modèle sous-tend : venir, voir et repartir. On perçoit plus nettement encore les conflits qui peuvent naître de la convergence et de la coexistence partielle ou permanente en un même endroit d’usagers et d’habitants aux origines, horizons et projets différents. On devine enfin le trouble jeté sur les relations de confiance par cette convergence, qui n’est plus marquée du sceau de l’autochtonie ni structurée essentiellement par l’interconnaissance.

Violence symbolique, conflits d’usages et méfiance : ces trois hypothèses prennent tout leur sens avec la prise en compte de la relation existante entre mobilité et classement social. La mobilité n’est pas seulement rendue possible pour la majorité d’entre nous, elle devient nécessaire et valorisante à la fois. Plus que l’analyse de la mobilité, il nous faut alors étudier le rapport à la mobilité.

Le ’nomadisme’ n’est pas donné à tout le monde, et pour certains, il prend les formes de l’errance. La mobilité dominante de nos modes de vie ne remet pas en question les ’frontières sociales’. Elle les recompose. A la question des lieux d’appartenance, il faut alors ajouter celle des formes d’appartenance, et des lieux et liens qui la soutiennent avec plus ou moins de vigueur ou plus ou moins d’incertitude.

S’il faut des lieux et des liens, il faut aussi du temps pour construire et maintenir cette appartenance. Or, lorsque les lieux et les liens sont multiples, plus ou moins dispersés dans l’espace, les temporalités qui leurs correspondent sont, elles aussi, plus nombreuses. Temps de travail ici, temps de la famille là, temps de loisirs ailleurs, temps de la célébration des racines là-bas ; temps tranquille de l’enfance, temps incertain de la décohabitation et de l’insertion ; temps de la migration vers le monde périurbain lorsque la famille s’installe ou s’agrandit ; temps de doute lorsque les enfants étant partis, la maison paraît trop grande et la ville trop loin ; temps du retour au pays ; temps de la solitude au soir de la vie.

Toutes ces temporalités de la vie ordinaire évoquent, au fond, une même et seule frontière : celle qui sépare la campagne et la ville. Temps de la lenteur pour l’une et temps de l’empressement pour l’autre ; temps de la mémoire et des racines pour la première, temps de l’action et du mouvement pour la seconde. Campagne immobile, ville sans répit.

Jamais cette frontière n’a été autant encensée, protégée, revendiquée. L’heure n’est plus, en effet, à la modernisation des campagnes profondes, mais à la valorisation d’un patrimoine longtemps négligé, à la préservation d’un environnement menacé. La campagne devient le conservatoire de tout ce que la ville a oublié ou maltraité.

Et pourtant, jamais cette frontière n’a été autant traversée, repoussée, métissée. Depuis quelques décennies déjà, le ’retour à la terre’ alimente les zones, hier vidées par l’exode, de bataillons de citadins renouant avec leurs ’racines paysannes’ ou de contestataires investissant les marges délaissées pour le pouvoir urbain pour y construire un ’monde nouveau’. Plus récemment, l’idéologie du cadre de vie a fait de nouveaux émules parmi les candidats au départ. La contestation politique a laissé place au rêve de l’entrepreneuriat pour les ’porteurs de projets’, à la lutte sur le front de l’aménagement du temps pour les adeptes du ’télétravail’, le tout sur fond d’utopie familiale. Parallèlement, la crise économique et la précarisation de l’emploi ont apporté leurs lots d’exclus dans les campagnes, lieux de refuge où la misère est réputée plus douce à vivre qu’à l’ombre bétonnée et anonyme de la ville. D’autres, plus nombreux encore, par choix ou par nécessité, vivent au rythme de la migration alternante. Sans cesse de nouveaux pionniers arrivent sur le front de la périurbanisation. Avec eux, avance la ville à mesure que la campagne recule et qu’il faut aller chercher plus loin la parcelle accessible, le coin de jardin abordable, la vue imprenable, la maison pittoresque ou le village de caractère.

Et puis, comme l’écrit Perec (1974, p. 93), pour la majorité des autres ’‘la campagne est un espace d’agrément qui entoure leur résidence secondaire, qui borde une portion des autoroutes qu’ils empruntent le vendredi soir quand ils s’y rendent, et dont, le dimanche après-midi, s’ils ont quelque courage, ils parcoureront quelques mètres avant de regagner la ville où, le reste de la semaine, ils se feront les chantres du retour à la nature’’ .

Autant de formes d’investissements et d’appropriation de la campagne qui en font un lieu de convergence conflictuelle. Méfiance et distance entre ceux d’ici et ceux d’ailleurs ; conflits d’usages entre chasseurs, promeneurs et agriculteurs ; lutte pour l’appropriation permanente ou secondaire d’un même lieu, entre ceux qui revendiquent le droit à ’vivre et travailler au pays’, et ceux qui viennent y célébrer leur mémoire familiale ou leurs racines rurales. Autant d’usagers occasionnels, de nouveaux venus et d’habitants en transit qui, cherchant à faire usage de la différence entre ville et campagne, en font un front plus mouvant.

Où s’arrête la ville et où commence la campagne ? Certains statisticiens (INSEE, 1996) ont montré que les villes et leurs emplois polarisent l’espace alentour très loin dans la campagne. D’autres chercheurs (INRA, 1998) ont précisé que les campagnes avaient aussi leurs villes. Les uns et les autres ont convenu, in fine, qu’il existait des ’espaces à dominante rurale’ et des ’espaces à dominante urbaine’. Certains sociologues enfin (B. Hervieu et J. Viard, 1996) avancent l’idée que nous sommes tous des urbains qui habitons, pour certains, en ville et pour d’autres, à la campagne.

