1121 L’espace est donné et produit

La production de l’espace est, selon les anthropologues, une base commune à toute société. ’Toutes les sociétés, en effet, ont affaire avec l’étendue, c’est-à-dire que toutes sont situées dans l’espace, dans un espace qu’elles particularisent et qui les particularise’20 .

Les mécanismes à l’oeuvre dans la production de l’espace à l’échelle de la société procèdent finalement selon le même schéma que le processus de socialisation des individus. L’espace en tant que ’donnée immanente’ est intériorisé, puis il est approprié à travers des formes particulières qui permettent de faire de cet espace abstrait et indéterminé un ’espace propre’ à chaque société : ’La relation à l’espace est ainsi, pourrait-on dire, universellement garante de la particularité des identités’ (p. 30).

Doit-on alors en déduire qu’une appréhension sociologique de ces rapports est impossible et que l’on doit en rester, comme l’affirme M. Ségaud, à une approche empirique ? ’[...] la dimension spatiale ne peut être saisie directement ; elle ne se manifeste que dans l’intimité des systèmes et des structures sociales, dans l’intimité des dispositifs symboliques.’ (p. 30).

Notre intention -si tant est que cela soit envisageable- n’est pas de rendre compte de toutes les formes possibles de relation société-espace, ce qui supposerait de connaître et l’ensemble des sociétés humaines et l’ensemble de leurs organisations spatiales. Nous proposons de définir l’opération de délimitation de la frontière, commune à l’ensemble des sociétés, comme la règle fondamentale de construction de l’espace, et commune à l’ensemble des sociétés. Les travaux de A. Leroi-Gourhan21 montrent que ce dispositif constitue l’instrument principal de prise de possession du temps et de l’espace : ’Les constatations archéologiques autorisent à assimiler à partir du Paléolithique supérieur les phénomènes d’insertion spatio-temporelle au dispositif symbolique dont le langage est l’instrument principal ; ils correspondent à une véritable prise de possession du temps et de l’espace par l’intermédiaire de symboles, à une domestication au sens le plus strict puisqu’ils aboutissent à la création, dans la maison et partant de la maison, d’un espace et d’un temps maîtrisables’.

Retenons l’idée importante, pour la suite de notre réflexion, que la construction de l’espace passe par la délimitation d’une frontière et que celle-ci marque, d’une part, la distinction fondamentale entre le groupe et ce qui lui est étranger (la ’nature’ au départ de l’histoire humaine) et, d’autre part, l’étendue de l’espace maîtrisé.

Que l’on se situe à l’échelle de la société et de l’Histoire (pays, nation) ou à celle des groupes sociaux et de la vie quotidienne (maisonnée, quartier...) le rapport à la frontière constitue un élément essentiel de la vie sociale et collective. Reprenons chacun de ces deux angles d’analyse.

La frontière tout d’abord, en délimitant ce qui appartient à la société et ce qui lui est étranger, fait apparaître la cohésion sociale interne et organise les relations avec cet ’extérieur’, soit sur le mode de la défense (l’étranger), soit sur le mode de l’échange (la différence complémentaire ). Ces deux alternatives ne sont pas exclusives l’une de l’autre ; elles peuvent varier dans le temps (un même pays peut développer une politique isolationniste puis interventionniste, comme les USA), et s’appliquer aux différents secteurs de la société (un même pays peut s’ouvrir aux échanges économiques et rester fermé sur le plan politique, comme la Chine par exemple).

La délimitation de multiples frontières à l’intérieur même d’une société permet en outre la définition des places que chacun peut ou doit avoir. Comme le rappelait Heidegger lors de sa conférence de 1951 (citée par G. Di Méo, p. 37) : ’La limite n’est pas ce où quelque chose cesse, mais bien, comme les Grecs l’avaient observé, ce à partir de quoi quelque chose commence à être.... Ce qui a été ménagé est chaque fois doté d’une place et de cette manière inséré, c’est-à-dire rassemblé en un lieu, à savoir par une chose du genre du pont.’

La frontière délimite donc l’espace réservé aux activités publiques (la rue, la place ...) de l’espace réservé aux activités privées (la maison). Déroger à cette règle en exerçant à la vue et au su de tout le monde des activités d’ordre privé, c’est non seulement faire preuve de manque de savoir-vivre en troublant l’ordre public mais c’est surtout faire violence aux frontières sacrées de l’intime, qui sépare les sociétés humaines de l’animalité. Le caractère hautement subversif pour l’ordre politique que ce type de violation entraîne avait été parfaitement compris et utilisé par les Cyniques grecs22. Etre Cynique -dont le nom vient du
mot chien- c’est se tenir à la porte de la cité, ni dehors ni dedans. Comme l’explique J. Touchard, ce mouvement anarchisant pousse jusqu’au paradoxe les positions du stoïcisme : ’‘Il ne s’agit plus pour eux d’accueillir tous les hommes frottés de culture ou de sagesse mais d’exalter aux dépens de la civilisation grecque la culture ou plutôt l’inculture barbare.’ (p. 52). ’Ils ne sont pas seulement les alliés, conscients ou non, des Barbares de l’extérieur ; ils sont les Barbares de l’intérieur’ (p. 100). Etre Cynique, c’est donc transgresser jusqu’aux règles de contestation.

