Section 11 : L’espace, support de socialisation et objet d’appropriation collective

’J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources :
Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je suis né, l’arbre que j’ai vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts...
De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute ; il n’est jamais à moi, il ne m’est pas donné, il faut que j’en fasse la conquête.’
G. Perec (1974) : Espèces d’espaces. Galilée

Espace et lieux, voici les points de départ d’un questionnement sur l’appartenance dans un contexte où la mobilité devient un mode de vie quotidien, et la multi-localisation une pratique ordinaire, presque obligée, pour la grande majorité des individus. Les lieux sont-ils une ’espèce d’espace’, permettant de circonscrire, de situer, géographiquement ou dans notre mémoire, des ’morceaux d’espace’. L’espace, comme le dit G. Perec, est un doute, il ne donne pas prise immédiatement à l’identité (il ne nous est pas donné). Il faut en ’faire la conquête’. On n’appartient pas à un espace, mais à un lieu plus précis, plus concret, un village, une ville, un quartier, une région, un pays... Les échelles de l’appartenance dépendent de l’interlocuteur et du contexte. On se dira français auprès d’un interlocuteur à l’étranger, on précisera sa ville de résidence ou de naissance auprès du même interlocuteur s’il connaît la France ; on indiquera son ’département’ ou sa région de provenance auprès de vacanciers, voisins de camping ; on parlera de son quartier (pour s’en plaindre ou s’en vanter) à ses collègues de bureau ; on évoquera (parfois avec nostalgie) la ville où l’on a fait ses études, ou, si l’on est passé par une Grande Ecole, le nom de celle-ci suffira. Etre d’un lieu, habiter un lieu, venir d’un lieu, être passé par un lieu. Voici les déclinaisons possibles de l’appartenance ’déclarative’. Car voilà bien la question : l’appartenance géographique n’est–elle au fond qu’une déclaration de principe, une entrée en matière pour lier conversation ou bien encore une carte d’identité (’nationalité : française’) que chacun décline par obligation, pour satisfaire à quelque fichage administratif (obligation de domiciliation pour bénéficier d’aide) ? Et, à supposer qu’il ne s’agisse pas d’une simple déclaration, à quel lieu ’appartient-on’ ? : à celui d’où l’on vient (lieu d’origine), à celui où l’on est (entre le lieu de domicile, d’emploi etc.), à celui où l’on circule (de la jet society aux SDF, en passant par les immigrés évoluant dans des ’territoires circulatoires’).

En référence à ce questionnement de départ -comment penser la notion d’appartenance dans le cadre d’une mobilité forte et socialement valorisée ?- nous voudrions en préalable chercher à comprendre dans quelle mesure l’espace constitue un support de socialisation et d’organisation sociale. En montrant les liens forts entre le processus de socialisation et l’apprentissage des usages sociaux de l’espace, nous pourrons ensuite mettre en perspective cette relation avec le contexte actuel où elle se voit remise en question.