L’urbanité et la ruralité se détacheraient-elles de leurs lieux d’origine -la ville et la campagne- dans cet ordre qui incite à s’approprier des lieux différents, et conduit à les métisser ? Au fond, les deux premières ne sont-elles pas nées au moment où ville et campagne ont cessé d’être deux mondes différents ? Pablo n’est-il pas le passeur de frontière qui introduit l’urbanité au coeur de la campagne en venant y défendre la valeur de la terre et des racines ?

La question de l’appartenance couvre, on le voit, un vaste champ d’investigations. Elle traverse l’individuel et le collectif, le local et le territorial. Elle amène à poser la question plus générale de l’articulation entre espace social et espace géographique, entre liens et lieux. Elle prend tout son sens à l’heure où la mobilité constitue une pratique quotidienne et socialement valorisée. Dans ce contexte, l’espace géographique n’est-il qu’un simple support parsemé de lieux substituables entre eux ? Comment penser la frontière entre ville et campagne lorsque, chacun cherchant à les associer, en déplace le front ? De quels territoires collectifs, ces cheminements singuliers, ces coexistences contingentes et plus ou moins temporaires, sont-ils les artisans ?

Afin d’appréhender les formes d’appartenance contemporaines, ce travail est organisé en trois parties, permettant de saisir les différentes échelles de temps et d’espace de leur construction et de leur recomposition éventuelle : celles de la spatialisation du social, celles des lieux et des temps de l’appartenance, celles enfin de la construction territoriale.

La première partie s’intitule Mobilité géographique et spatialisation du social : lieux et frontières mis en questions. Elle a pour objet la construction d’une problématique et d’un cadre d’analyse sociologique permettant de saisir les implications d’un mode de vie mobile sur les formes d’appartenance. Il nous faudra en préalable comprendre les relations entre espace et société, nous interroger, en somme, sur les fondements spatiaux et temporels de la vie sociale, et de ce qui la rend possible, la socialisation. Comment l’espace et le temps, préexistants à toutes expériences humaines et sociales, sont-ils appropriés, construits, institutionnalisés ? Comment chacun y chemine-t-il, y singularise-t-il sa propre existence, s’en saisit-il pour donner corps et sens à son action ? Quels sont les ’médiateurs’ entre l’espace-temps individuel et l’espace-temps collectif ? Nous pourrons ensuite interroger la recomposition de ces cadres à l’heure où les échelles de la vie quotidienne et sociale s’élargissent, où les lieux sont potentiellement substituables, et les liens, plus labiles. Deux questions orienteront nos réflexions : celle de l’appartenance et celle de la frontière. La multi-localisation s’accompagne-t-elle d’une multi-appartenance ou d’un détachement des lieux ? Comment se construisent les frontières dans une société mobile où s’articulent proximité géographique et distance sociale entre groupes et individus aux origines et horizons différents ? La mobilité, comme mode de vie, ouvre-t-elle le champ des possibles et les ressources accessibles à chacun d’entre nous ou multiplie-t-elle les contraintes et les ressources nécessaires pour s’en rendre maître ? De quel(s) lieu(x) collectif(s) est-on partie prenante ? Dans quelle mesure peut-on parler d’une individualisation des rapports à l’espace et d’un éclatement des territoires ? A partir de cette réflexion générale, nous pourrons alors construire une problématique et un cadre d’analyse permettant de saisir, dans leur diversité, leur singularité et leur articulation sur un lieu d’observation, les formes d’appartenance contemporaines.

Le site d’étude, situé au fond d’une vallée rurale, sera appréhendé à partir d’une double perspective : comme point de convergence et un carrefour où se croisent et coexistent des appartenances singulières, ayant chacune leur propre histoire et cheminement ; comme lieu focal où se cristallisent des attentes et des projets, des conflits et des transactions, participant d’une dynamique territoriale. Le fil qui relie ces deux angles de vue est celui qui constitue le coeur de notre thèse : la mobilité à l’origine de la construction territoriale de la ruralité d’aujourd’hui.

La seconde partie propose une lecture sociologique des formes contemporaines d’appartenance à partir de l’analyse des récits de vie d’une centaine de personnes convergeant sur le site d’étude à partir de chemins, d’histoires, d’horizons d’attente multiples et variés. Elle s’attache à dégager, au-delà de la singularité des figures d’appartenance mise à jour sur la zone d’étude, les grands types autour desquels s’organisent les rapports au temps et à l’espace dans la société actuelle.

Enfin, nous analysons, dans une troisième partie, comment l’ensemble de ces figures d’appartenance s’articulent, se confrontent, négocient, participent, en fin de compte, directement ou indirectement à l’institutionnalisation territoriale d’un espace de convergence, hier encore ’arrière pays’ vidé par l’exode, et aujourd’hui ’avant pays’ investi de multiples valeurs, attentes et enjeux emblématiques de la ruralité contemporaine. Nous examinons plus précisément comment les flux de mobilité qui traversent cette campagne profonde alimentent l’édification de ses frontières, territoriales et sociales. Cette dynamique prenant corps et sens dans le contexte plus général de la mise en place ’des pays’, l’étude de celle-ci est l’occasion de s’interroger sur la relation entre le pouvoir local et le pouvoir central, entre les territoires singuliers et le territoire national.