Chapitre I : L’espace et le temps dans la construction sociale de la réalité

Introduction

Il s’agit ici de présenter la manière dont on peut envisager, d’un point de vue théorique, ces deux cadres fondamentaux, l’espace et le temps, dans ’la construction sociale de la réalité’.

Cette référence à l’ouvrage de Berger et Luckmann8 indique que nous situons notre réflexion dans une perspective constructiviste. Cette perspective a des implications théoriques et méthodologiques qu’il convient de préciser.

La réalité sociale, dans le sens où nous l’entendons, à la suite de Berger et Luckmann, correspond à la société, en tant que réalité objective (objectivée par institutionnalisation des interactions et des typification de la réalité, c’est-à-dire des modes de classer et de hiérarchiser le monde social), et subjective (ces institutions étant intériorisées au cours de la socialisation). Le rapport entre l’acteur -producteur de la société- et le monde social est dialectique : l’homme produit le monde social qu’il expérimente ensuite comme quelque chose d’autre qu’un produit humain (devenant une réalité sociale qui lui préexiste).

D’un point de vue théorique, deux déplacements sont à opérer.

  • Premièrement, la question de la liberté de l’acteur n’est pas tranchée de manière radicale, ni à avancer comme postulat de base, mais à poser comme question de recherche empirique. D’un point de vue général, nous soutenons donc l’idée d’une liberté relative de l’acteur et d’un degré relatif d’autonomie selon les groupes et les contextes.

  • Deuxièmement, considérer que la réalité est une construction sociale implique la prise en compte des différentes échelles (d’espace et de temps) de l’action. La vie sociale, si elle prend racine dans l’interaction et la quotidienneté, ne prend son sens qu’en référence aux institutions qui l’encadrent et la rendent possible (en référence à un passé et à un futur qui encadrent et orientent l’action et l’intentionnalité de l’individu). Il convient alors de dépasser l’opposition entre les approches interactionnistes et les approches macro-sociologiques.

Ces deux positions se rejoignent et s’éclairent grâce à notre angle d’analyse centré sur le rôle de l’espace et du temps dans la socialisation. En effet, l’analyse des espaces et des temporalités de l’action nous amène à considérer que l’acteur n’est pas ’essentiellement’ mais ’contextuellement’ libre. Et, si l’individu arrive dans un monde déjà organisé (le temps et l’espace sont ’donnés’) il acquiert, par la socialisation, les ressources permettant d’y prendre part et de le transformer (le temps et l’espace sont appropriés et construits).

La capacité -proprement humaine et sociale- à se référer à des échelles d’espace (abstraction) et de temps (capacité de mémoire et de projection) lui permet de rendre présent ce qui n’est précisément pas hic et nunc.

On doit alors s’interroger sur les ’objets sociaux’ permettant d’articuler les différentes échelles de la vie sociale. En effet, si la société n’est pas qu’un agrégat d’individus et si la vie sociale ne se résume pas à un affrontement de projets individuels, c’est grâce à l’existence de ces paramètres qui relient les échelles de l’action. La vie sociale, nous l’avons dit, est objectivée, c’est-à-dire ‘constituée d’un ensemble ordonné d’objets qui ont été désignés comme tels avant même que j’apparaisse sur la scène’ .’ (P. Berger et T. Luckmann, 1992, p. 35.) Cette objectivation prend corps dans le langage et l’ensemble des institutions sociales qui permettent de faire coïncider les espaces-temps de chacun.

Nous aurons donc pour visée, dans ce chapitre, de saisir ces paramètres dans leurs dimensions spatiales et temporelles.

L’approche constructiviste adoptée ici nous engage par ailleurs dans une démarche compréhensive.

Dire que la réalité sociale est une construction à travers les deux temporalités décrites précédemment, c’est supposer qu’elle ne résulte pas de l’agrégation hasardeuse d’actions individuelles : elle est déjà organisée à travers des institutions dotées d’une certaine permanence historique (qui préexistent à l’individu ’nouvel arrivant’), et les acteurs qui participent à sa construction sont dotés d’une certaine intentionnalité (ils donnent un sens subjectif à leur action)9.