Un parallèle avec le mouvement de Mai 1968 permet de mettre en lumière le caractère plus ou moins subversif des formes de contestation politique selon leur rapport à l’espace. Comme le rappelaient Danièle Léger et B. Hervieu23 au sujet des mouvements de mai 68, la contestation politique peut s’exprimer de manière directe, au sein même du système, ou sur ses marges, par la production ’d’espaces émancipés’. Selon les auteurs, le développement des communautés dans les années 1968-1971, ’est l’exact pendant du reclassement des forces politiques’ (p. 40) qui avaient joué sur la révolte centrale (en Mai 1968 à Paris et dans les grandes villes) et qui se portaient alors sur les marges de la société, pour y élaborer un contre-modèle. Ce déplacement du lieu de contestation nous révèle donc ’en négatif’ la relation forte entre le rapport à l’espace et l’ordre politique. L’opposition entre les ’politiques’ qui agissaient en vue de la prise de pouvoir et les ’utopistes’ qui exigeaient ’tout, tout de suite’ en recoupe une autre : l’opposition entre lieux de contestation possible : ’[...] fallait-il lutter contre l’école de classe en employant la capacité offensive des syndicats, des associations de parents, etc., ou fallait-il multiplier, en marge 24 du système scolaire, des expériences autorégulées d’école parallèle  ? Fallait-il s’organiser pour attaquer directement les institutions de la culture bourgeoise [...] ou fallait-il prendre des initiatives autonomes dans les espaces sociaux ignorés par la politique culturelle du pouvoir : les banlieues, le monde rural , etc. ?’ (pp. 38-39). Dans cette perspective ’utopique’, le choix des espaces ruraux les plus ’périphériques et désertifiés’ est hautement symbolique : il s’agit de réinvestir les lieux abandonnés par la société urbaine dominante et destructurés par son système capitaliste. ’Le rapport symbolique que les ’marginaux’ entretiennent à l’espace désertifié concentre ce qui fait le mouvement même de l’utopie : un appel au passé qu’on reconstitue souvent en âge d’or magnifié contre un présent qu’on rejette en vue d’un avenir radicalement autre’ (p. 32). Cette définition de l’utopie ne constitue que l’une des tendances de l’utopie politique. Derrière ce que l’on nomme utopie, il y a deux principaux modèles de système politique, l’un démocratique et l’autre autoritaire. Les deux tendances de l’utopie sont assez bien représentées par la cité du soleil ’Eliaka’ de Campanella25, et par l’île ’Utopia’ de Thomas Moore26. Alors que la première est organisée autour d’un centre ’plein’ occupé par un pouvoir théocratique imposant la dictature de la ’vertu’ sur tous les Solariens, la seconde est caractérisée par un espace central ’vide’, occupé par la mer. Généralisant l’usage du second modèle pour caractériser tous les projets de citée idéale, on a souvent oublié ce double héritage qui a d’ailleurs marqué le devenir assez contrasté de ces communautés utopiques.

Les mouvements de contestation précédemment évoqués respectaient implicitement l’architecture du pouvoir et les formes de rapport espace-société : rester au centre de la société suppose de lutter pour lui substituer à terme un autre modèle par la révolution ; décider de constituer tout de suite ce nouveau modèle, suppose de partir en ses marges là où la place est laissée vide. Ni démocratique, ni autoritaire, le cynisme est autrement plus subversif, car il ne présente aucun projet alternatif à la société contestée : il lui oppose de l’intérieur le reflet de ses contradictions. Les Cyniques, et plus proches de nous, les ’punks’, qui en sont en partie le prolongement contemporain, exposent au plein coeur de nos villes, non pas l’exemple d’un modèle qu’ils pensent meilleur pour la société, mais le miroir de ses failles et de ses contradictions. En vivant dans la rue, non seulement ils brisent les frontières de la bienséance, mais surtout ils montrent le caractère institué et contingent de nos règles. Ils sont là où l’on ne doit pas être en y faisant ce que l’on ne doit pas y faire. En rendant possible l’impensable, ils désacralisent les frontières.

La transgression de la frontière a donc un caractère subversif. Analysons à présent les modes de son apprentissage lors de la socialisation primaire des individus.

