1ère partie – Mobilité géographique et spatialisation du social : lieux et frontières mis en questions

Introduction Délimitation du champ d’analyse

‘’Ce que les acteurs sociaux partagent avec les autres, c’est d’abord une surface et une durée.’1

C’est de ce point de départ que nous partirons pour poser notre questionnement général : comment et avec qui ces ’acteurs sociaux’ les partagent-ils lorsque les modes de vie sont marqués par une mobilité fréquente, sinon quotidienne, et que les ancrages de chacun d’eux se multiplient et se diversifient ?

Ce point de vue s’appuie sur l’idée que la structure spatiale et temporelle épouse des formes différentes selon les époques et les sociétés, comme l’attestent les travaux d’anthropologie et d’ethnologie, et qu’il existe un lien entre les dynamiques sociales et les formes d’appropriation du temps et de l’espace. Il nous faut dès à présent introduire dans le champ de notre recherche la question du rapport entre la structure sociale (nommé d’ailleurs ’espace social’, par métaphore) et la structure spatiale, en précisant que si l’une et l’autre sont liées, leurs relations ne relèvent pas d’une simple ’projection au sol’ des rapports sociaux, mais impliquent des dynamiques plus complexes, que nous préciserons dans cette première partie. Ce faisant, nous introduisons ici également une perspective plus dynamique où, à la notion de ’structure’, nous préférons celle de construction.

La question de départ implique une autre précision : dans quelle mesure peut-on considérer que la société actuelle est ’plus mobile’ qu’auparavant ? Cette question a fait déjà l’objet de nombreux débats, à tel point que l’on peut parler d’une ’question de société’. Les aménageurs s’en inquiètent et révisent leurs échelles d’intervention ; les responsables politiques se positionnent ’pour ou contre’ l’ouverture des frontières ; les acteurs économiques les plus divers se mettent en compétition sur ce marché (opérateurs touristiques, urbanistes, architectes, compagnies de transport...) et enfin les chercheurs débattent. Certains défendent l’idée d’un passage d’un régime de sédentarité dominant à celui d’un régime de mobilité dominante2, d’autres défendent l’idée que les sociétés dites traditionnelles étaient traversées par des déplacements de populations tout aussi importants que ceux à l’oeuvre aujourd’hui et qui ont souvent été minorés3.

Si nous pensons que la période actuelle est effectivement marquée par une mobilité importante, il nous paraît également essentiel de déplacer l’angle de vue. Nous laisserons aux historiens le soin d’établir précisément l’importance des déplacements (notamment des migrations résidentielles et saisonnières) dans les sociétés dites traditionnelles et leur comparaison quantitative par rapport aux sociétés actuelles.

Nous questionnerons les relations entre espace et société à partir de l’idée d’une plus forte labilité des ancrages, ce qui interroge les modes d’appartenance aux lieux, et de l’idée d’un rapport plus individualisé à l’espace, ce qui pose la question des formes collectives d’organisations spatiales. De cette problématique générale sur les ’formes de spatialisation du social’, nous dégagerons deux éléments essentiels, les lieux et les frontières que semble remettre en question la mobilité sous sa forme actuelle, ’banalisée’ comme pratique quotidienne, et valorisée comme pratique distinctive. Lieux et frontières seront alors mis en questions afin de construire une problématique sociologique sur le sujet de la mobilité géographique et des formes de spatialisation du social.

Nous prendrons le soin de préciser que les faits de société sont des construits sociaux, et que notre intérêt se porte également sur la lecture qu’en font leurs contemporains. Si la mobilité interpelle aujourd’hui, peut-être est-ce le signe d’un besoin de stabilité ou au contraire d’un désir de mouvement, à moins que ce ne soit les deux, respectivement portés par des secteurs différents de la société ? On ne saurait, en effet, parler de mobilité sans évoquer le rapport à la mobilité, différent selon les groupes : différence de pratiques et d’échelle de déplacement, mais aussi inégalité dans l’accès et la maîtrise de ce mode de vie. En ce sens, nous utiliserons l’expression de mobilité dominante, en référence à l’idée qu’elle est aujourd’hui une contrainte de la vie quotidienne et une pratique fortement valorisée. L’analyse sociologique aura pour but de comprendre où commence la contrainte et où finit le choix ? et comment, dans les pratiques sociales, s’articulent ce système de valeur et ce système de contrainte.

Toute mobilité implique un déplacement dans l’espace et dans le temps. Porter le regard sur le rapport à la mobilité, plutôt que sur la mobilité, implique donc de déplacer le questionnement, vers le rapport à ces deux cadres fondamentaux de l’expérience.

A ce titre, nous nous situons, à la suite de F. Weber et C. Grignon4, dans une sociologie des rapports à l’espace plutôt que dans une sociologie spatialisée: ’‘Au lieu d’étudier le rural ou l’urbain, il vaudrait mieux étudier le rapport à l’espace et au territoire, ce qui ferait de l’immobilité résidentielle un cas particulier de trajectoire et dissoudrait du même coup la question des rapports entre une ’société rurale’ réifiée (parfois dénommée ’société locale’) et une hypothétique ’société urbaine’ (confondue ou non avec la ’société globale’), tous monstres à tête de théorie sur corps de problème social et pieds de jargon ministériel’’.