La reconstruction du sens visé par l’acteur se fait par l’interprétation (’c’est-à-dire organiser en concepts le sens subjectif’) et l’explication (’c’est-à-dire mettre à jour les régularités des conduites’)10.

Reconnaître une certaine rationalité à l’acteur ne signifie pas que celle-ci soit entière, et indépendante du contexte de l’action. Comme le rappellent M. Crozier et E. Friedberg11 : ’‘l’acteur n’a que rarement des objectifs clairs et encore moins des projets cohérents : ceux-ci sont multiples, plus ou moins ambigus, plus ou moins explicites, plus ou moins contradictoires. Il en changera en cours d’action, en rejettera certaines, en découvrira d’autres, chemin faisant, voire après coup, ne serait-ce que parce que des conséquences imprévues et imprévisibles de son action l’obligent à’ ’reconsidérer sa position’ et à ’rajuster son tir’. Là encore, la rationalité est à prendre en compte dans sa relativité, mais aussi dans sa diversité selon les contextes culturels et historiques. A cet égard, la compréhension sociologique des faits sociaux se distingue de la démarche psychologique, en visant à replacer les singularités individuelles dans un contexte plus large : ’[...] comprendre une action ce n’est pas rejoindre psychologiquement son auteur, mais reconstruire la signification sociale de son comportement intentionnel’ 12.

L’explication suppose un retour à la compréhension qui lui donne son sens : les institutions et les organisations. Celles-ci sont aussi porteuses de sens et susceptibles d’interprétations et d’usages divers. Elles prennent leur sens dans un espace et un temps donné, et ce sens lui-même évolue au fur et à mesure que les individus entrent en relation (de coopération, d’affrontement ...) et contribuent à leur transformation. La dynamique qui relie les deux mouvements de la démarche compréhensive tient à la particularité des phénomènes humains qui se situent, comme l’explique P. Ricoeur13, à un niveau intermédiaire entre la contrainte et la motivation rationnelle : ’On a affaire à une échelle où l’on aurait, à l’une des extrémités, une causalité sans motivation et à l’autre une motivation sans causalité. [...] Le phénomène humain se situerait dans l’entre-deux, entre une motivation qui demande à être expliquée et non à être comprise, et une motivation relevant d’une compréhension purement rationnelle.’

Ce positionnement nous incite dès à présent à préciser notre angle d’analyse et notre perspective de questionnement. Plutôt que d’analyser comment la société évolue à travers le temps et l’espace, nous proposons ici d’analyser comment se construisent nos rapports au temps et à l’espace au cours de la socialisation.

Nous avons choisi, dans ce premier chapitre, d’en rester à un questionnement théorique sur le rôle de l’espace (section 11) et du temps (section 12) dans la socialisation et l’organisation collective de la vie sociale. Nous montrerons qu’ils sont des données permettant la socialisation des individus selon un sens partagé de la réalité sociale rendant la vie collective possible, mais qu’ils sont aussi des supports permettant l’expression des singularités individuelles et la participation des acteurs à la construction sociale de la réalité.

Cette réflexion offrira les bases d’une mise en perspective avec le contexte contemporain qui nous préoccupe : celui d’une mobilité forte et socialement valorisée.

Notes
8.

BERGER P., LUCKMANN T., trad. 1992 - La construction sociale de la réalité., Ed. Méridiens Klincksieck , 1ère éd. 1986, Coll. Sociétés, trad. de l’Américain par P. Taminiaux, 288 p.

9.

WEBER M., 1971 - Economie et société. Trad, Ed. Plon, 651 p.

10.

ARON R., 1967 - Les étapes de la pensé sociologique. Ed. Gallimard, Coll. Tel, p. 551

11.

CROZIER M., FRIEDBERG E., 1977 - L’acteur et le système – Les contraintes de l’action collective. Seuil, p. 47.

12.

SYLVESTRE J.P., 1993 - La sociologie compréhensive et ses fondements. Thèse de sociologie, Lyon II, p. 223

13.

RICOEUR P., 1986 - Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, Ed. Seuil, Coll. Esprit, pp. 170-171.