111 Socialisation, transaction et négociation des identités sociales

C. Dubar14 a montré que la socialisation est un processus qui s’effectue à travers un double mouvement -l’intériorisation de modèles et leur appropriation- et qui donne lieu à la constitution d’une identité sociale. L’individu n’existe en tant que personne sociale, qu’à travers la relation à autrui qui lui révèle à la fois son existence singulière et sa communauté de traits avec d’autres. Pour rendre compte de cette dimension à la fois individuelle et collective de l’identité, C. Dubar recourt au paradigme de la transaction.

Il y a premièrement une transaction ’objective’ entre l’identité ’attribuée’ par les institutions et groupes sociaux et l’identité acceptée par l’individu. L’identité pour autrui se construit en effet à partir d’un acte d’attribution de la part des institutions et des agents de socialisation qui usent de catégories génériques. L’individu n’est cependant jamais passif face à cet ’étiquetage’ qu’il négocie au sein des différents groupes auxquels il participe. Mais il n’est jamais entièrement libre car ces catégories ont un pouvoir performatif, et cette négociation s’inscrit toujours dans un rapport de force entre groupes (institutions, groupes ’étiquetés’). En outre, ces stratégies doivent être replacées dans la ’trajectoire’ des individus, celle-ci étant marquée par des identités héritées du milieu d’origine. Une transaction ’subjective’ est alors opérée entre identités ’héritées’ et identités visées par l’individu. Il faut alors considérer la socialisation comme un processus, qui n’est jamais totalement réussi, ni entièrement achevé.

Elle n’est jamais totalement réussie car, comme l’indique C. Dubar, il peut y avoir un décalage entre l’identité attribuée et celle acceptée, entre l’identité héritée et celle visée, expliquant par là même la dynamique de négociation et les stratégies identitaires qui animent les relations sociales. Peut-on à partir de là envisager la migration comme une stratégie, ou du moins une ressource, de mise à distance du milieu d’origine et des identités ’héritées’ ? L’analyse des quartiers d’immigrés, par L. Voyé et J. Rémy15, montre ainsi que ceux qui réussissent socialement marquent leur ascension sociale par la migration résidentielle. Historiquement d’ailleurs, la ségrégation, comme projection au sol des rapports sociaux, est apparue avec le passage d’une société d’ordres en société de classes16. A partir du moment où l’ascension sociale fut possible, elle se traduisit par des mouvements dans l’espace géographique. L’assignation à résidence dans des lieux ’mal famés’ relèverait, dans ce cas, d’une mise à distance de l’identité attribuée problématique, voire impossible (ghettoïsation).

La socialisation secondaire (Berger et Luckmann, trad. 1992), marquant le caractère inachevé de ce processus, implique aussi la prise en compte de multiples instances participant à la construction de l’identité individuelle. La participation et l’intégration à des collectifs hétérogènes (professionnel, associatif, politique...) impliquent l’articulation entre normes et rôles eux-mêmes divers, et qui peuvent parfois être conflictuels. Peut-on alors considérer que certaines pratiques de multi-localisation procèdent d’une recherche d’articulation, par la constitution d’écrans protecteurs entre les différents rôles joués sur chacune de ces scènes ? F. Wéber17 a ainsi montré que la multi-localisation pouvait constituer une ressource identitaire. Le statut professionnel, dans les cas où il est peu valorisant, peut ainsi être relativisé ou ’mis à distance’ par l’investissement d’autres ’scènes’ (acquisition et valorisation d’un statut sur la scène résidentielle, sur le lieu d’origine, ou sur la scène associative, sportive ...).

Par ailleurs, la socialisation secondaire peut aussi opérer un véritable ’changement de monde’ vis-à-vis du milieu d’origine. L’individu doit alors opérer une ’déconstruction-reconstruction’ de son identité (Berger et Luckman, trad. 1992) qui suppose un certain nombre d’instances et de mécanismes de médiations (Dubar, 1996, p.103). Peut-on ici considérer également que la migration peut constituer une ’voie de mise à distance’ et l’appropriation de nouveaux lieux de vie, ouvrir sur des instances de socialisation ’alternatives’ ? Changer de ’vie’, repartir à zéro, revient bien souvent à ’changer d’air’ et quitter le lieu d’origine pour recouvrir sous des regards nouveaux, à une certaine ’virginité identitaire’. Mais les regards nouveaux ne sont pas toujours neutres et bienveillants, et la migration peut aussi engendrer la stigmatisation de ’l’étranger’ socialement isolé ou en décalage culturel avec ce nouveau milieu (on peut citer par exemple les problèmes d’intégration de certains immigrés ou encore les désillusions auxquelles se heurtent de nombreux néo-ruraux).

Ces questionnements nous amènent à analyser plus précisément comment l’espace géographique joue dans les processus de socialisation.

Notes
14.

DUBAR C., 1996 - La socialisation – Construction des identités sociales et professionnelles. Ed. Armand Colin, Coll. U, 276 p.

15.

VOYE L., REMY J., 1978 – ’Distance spatiale, distance sociale’, in : Recherches sociologiques, n°1,
pp. 27-44.

16.

GUERRAND.R-H. (1996) : ’Histoire des taudis’, in : PAUGAM.S (dir.) : L’exclusion – l’état des savoirs. Ed. La Découverte, coll. Textes à l’appui, pp. 218-227. Comme le souligne l’auteur, dans une société d’ordre où chacun est en quelque sorte ’assigné’  à une place par sa naissance, le logement ne qualifie pas son occupant.

17.

WEBER F., CHAMBOREDON J.C., et al., 1984-1985 - ’L’appartenance territoriale comme principe de classement et d’identification’ in  : Sociologie du Sud-Est, n° 41-44, pp. 61-85.