Cette référence n’est pas neutre, elle introduit également un questionnement sur le sens de la ruralité et de l’urbanité aujourd’hui. Les pratiques de mobilité changent aussi les échelles de référence de la vie quotidienne. La dissociation de plus en plus fréquente des lieux d’emploi et de résidence d’une part, la multiplication des résidences secondaires et des pratiques touristiques d’autre part, ont eu des effets importants sur les relations entre villes et campagnes ; la périurbanisation et l’ampleur des migrations alternantes semblent dissoudre les frontières de l’une et de l’autre.

Grâce aux moyens de communication et de transports actuels, chaque individu peut occuper plusieurs lieux, entrer en contact avec divers milieux. La dissociation des différents espaces de vie (lieu d’emploi, de résidence, de loisirs) relève aussi d’une ’quête de sens’5, celui qui valorise la mobilité comme pratique permettant d’échapper au contrôle social, d’affirmer sa différence ou sa singularité, en bref de s’inscrire dans le système de valeurs individualistes. Il en résulte aussi une imbrication plus complexe entre mobilité et ancrage, d’une part (qui constituent deux temporalités de la vie quotidienne) et entre le proche et le lointain, d’autre part.

La mobilité comme pratique quotidienne est-elle synonyme de désancrage ? Comment penser la notion d’appartenance et de ’multi-localisation’ ? A quel groupe, à quelle configuration territoriale l’individu appartient-il, s’il ne vit plus ’au centre d’un territoire collectivement partagé, mais au sein d’un réseau de sociabilité qui lui est singulier6 et sur une ’surface’ non contiguë7, où le plus souvent les lieux d’emploi et de résidence sont dissociés ? La notion de sentiment d’appartenance associé à un espace (lié à l’autochtonie, à l’enracinement sur un lieu de vie) est-elle encore pertinente dans le contexte actuel où bien peu d’individus demeurent toute leur vie sur le même espace ?

Corrélativement, quelle forme d’organisation spatiale résulte de ces multiples flux qui traversent les frontières, tant nationales que locales ? Les territoires deviennent-ils des espaces à géométrie variable selon les groupes d’usagers qui les fréquentent et les traversent ? Qu’est-ce-qui en fait encore le ciment ?

A partir de ces questions de départ et de ce positionnement, notre réflexion s’organisera autour de deux axes principaux.

  • Dans quelle mesure la construction des appartenances individuelles s’appuie-t-elle sur des rapports d’identification à des lieux géographiques ? La multi-localisation ou la dissociation des lieux de vie engendre-t-elle une multi-appartenance ?

  • Comment se construisent, à partir de ces multiples déplacements individuels, des territoires collectifs ? L’individualisation des rapports à l’espace engendre-t-elle un éclatement territorial ou une recomposition à d’autres échelles ?

Pour répondre à ce questionnement croisé, nous proposons, dans un premier chapitre, de montrer en quoi l’espace et le temps représentent respectivement un support de socialisation et un cadre d’organisation sociale de la vie collective. Nous serons alors amenée, dans un second chapitre, à nous interroger sur l’actualisation de ces cadres d’organisation dans le contexte d’une mobilité dominante. Sur ces bases, nous construirons, dans le troisième chapitre, notre problématique et notre cadre d’observation.

Notes
1.

LECLERQ E., 1998 – Présentation. In: REMY J. : Sociologie urbaine et rurale – L’espace et l’agir. L’Harmattan, p. 9.

2.

BOURDIN A. (in : HIRSCHHORN M., BERTHELOT J.M., 1996) p. 40 : ’Les possibilités de choix en la matière n’ont jamais été aussi grandes dans un univers où domine la mobilité [ ]. En d’autres termes, nous sommes passés d’un contexte dans lequel la stabilité constituait une norme, mise en cause, subvertie ou simplement assouplie par divers phénomènes de mobilité à un autre univers, dans lequel c’est la mobilité qui devient une norme à laquelle on se préoccupe de donner des limites’.

3.

Les recherche historiques sur les migrations notamment ont permis de nuancer l’idée selon laquelle, les sociétés dites traditionnelles auraient été fortement ’sédentaires’. On citera entre autres : ROSENTAL P.A., 1999 - Les sentiers invisibles. Espace, familles et migrations dans la France du 19e siècle. Ed. de l’EHESS, 255p.

4.

WEBER F., GRIGNON C., 1993 - Sociologie et ruralisme, ou les séquelles d’une mauvaise rencontre’, in : Cahiers d’économie et de sociologie rurales, n° 29, 4ème trimestre, p. 57.

5.

REMY J., 1996 – ’Mobilités et ancrages : vers une autre définition de la ville’, in: HIRSCHHORN M., BERTHELOT J.M. (dir.) - Mobilités et ancrages - vers un nouveau mode de spatialisation ? L’Harmattan, coll. Villes et Entreprises, p.138.

6.

CHARBONNEAU J., 1998 – ’Trajectoires sociales et stratégie individuelles’, in : GRAFMEYER Y., DANSEREAU F. (dir.) : Trajectoires familiales et espaces de vie en milieu urbain. Ed. PUF, p. 403.

7.

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