1212. Segmentation des temps sociaux et apprentissage des frontières temporelles

Deux types de ’frontières temporelles’ constituent des vecteurs de socialisation et des cadres collectifs d’organisation de la vie sociale. Chacun est amené au cours de sa vie à franchir les frontières que sont les âges, les cycles et les générations. Corrélativement, chacun plus ou moins quotidiennement est conduit à passer d’une temporalité sociale à une autre : celle du travail, de la famille, des loisirs...

Age, cycles de vie et génération : des vecteurs de socialisation

L’âge, les cycles de vie et les générations permettent d’inscrire chaque individu dans l’histoire de la société et de donner à sa propre histoire une certaine cohérence.

Le concept d’âge permet de mettre en rapport deux échelles de temps. L’usage des mêmes symboles numériques, pour exprimer l’âge d’un individu et l’ère d’une société, permet à celui-ci de s’y situer et de s’y inscrire.

L’âge nous situe dans la société : il donne des droits (de voter, de conduire, de travailler, de prendre sa retraite) et des devoirs ou responsabilités (responsabilité pénale, obligation de scolarisation ...). Il inscrit aussi dans un groupe de pairs, plus ou moins concret. Les rituels des conscrits permettent ainsi à une classe d’âge de maintenir des liens. Les images véhiculées par les instituts de sondages sur les classes d’âges ont contribué à institutionnaliser certains groupes (les ’jeunes’, les ’retraités’...) et à codifier leurs comportements (culturel, matrimonial, professionnel, résidentiel...) par rapport auxquels on se situe (en retard, en avance, dans la norme...).

Le rôle socialisant des âges se complique si l’on prend en compte les effets de générations40 et le rapport intergénérationnel.

Comme le signale G. Pronovost (1996), les générations définissent aussi une certaine identité culturelle. Car chacune d’elles prend part à la construction de la société : elle marque et est marquée par son époque. A cet égard, les travaux de G. Pronovost font apparaître également un effet de période qui se conjugue à l’effet de génération : certaines générations marquent particulièrement leur époque parce qu’elles ont bénéficié d’un contexte socio-économique favorable qui les placent dans la société en position dominante. C’est le cas de la génération du baby-boom, nombreuse et socialisée, pendant une période d’expansion économique. Ainsi, avoir 20 ans en 1968, n’a pas le même sens qu’avoir 20 ans en 1985 (période de chômage, de pessimisme et d’inquiétude face à l’avenir). Certaines générations, parce qu’elles ont vécu des événements particulièrement marquants ou tragiques (notamment la génération des ’poilus’ qui ont participé à la guerre de 1914-1918), peuvent exercer un effet socialisant (forte identification et sentiment d’appartenance, de cohésion) supérieur à celles qui n’ont pas connu de tels événements.

Les conflits de générations contribuent eux aussi largement à socialiser les individus. En effet, tout processus de socialisation implique qu’à un moment donné les jeunes générations s’opposent aux précédentes, pour se situer et construire leur propre identité. Ce rapport entre générations présente le paradoxe de toute existence sociale  : la nécessité d’une continuité à sa propre existence41 et la difficulté à en accepter la finitude biologique autant que sociale42 (céder sa place).

Segmentation et hiérarchisation des temporalités sociales : temps-pivot, temps conquis

D’autres médiateurs temporels se sont mis en place, permettant de synchroniser les activités sociales au fur et à mesure qu’elles se complexifiaient et se diversifiaient. Des ’temporalités sociales’ (temps de travail, temps domestiques, temps des loisirs) ont été ainsi progressivement distinguées et hiérarchisées.

Une première distinction, apparue dès le Moyen Age entre le temps marchand et le temps religieux43, permit de concilier des systèmes de valeurs différents. Ce qui était interdit dans le temps religieux (le prêt d’argent est contraire à l’idée que le temps est un don de Dieu) était permis dans le temps profane.

Ce processus s’est poursuivi avec l’industrialisation, par la dissociation de l’espace-temps de production et de l’espace-temps domestique. Cette distinction a opéré un véritable changement dans les valeurs associées à ces deux univers : le temps de la famille n’est plus celui où l’on est censé produire du point de vue marchand, mais celui de la reproduction (intergénérationnelle) associée à des valeurs plus affectives et moins instrumentales.

La révolution industrielle a également engendré un changement dans le rapport au temps de travail. Comme l’a montré E.P. Thompson44, au temps agricole orienté par la tâche, a succédé le travail industriel orienté par le temps, lui-même compté et converti en argent.

L’émergence du travail sous sa forme industrielle a engendré sa désacralisation. Ce qui compte, ce n’est plus d’accomplir une tâche selon des gestes ancestraux, mais de ’faire son temps’, pour un salaire. Les travaux de Lynd45 sur Middletown ont montré à cet égard que l’instrumentalisation du rapport au travail avait permis l’investissement dans d’autres sphères d’activité, et la recherche d’une reconnaissance de leur autonomie et légitimité (la formation, les loisirs). D’où la montée en puissance des mouvements ouvriers, et les luttes sur le front du temps libre.

Mais la désacralisation du travail n’a pas conduit à sa dévalorisation. Il reste toujours le ’temps-pivot’, autour duquel s’articulent les autres sphères d’activité, et par lequel on acquiert aussi le droit légitime du repos et du loisir. Le faible engagement des chômeurs n’est pas dû à un manque de temps, mais au fait qu’en l’absence d’emploi, il n’y a pas de temps libre légitime.