L’espace de l’habitat domestique est non seulement le premier espace de socialisation de l’enfant, mais il constitue le vecteur essentiel de l’apprentissage des usages sociaux de l’espace. La métaphore utilisée par I. Chiva27 nous semble à cet égard particulièrement bien choisie pour exprimer ce rapport : ’‘La maison, [...] résume à la fois les lieux et les formes de la société, ainsi que les modes intimes de sa perpétuation, tout comme le noyau qui promet le fruit et engendre l’arbre [...’ ]’.

En ce sens, on peut dire que la maison, à la fois fruit et arbre de la société, constitue l’espace par excellence de socialisation : celui où se constituent et se transmettent les normes sociales.

Nous proposons de rendre compte de ce processus d’apprentissage à travers quatre opérations : ’fonder’ ; ’perpétuer’ ; ’s’approprier’, ’normaliser’.

Fonder une maison, c’est déjà délimiter un espace propre au groupe qui va l’habiter, en cela c’est aussi, comme le rappelle C. Lévi-Strauss28, fonder une lignée : ‘’[...] Quelque chose d’essentiel se passe quand des groupes de descendance se scindent et que leurs segments se soudent avec des segments d’autres groupes, pour donner naissance à des unités d’un nouveau type résultant de ces recombinaisons. C’est à ce type d’unité qu’il y a quelques années j’ai proposé d’appliquer le terme de maison’ .

L’auteur précise par ailleurs que la notion de maison renferme à la fois des éléments matériels (les bâtiments, les terres attenantes) et des éléments symboliques nécessaires à la structuration du groupe et à sa perpétuation : les traditions associées à l’usage des lieux, les noms qui y sont associés, les légendes inscrites dans les murs, les rituels par lesquels le groupe entretient sa mémoire collective. Lieu de mémoire et d’enracinement, la maison, au sens anthropologique où l’entend C. Lévi-Strauss, est l’espace de continuité de la lignée. Elle permet la transmission du patrimoine par la filiation reposant sur des liens verticaux, et l’élargissement du groupe par alliance à travers des liens horizontaux.

‘’Lieu de l’instant, comme de la durée, de l’enracinement dans le construit comme de l’agi et du senti, la maison donne à voir d’emblée, à l’instar du langage, des langues et des messages, à la fois ce que les sociétés humaines ont en commun, et les innombrables manières qu’ont les individus et les groupes de se distinguer, de se hiérarchiser, d’exprimer leur identité comme, souvent, leurs modes de pensée les plus cachés’.’

C’est ce dernier point, évoqué par I. Chiva (1987), qui nous amène à traiter à présent de la troisième opération qui concourt à la socialisation des personnes au sein de la maison : celle de l’appropriation du lieu, dont les usages ne résultent pas seulement des formes matérielles du bâti. Le même espace peut donner lieu à des représentations et des usages différents selon les groupes sociaux qui se l’approprient. Le réinvestissement de maisons paysannes par des usagers secondaires en est la parfaite illustration. Comme le montre l’article de M. Perrot et M. de la Soudière29, ce qui pour le paysan est synonyme de lieu de production, de lieu d’héritage, et d’espace dégradé et vieillissant, peut être réapproprié comme lieu de récréation ou lieu de retrouvailles familiales par ces nouveaux usagers du rural.

Les formes d’appropriation d’un même espace peuvent également varier, pour un même groupe, au fil du temps. Les historiens et ethnologues ont montré le processus de différenciation et de spécialisation de l’espace, qui s’est traduit au niveau de l’habitat par l’apparition progressive des différentes pièces. Or comme le fait remarquer P. Bonnin30, il n’y a pas correspondance univoque entre les formes d’évolution d’une société et l’évolution de l’habitat : il faut comprendre l’homologie entre la structure sociale, la forme de classification de la réalité et la structure de l’habitat, dans un rapport qui n’est ni fonctionnaliste ni immédiat. Cette relation n’est pas immédiate car ’les objets bâtis possèdent une perdurance qui provoque un retard permanent, un effet d’inertie et de stabilité par la même occasion’ (P. Bonnin et al., 1983, p. 13). ‘En parlant de la maison, c’est toute notre conception du monde que nous mettons en cause. [...] Changer la disposition des éléments dans l’espace social de la demeure, c’est modifier les valeurs attribuées aux objets et les symboles qu’ils supportent. C’est aussi changer les valeurs relatives à la hiérarchie des rôles’ .

L’habitat joue donc un rôle de médiation entre société et espace, et ses formes d’appropriation prennent alors une dimension symbolique. Et comme tout ordre symbolique, il fait l’objet d’une normalisation. Les formes de l’habitat font aussi l’objet d’une normalisation. Ce processus participe de la socialisation, car il permet de donner à ces partitions et spécialisations une cohérence en les institutionnalisant.

La normalisation de l’habitat emprunte deux formes étroitement imbriquées : normaliser la configuration de l’habitat, normaliser les modes d’habiter.

