121. L’institutionnalisation d’une représentation commune du temps

1211. Un système de contrainte collective permettant l’action

’Quelle heure est-il ?’ - Cette question semble supposer que le temps existe en dehors de toute détermination humaine. Or, s’il nous apparaît aujourd’hui naturel et immanent, le temps n’en a pas moins fait l’objet d’une longue institutionnalisation38.

Historiquement, l’appréhension commune du temps, sous forme quantifiée, s’est constituée au fur et à mesure que la société gagnait en extension, en complexité et en distanciation par rapport à la nature39

Tant que les hommes restaient soumis au processus naturel dans leur existence quotidienne (vivant de la chasse, de la pêche, de la cueillette) leur rapport au temps était passif. C’est l’alternance du jour et de la nuit, la succession des saisons qui guident alors leurs actions. C’est à partir du développement de l’agriculture, à l’origine du processus de maîtrise de l’homme sur la nature, que la détermination du temps s’est faite plus active. Les hommes entrent dans un rapport de prévoyance vis-à-vis de leurs besoins (semer pour récolter, conserver une partie de la récolte pour ressemer, et pour se nourrir à l’époque de la soudure) et dans une relation active vis-à-vis de la nature (la maîtrise des saisons à travers la domestication de la nature).

A l’ordre naturel, se substitue l’ordre religieux, les dieux constituant une médiation entre les hommes et les ’caprices de la nature’ (du temps). Les prêtres et les religieux sont alors devenus les ’spécialistes de la détermination active du temps’ (Elias, 1986, p. 61). Néanmoins, la détermination du temps demeure liée à des éléments naturels (révolutions de la lune, du soleil), et étroitement localisée (liée à la position de l’observateur et de la communauté à laquelle il appartient).

Corrélativement, la diversification des réseaux commerciaux et industriels de l’Etat en formation implique de synchroniser un nombre croissant d’activités, soumises à des rythmes très différents. Avec la séparation progressive du politique et du religieux, le temps se laïcise. Avec la constitution progressive de l’Etat-Nation, il se délocalise, s’unifie et se démocratise. L’élaboration du système métrique et la fixation d’un calendrier deviennent monopoles d’Etat. Ce système unifié doit garantir aussi bien ’le paiement régulier et périodique des impôts’ (Elias, trad. 1986, p. 62), la continuité de l’Etat et la mise en place d’un gouvernement des hommes fondé sur l’égalité de traitement et l’impartialité des arbitrages.

Le temps institutionnalisé devient donc un cadre collectif d’organisation sociale. Nous pourrions mettre l’accent sur la dimension coercitive du temps, monopole d’Etat qui s’impose à tous. Nous pourrions de la même manière souligner l’aspect ’naturel’, ’immanent’ sous lequel ce temps métrique se présente à nous, et l’autodiscipline avec laquelle nous nous y inscrivons. Ce serait oublier qu’à travers l’institutionnalisation du temps, les sociétés sont devenues historiques, et que son appropriation par les individus leur offre un support d’action.

En tant que système symbolique commun à l’ensemble des membres de la société, il permet la communication interindividuelle : ’En regardant l’horloge, je sais qu’il est telle ou telle heure, non seulement pour moi mais pour l’ensemble de la société à laquelle j’appartiens.’. (N. Elias, trad. 1996, p. 20) . En tant que système de communication commun, il permet la synchronisation de leurs actions : ’‘La structure temporelle de la vie quotidienne se présente à moi comme une facticité avec laquelle je dois compter, c’est-à-dire avec laquelle je dois essayer de synchroniser mes propres projets’ .’ (P. Berger et T. Luckmann, trad. 1992, p. 42). Système de communication, il constitue aussi un moyen d’orientation, permettant de se situer dans l’histoire de son groupe et de s’y projeter. L’individu devient alors un être historique, capable de produire lui-même une action et de la situer et de l’orienter dans le flux du devenir.

Le temps des horloges constitue donc l’un des ’médiateurs’ permettant de relier (de synchroniser) les différentes échelles de la vie sociale.

Ce développement nous permet d’opérer un premier dépassement et de poursuivre plus loin notre réflexion. Penser le temps comme une donnée de nature (nous sommes tous soumis au vieillissement) n’est pas contradictoire avec le fait de penser le temps comme un cadre institutionnalisé. Par ailleurs, penser le temps comme un système de contraintes n’est pas davantage contradictoire avec le fait de le concevoir comme un cadre d’action, offrant une certaine liberté à l’individu (historicité).

Il nous faut, à présent, chercher à comprendre comment s’articulent le temps institutionnalisé commun à tous, qui constitue un cadre de l’expérience, et les temporalités vécues individuellement, qui constituent l’expérience la plus concrète du temps.

Notes
38.

ELIAS N., trad. 1996 - Du temps, trad. Fayard, 223 p.

39.

Nous tenons ici à nous départir de tout penchant évolutionniste, en précisant que la question qui nous anime n’est pas : ’Pourquoi et comment notre société a réussi à déterminer avec le plus d’exactitude le temps?’ - ce qui supposerait qu’il existe un ’temps réel’ et que la forme d’appréhension du temps dans notre société est celle qui s’en rapproche le plus - mais plutôt  : ’Pourquoi notre société a-t-elle cherché à donner à son rapport au temps, la forme de l’exactitude ?’.