En résumé, la représentation contemporaine du temps se structure autour de trois idées clé46. Le temps étant une ressource rare, on ne peut impunément la gaspiller. En conséquence, l’abondance de temps est dévalorisée, car il n’existe pas de pôle actif légitimant la perte de temps. La perte de temps est cependant autorisée à certains moments (loisirs, vacances ...). Le temps entièrement rempli, surchargé, devient alors une marque de distinction sociale : ’S’ils cèdent à l’activisme, ce n’est pas seulement du fait de leurs multiples obligations et responsabilités ; ils se plaisent, note Pierre Sansot, ’à valoriser leur temps pour se valoriser eux-mêmes’’ 47 .

Ceci étant dit, il nous faut considérer aussi le temps comme instrument de l’action des groupes sociaux. Si le temps introduit une frontière entre ceux qui n’en ont pas à gaspiller, et ceux qui en ont trop et ne peuvent que le perdre, il faut considérer cette limite comme un front mouvant. Ce serait, sinon, reconnaître que le temps existe comme ressource marchande, mais qu’il n’existe pas comme support d’action.

L’ouverture du présent : horizon temporel, stratégie et représentation de l’avenir

Si le présent provient du passé, il reste ouvert sur l’avenir. Ce présent n’est pas séparable de l’action qui le constitue et qui en réoriente la direction. Si l’on reconnaît à l’acteur une certaine historicité, il faut alors envisager le présent comme l’espace de sa réalisation.

Trois notions  permettent de saisir cette capacité créatrice : l’étendue de l’horizon temporel, les représentations de l’avenir et les stratégies temporelles48.

En fonction de l’étendue des horizons temporels des groupes et des acteurs sociaux, ils développent une certaine représentation de l’avenir et mettent en oeuvre des stratégies temporelles.

La notion de stratégie prend sens dans les sociétés modernes où le futur n’est pas envisagé comme la reproduction du passé et où la gestion des incertitudes n’incombe plus aux dieux mais aux individus et aux groupes sociaux. Dès lors, il appartient à chacun d’eux de planifier et de chercher à maîtriser son temps. Mais si tout le monde est fortement incité à mettre en oeuvre de telles stratégies, chacun n’a pas les mêmes ressources pour les mettre en oeuvre. La position sociale mais surtout la trajectoire sociale de l’individu contribuent à délimiter cette frontière. L’analyse des représentations temporelles permet alors de saisir l’étendue de l’horizon temporel et constitue un indicateur de la position sociale le l’individu ou du groupe.

Si les caractéristiques socioprofessionnelles et le niveau culturel des personnes définissent en partie le degré de maîtrise du temps et de projection dans l’avenir, d’autres doivent également être prises en compte.

Ainsi, l’étude menée par C. Lalive d’Epinay49 montre l’importance du contexte local et historique. Selon l’espace (rural ou urbain) dans lequel vit le groupe et selon l’évolution de la position qu’il y occupe, l’étendue de l’horizon temporel mais aussi de l’espace approprié sont différents. Se projeter et se référer à un espace plus large que le local (la région, la nation, le monde... ) c’est aussi affirmer son emprise, sa participation à l’histoire. Se réfugier dans un espace restreint et plus aisément maîtrisable (du quartier au chez-soi), c’est se protéger de l’incertitude du présent et anticiper les menaces de l’avenir. Cette étude montre en outre les différences d’appropriation du temps et de l’espace selon certaines valeurs culturelles, forgées dans une histoire locale, communes à plusieurs groupes.

On en vient alors à recontextualiser l’analyse et à penser le temps comme une expérience qui dépend aussi d’effet de culture et d’effet de contexte.

Notes
40.

Il faut distinguer ici la notion de génération de celle de classe d’âge. La génération concerne un groupe qui peut contenir plusieurs classes d’âge (personnes nées une même année). Une génération correspond à la durée estimée nécessaire, dans une société et à une époque donnée, pour qu’une génération donne naissance à une nouvelle.

41.

D. RIVERIN-SIMARD, 1989 - ’Temps et cycles de vie’, in : PRONOVOST G. et MERCURE D. (dir.) : Temps et société. Coll. Question de culture, Ed. Institut québécois de recherche sur la culture, Québec, pp. 147-165. Elle cite une étude de Lifton (1976) mettant en évidence que cette continuation peut prendre plusieurs formes  : le fait d’avoir des enfants (immortalité de type biologique), l’investissement dans la sphère professionnelle ou artistique (immortalité de type créateur) etc.

42.

Les crises identitaires que traversent les personnes proches de la retraite s’expliquent par ce double effet  : la prise de conscience de l’avancée vers la fin de sa vie biologique, et la  ’mort sociale’ que peut occasionner la cessation d’activité professionnelle.

43.

LE GOFF J., 1977 - ’Au Moyen Age  : temps de l’Eglise et temps des marchands’, in  Le Goff J. : Pour un autre Moyen Age. Temps, travail et culture en Occident, Ed. Gallimard, pp. 46-65.

44.

THOMPSON E.P., 1979 - ’Temps, travail et capitalisme industriel’, in Libre, n° 5, pp. 5-63.

45.

Cité par G. Pronovost (1996, p. 38).

46.

PRONOVOST G., 1996 - Sociologie du temps. Coll. Ouvertures sociologiques, Ed. Université De Boeck.

47.

CHESNEAUX J., 1996 - Habiter le temps – Passé, présent, futur  : esquisse d’un dialogue politique. Coll. Société, p. 55.

48.

GROSSIN W., 1974 - Les temps de la vie quotidienne. Paris-La Haye, Mouton, 416 p.

49.

LALIVE d’EPINAY C., 1989 - ’Temps et classes sociales’, in  : PRONOVOST.G et MERCURE.D (dir.) : Temps et société. Coll. Question de culture, Ed. Institut québécois de recherche sur la culture, Québec, pp. 223-255.