1122 L’espace est le support et l’objet des représentations

Si chaque groupe s’approprie un espace, comment se fait-il que le monde ne soit pas indéfiniment fragmenté ? Comment concilier l’idée d’un espace, donnée intangible et d’un espace socialement construit et collectivement partagé.

La réponse se trouve ici encore dans le caractère dual de notre rapport à l’espace : il est à la fois le résultat et le support de représentations collectives.

Précisons en préalable la notion de ’représentations sociales’ en référence à la définition de D. Jodelet33 : ‘’C’est une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social’ .

Cette connaissance commune suppose l’élaboration d’un langage commun à partir d’une symbolisation du réel. Le symbole permet un ’détachement’ du réel, par la conceptualisation qui rend présent ce qui ne l’est pas (Berger et Luckmann, trad. 1992, p. 55). Instrument de la pratique, il permet en outre de simplifier le réel. En lui donnant une certaine permanence et homogénéité (système de classification), il permet à chacun de gérer le quotidien et de répondre à l’inférence de l’urgence ’ due à la nécessité d’agir, prendre position ou obtenir la reconnaissance et l’adhésion des autres’ (Jodelet, 1994, p. 47). Enfin, les représentations sont une forme de connaissance performative. En symbolisant le réel, elles contribuent à le créer.

B. Poche34 montre ainsi les processus de ’ symbolisation’ et de ’traduction’ par lesquels les habitants d’une commune s’approprient leur espace. Plus encore, ce sont les formes de désignation et la constitution d’une intelligibilité commune du monde qui créent du lien social.

Ainsi, prendre place dans l’espace suppose de le représenter, c’est-à-dire de le symboliser, de le simplifier, et ce faisant, de le créer. Ces opérations supposent, comme la socialisation, un double mouvement : l’intériorisation des représentations collectives, et leur appropriation personnelle.

Cette précision est d’importance, puisque l’on ne peut plus considérer y compris au sein d’un même groupe, que la représentation de l’espace est consensuelle. On peut habiter un même espace sans partager tout à fait la même vision de cet espace, et ce, d’autant plus que les habitants d’un lieu sont, aujourd’hui, rarement les autochtones de ce lieu, et qu’ils ont été socialisés dans des milieux différents.

Si l’espace vécu dépend de la perception que l’on en a, et si cette représentation dépend du groupe dans lequel on a été socialisé, comment concilier cette relativité avec l’idée d’un espace participant à la constitution de la société, et à son ciment comme nous l’avons évoqué plus haut ? Est-il objectivement déjà là, ou n’existe-t-il qu’à travers la perception du sujet ou du groupe qui l’actualise ?

Il nous faut alors nous tourner vers les anthropologues, au premier rang desquels C. Levi-Strauss. Comme le notent F. Paul-Lévy et M. Ségaud (1983, p. 19), ses travaux ont permis de dépasser l’opposition entre un espace produit de la société et un espace producteur de la société, en montrant qu’il était les deux à la fois. Son analyse nous permet d’échapper aux limites des approches culturalistes.

Les approches culturalistes ont le mérite de mettre en lumière la diversité des conceptions de l’espace, selon les sociétés. La vision systémique sur laquelle elles reposent, particulièrement bien représentée par les travaux de E.T. Hall35, pose néanmoins un problème dans l’appréhension des configurations spatiales. Poussant à son extrême la relation, Hall admet que la dimension culturelle de l’espace a un effet de feedback sur l’organisme, ce qui le conduit à dire que ’‘des individus appartenant à des cultures différentes non seulement parlent des langues différentes mais, ce qui est dans doute plus important, habitent des mondes sensoriels différents’ . Dans ce cadre, l’homme n’est que le produit de l’espace qu’il habite. Imaginons la situation, assez fréquente au demeurant, d’un individu qui quitte l’espace culturel dans lequel il a été socialisé pour aller vivre dans un autre espace culturel : que se passe-t-il ? Si l’on suit l’analyse de Hall, celui-ci devrait rester totalement étranger à ce nouvel espace, ne pouvant en comprendre le fonctionnement. Cette approche ne permet pas de rendre compte des phénomènes, pourtant bien réels, d’intégration des groupes d’immigrés dans les sociétés d’accueil. En tirant les conséquences des propos cités plus haut on en vient même à douter de la possibilité d’une communication, d’un échange entre cultures différentes, puisque les modèles proposés sont non seulement différents mais fondés aussi sur des mondes différents.

La notion de ’foi perceptive’ développée par Merleau-Ponty (1964) permet de saisir les limites de l’argument de la subjectivité des représentations de l’espace : ’‘C’est à partir de cette pelouse devant moi que je crois entrevoir l’impact du vert sur la vision d’autrui’’. Certes, la pelouse est un objet socialement et historiquement situé, mais il n’en reste pas moins qu’elle se présente dans sa forme spatiale comme une étendue de vert, dont on peut s’attendre à ce qu’elle soit perçue à travers cette définition minimale par un hôte étranger. A partir de cette base commune, on peut alors expliquer à son visiteur, les usages et les valeurs qui lui sont attribués dans sa propre culture. Corrélativement, cette description permet aussi au visiteur étranger de constater l’inexistence d’un tel objet dans sa culture ou sa mise en correspondance avec un objet ayant des attributs équivalents. Ce faisant notre argumentation bute sur un obstacle : elle présuppose la fiabilité et la fidélité de la traduction d’une langue dans une autre.

L’objet de notre recherche nous invite à opérer un déplacement de la question : à la limite, la question n’est pas de savoir si les interlocuteurs traduisent fidèlement dans leur langue les propos étrangers. L’important ici, pour en revenir à la foi perceptive de Merleau-Ponty, c’est qu’ils puissent concevoir que tout en vivant dans un monde différemment agencé et interprété, ils vivent dans le même monde, permettant en cela léchange, celui-ci dut-il être fondé sur une part de malentendu. A cet égard, il nous semble que l’échange intra-culturel tout autant qu’inter-culturel se fonde sur cette part de malentendu. Le malentendu, tout en engendrant des conflits, amène les acteurs à expliciter leur propre interprétation du monde et ainsi à construire et à légitimer leur place en son sein. Les travaux de I. Mauz36, consacrés à l’analyse anthropologique du rôle des animaux sauvages dans la construction des territoires, sont particulièrement éclairants. Elle montre en effet comment les animaux sauvages peuvent servir d’intermédiaires pour opérationnaliser cette ’territorialisation’ de l’espace. Ils constituent en effet des points d’appui de cette construction parce que tout en constituant un symbole commun à l’ensemble des acteurs intervenant sur le territoire, ils donnent lieu à des interprétations différentes et conflictuelles quant à leur rôle et à leur place. Cristallisant les conflits, ils permettent la mise en relation entre ces groupes, les amenant à faire un travail pour consolider leurs discours interprétatifs et légitimer leur propre rôle et place sur cet espace.

Notes
33.

JODELET D., 1994, dir. - Les représentations sociales. Ed. PUF, Coll. Sociologie d’aujourd’hui, 4ème Edition, p. 36.

34.

POCHE B., 1996 - L’espace fragmenté : éléments pour une analyse sociologique de la territorialité. L’Harmattan, coll. Villes et entreprises, Paris, 269 p.

35.

HALL E.T., 1971 - La dimension cachée. Paris, Seuil, 256 p.

36.

MAUZ I., 1997 - Bouquetin, chamois et territoires – recherches sur le rôle du Bouquetin et du chamois dans la configuration symbolique de l’espace en Vanoise. Mémoire de DEA, sous la direction de B. Debardieux, Université Joseph Fourier, Grenoble 1, 85 p.