On pourrait évoquer depuis la fin du 19ème, avec l’industrialisation et l’urbanisation, les multiples actions de normalisation relevant d’une politique hygiéniste : assainir les logements, assainir les corps qui y habitent, assainir les moeurs qui y sont associées, rééduquer les groupes (les paysans déracinés parqués dans les taudis environnant les villes grandissantes, les classes dangereuses des faubourgs industriels, les banlieusards reclus dans leurs ghettos ethniques...). Les différents mouvements utopiques (C. Fourrier et son phalanstère, J.B. Godin et son familistère) ont d’ailleurs fondé leurs théories sur des formes architecturales. Les architectes contemporains, comme Le Corbusier, proposaient eux aussi un modèle de société. Et les grands ensembles qui s’en sont inspirés, devaient constituer pour les classes qui y accédaient une amélioration des conditions de vie et engendrer un nouveau genre de relations sociales. Du logement nouveau devait naître un homme nouveau.

Les actions de réhabilitation du patrimoine participent, quant à elles, d’une normalisation des lieux. Il s’agit en réhabilitant le bâti d’homogénéiser un espace selon l’image que l’on veut en donner. Or cette image s’inscrit non seulement sur les façades des immeubles mais aussi dans les murs des logements et surtout, dans les modes d’habiter de leurs occupants : ‘’Encore plus importante est l’imposition d’un ensemble d’éléments d’architecture intérieure, promus signes de l’ancienneté. [...] L’habitant ne peut pas se contenter de les accepter, il doit les comprendre et en faire des éléments de sa conscience d’habitant d’un immeuble ancien’ explique Bourdin31 . Et transformer des modes d’habiter implique souvent de changer le peuplement des espaces ainsi délimités.

Vouloir faire d’un quartier et de ses habitations, une vitrine qui participe au renforcement de l’image de prestige de la ville, est difficilement conciliable avec le maintien sur place d’une population défavorisée et populaire. Même si l’enjeu est apparemment architectural, ses implications sont aussi sociales. L’ouvrage de J-Y. Autier32 montre bien ce processus dans un quartier du vieux Lyon. Le réinvestissement par des classes plus aisées (enseignants, étudiants, cadres moyens) concerne non seulement les habitants mais aussi les usagers de cet espace. En effet, l’image de convivialité, d’ancienneté ainsi donnée attire de nouveaux passants, de nouveaux consommateurs, qui engendrent aussi un changement des profils des commerçants et des types de commerces, concourant au renforcement de cette image et de cette fréquentation. Peu à peu, habiter cet espace devient habiter un quartier spécifique, identifié par un nom, des associations, qui supposent l’adoption de certains modèles de comportement (’militant de proximité’) ainsi que certaines caractéristiques sociologiques (les associations portées au départ par les commerçants âgés vont être investies par les nouvelles populations arrivées après le début de la réhabilitation). Lieu marqué par certains attributs, le quartier devient un espace socialisant selon certaines normes et approprié par les groupes qui en portent le mieux les valeurs.

Notes
20.

PAUL-LEVY F., SEGAUD M., 1983 - Anthropologie de l’espace. CCI et Centre Georges Pompidou, Coll. Alors. 345 p.

21.

LEROI-GOURHAN A., 1977 - Le geste et la parole, la mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, p. 140.

22.

TOUCHARD J., 1988 - Histoire des idées politiques. Tome 1 : Des origines au XVIIIe siècle. PUF, Coll. Thémis, 382 p.

23.

LEGER D, HERVIEU B., 1979 - Le retour à la terre: ’Au fond de la forêt ... l’Etat’. Ed. du seuil, Paris, 238 p.

24.

Souligné par nous.

25.

TOUCHARD J., 1988 - op. cit.

26.

MORE T., trad. 1997 - L’utopie. Ed. Flammarion. Coll. Librio, 125 p.

27.

CHIVA I., 1987 - La maison : le noyau du fruit, l’arbre, l’avenir., in : Terrain, n° 9, octobre, pp. 5-9.

28.

C. LEVI-STRAUSS, 1987 - La notion de maison, in : Terrain, n° 9, octobre, pp. 34-39.

29.

PERROT M. et DE LA SOUDIERE M., 1998 - ’La résidence secondaire : un nouveau mode d’habiter la campagne ?’, in : Ruralia, n° 2, pp. 137-149.

30.

BONNIN P., PERROT M., De La SOUDIERE M., 1983 - L’ostal en Margeride, Ed. CNRS, 341 p.

31.

BOURDIN A., 1984 - Le patrimoine réinventé. PUF, Coll. Espace et liberté, p. 109.

32.

AUTIER J-Y., 1993 - La vie des lieux. Un quartier du Vieux-Lyon au fil du temps, Presses Universitaires de Lyon, Lyon, 268 p.