L’un des arguments majeurs avancés par M. Halbwachs56, permettant de répondre à ces questions, est que le souvenir n’est pas le rappel du passé, mais sa reconstruction. Il ne peut donc y avoir rupture ou reproduction avec quelque chose qui n’existe plus, car le fait essentiel est que nous avons oublié notre passé ’réel’. En cela, il s’oppose à la thèse des deux mémoires développée par Bergson57. Dans cette conception, les images stockées correspondraient à la réalité du passé, comme pourraient l’être les images fixées sur une pellicule : ‘’[Bergson] entend en effet par là non point un arrangement et une sélection des images-souvenirs, mais la série chronologique de ces images, telle qu’elle se conserve d’après lui, dans la mémoire’.’(Halbwachs, 1982, p.109). Ceci suppose que les souvenirs sont personnellement construits et définitivement stockés.
M. Halbwachs montre au contraire que la mémoire a des cadres, et que ceux-ci sont sociaux et collectifs.
Ils sont sociaux dans le sens où ils s’insèrent dans des structures qui sont communes à tous les groupes de la société : ’‘Tout souvenir, si personnel soit-il [...] est en rapport avec tout un ensemble de notions que beaucoup d’autres que nous possèdent, avec des personnes, des groupes, des lieux, des dates, des mots et formules du langage, avec des raisonnements aussi et des idées [...]’’ (p. 38). Ces cadres communs à l’ensemble de la société, dans lesquels se forment et se reconstruisent les souvenirs, m’assurent que leur évocation n’est pas le fruit d’une rêverie de mon esprit.
Les cadres de la mémoire sont collectifs car ils prennent corps dans des situations particulières qui nous mettent en relation avec des groupes d’appartenance (des groupes d’âge, de parenté, d’appartenance de classe...). D’ailleurs, à chaque fois que l’on tente de se souvenir, on cherche à localiser ce souvenir (Avec qui étais-je ? Où étais-je ? Quand était-ce ?). L’oubli provient alors de l’éloignement et de la transformation des êtres, des lieux, des choses, avec lesquels nous avons été en contact dans ce passé. Autrement dit, à mesure que nous changeons de groupe d’appartenance ou que ces groupes se transforment, notre vision du monde et nos souvenirs sur ces mêmes cadres évoluent, si bien qu’il y a toujours une certaine cohésion dans la vision que nous nous faisons de notre propre trajectoire58.
Il n’y a donc ni reproduction, ni rupture avec le passé mais reconstruction.
Il ne s’agit pas pour autant d’en gommer les aspects conflictuels et morcelés. Il ne s’agit pas davantage, pour reprendre P. Bourdieu (1994, p. 88) : ‘’[d’essayer de comprendre une vie comme une série unique et à soi suffisante d’événements successifs [...]’ ’. Les approches biographiques seraient, d’après cet auteur, victimes de l’illusion d’une identité constante, d’un fil linéaire du parcours, que renforcent certaines institutions (le nom propre, les méthodes d’enquête biographique, le genre littéraire autobiographique). Les travaux de M. Halbwachs sur la mémoire permettent de faire apparaître une illusion de second niveau. L’unité et la cohérence de l’identité comme du passé ne sont pas une donnée a priori du social, mais un travail perpétuel de l’individu et des groupes sociaux. Il ne s’agit pas d’être dupe de ces apparences et artefacts, mais de les prendre en compte comme des ressorts essentiels de la vie collective et sociale. Certains auteurs ont d’ailleurs montré le pouvoir performatif de certains artefacts59. L’institutionnalisation de l’identité, sous forme constante et unilinéaire, n’est pas qu’un leurre que le sociologue devrait contourner. Elle a des effets bien réels sur le comportement des individus, car elle leur attribue une identité qui peut être stigmatisante. En même temps, il existe toujours un décalage entre l’identité attribuée par autrui et l’identité que l’on s’attribue soi-même. Ce décalage délimite la marge de manoeuvre des individus pour développer des stratégies identitaires (C. Dubar, 1994).
Amener l’individu à raconter son ’histoire de vie’ revient alors à lui faire exposer la manière dont il reconstruit son passé en fonction de sa position et de ses groupes d’appartenance présents.
Les développements précédents permettent de comprendre les mécanismes principaux par lesquels la mémoire se forme à l’intérieur de cadres sociaux et collectifs et comment elle s’y transmet. Nous focaliserons notre attention sur deux d’entre eux : la famille et l’espace.
HALBWACHS M., 2ème édition, 1994 - ’Les cadres sociaux de la mémoire. Albin Michel, coll. Bibliothèque de l’Evolution de l’Humanité, Postface de G. Namer, 367 p.
BERGSON H., 1982 - Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit. Ed. PUF, Coll. Quadrige, 280 p.
L’impression d’avoir affaire à un ouvrage différent, lorsque l’on reprend la lecture d’un livre d’enfance, une fois adulte, s’explique par ce changement de cadre. Que de choses il faudrait oublier (la structuration hiérarchique de la société notamment) et retrouver (les cadres, les milieux, les habitudes, les modèles les amis, les parents, qui entouraient cette première expérience) pour relire le même livre.
GOFFMAN E., 1973 - La mise en scène de la vie quotidienne. Tome 2 : Les relations en public. Trad. de l’anglais par A. Khim, Les Editions de Minuit. Coll. Le sens commun, 374 p.