1233. Lieux de mémoire, mémoire des lieux

L’espace constitue le support essentiel à toute représentation du temps : ‘’Essayez de vous représenter le temps, comme tel ; vous n’y parviendrez qu’en vous représentant des espaces’’. J.M. Guyeau (1890, p. 11). Le temps n’existe pas en dehors de nos relations sociales. Il nous situe dans des espaces particuliers où nous prenons place et que nous contribuons, ce faisant, à faire évoluer. D’où la transformation des cadres sociaux de notre mémoire, d’où l’oubli et le souvenir possibles. C’est à travers la matérialité des souvenirs, que notre passé nous est accessible par la mémoire.

L’espace par excellence de nos souvenirs est le ’lieu’, car il est moins abstrait et ’se réfère au moins à un événement (qui a eu lieu), à un mythe (lieu-dit) ou à une histoire (haut-lieu)61.

Le lieu de mémoire a une fonction d’affiliation ‘: ’l’apparition d’un lieu dans le souvenir a tout d’abord une fonction de reconnaissance et d’appartenance’’ (Muxel, 1996, p. 45). Les lieux de la mémoire familiale revêtent, nous l’avons vu, une importance essentielle dans la construction identitaire (lieu des origines, de transmission, de construction identitaire). Et dans le contexte actuel, marqué par l’éclatement géographique des parentèles, leur entretien constitue un enjeu important du maintien de la cohésion familiale.

Les lieux de mémoire sont aussi des marqueurs sociaux. Ils constituent des points de repère dans le parcours individuel et familial. Leur évocation révèle aussi à autrui d’où l’on vient, où l’on est et où l’on est susceptible de parvenir. Ainsi, ’‘la succession des lieux peut rendre compte du parcours biographique et sociologique de la famille, révéler l’origine, la promotion comme la régression d’une destinée sociale, individuelle et collective’.’ (Muxel, 1996, p. 47).

Mais si la mémoire opère par reconstruction du passé, lorsque ce passé s’incarne dans des pierres ou des paysages, il oppose une certaine résistance à l’oubli et à la sélection. Cet héritage peut être plus ou moins difficile à transformer, comme le montre l’article de E. Terray sur la ville de Berlin62. Les alternatives proposées ont chacune leur contradiction. Tout raser, s’est s’exposer pour le régime en place à se voir réserver le même traitement par les successeurs. Tout garder, c’est faire peu de cas des victimes du nazisme et du stalinisme.

Intervient alors la patrimonialisation des lieux, autre forme matérielle et symbolique de la mémoire sélective. Comme le montre A. Bourdin63, il n’y a de patrimoine que réinventé. La notion de patrimoine a ceci de paradoxale qu’elle consacre l’objet en même temps qu’elle en montre la nécessaire reconstruction. L’urbanisme, qui en est le champ d’action privilégié, sous couvert de restaurer, opère ainsi par rénovation et réhabilitation. Et toutes ces opérations s’accompagnent d’une ’mise aux normes’ ayant pour finalité de faire disparaître dans la ’vieille’ chose ce qu’il y a d’insalubre pour lui donner l’aspect, plus valorisant, de l’ancien ou de l’historique. L’idéologie du patrimoine, qui s’est développée, revêt trois dimensions : une peur de l’oubli du passé ; la volonté d’y puiser des modèles pour demain et une certaine philosophie humaniste qui nous inscrit comme ’maillon d’une chaîne qui nous dépasse’ (p. 39).

Le patrimoine, dans l’extension actuelle qui le caractérise, révéle-t-il une inversion de sens, c’est-à-dire le reflet d’une perte de sécurité, d’une relativisation de toute valeur, rendant plus difficile la gestion de cet héritage ? La philosophie humaniste qu’il est sensé porter, ne prend-elle pas les allures d’une phobie conservatrice ?

C’est bien ce que semble indiquer la convergence de point de vue de A. Bourdin (1984) et P. Nora (1997) à ce sujet.

Cet engouement pour le patrimoine découle, selon A. Bourdin (1984, p. 23), du triomphe de la rationalité fonctionnaliste qui aboutit à une crise du sens : ‘’Les idéologies du progrès nous ont menés, elles vacillent. Le monde se désenchante, se sécularise [...], aucune valeur ne s’impose comme assurément supérieure aux autres, la rationalité domine’ ’.

L’accélération de l’histoire, pour reprendre P. Nora (1997, tome 1, p. 25), rend le passé obsolète avant d’avoir pu le déchiffrer. Il fait alors le diagnostic d’une substitution de la mémoire par l’Histoire : ‘La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants et à ce titre elle est en évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie [...]. L’histoire est la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus’ ’. La reconstruction, dont il est question ici, n’est plus du même ordre que celle que nous avons évoquée plus haut en référence à M. Halbwachs, puisque les cadres sociaux de la mémoire évoluent si vite, que les champs de vision du monde se rétrécissent jusqu’à l’infime espace de ’l’aujourd’hui et du maintenant’.

Cette manière de vivre le passé à distance engendre trois mouvements. Le passé n’est plus vécu (ou reconstruit comme guide d’action au présent) mais évalué. Le présent est lui-même mis en archive pour en garder l’exacte trace, avant qu’il ne devienne déjà du passé. La mise en patrimoine doit, quant à elle, prémunir contre les incertitudes de l’avenir.

Et c’est justement parce que la mémoire s’est transformée en histoire (l’histoire des sciences, les histoires de vie...) qu’elle a besoin de lieux de mémoire. Comme le souligne P. Nora (1997, p. 28)  : ’‘Habiterions-nous encore notre mémoire, nous n’aurions pas besoin d’y consacrer des lieux’’ (p. 25).

La mémoire devient refuge, les lieux, bastions à défendre, pour les groupes qui se sentent menacés par cette accélération de l’histoire. La mondialisation et l’empire de l’éphémère exacerbent alors les particularismes locaux et le nationalisme. ’‘C’est pourquoi la défense par les minorités d’une mémoire réfugiée sur des foyers privilégiés et jalousement gardés ne fait que porter à l’incandescence la vérité de tous les lieux de mémoire. Sans vigilance commémorative, l’histoire les balaierait vite’ (Nora, 1997, p. 29).

Notes
61.

AUGE M., 1992 - Non-lieu. Introduction à une anthropologie de la surmodernité. Ed. Seuil, p. 104.

62.

TERRAY E., 1997 - ’Berlin  : mémoires entrecroisées’  in : Terrain, n° 29, pp. 31-42.

63.

BOURDIN A., 1984 - Le patrimoine réinventé. PUF, coll. Espace et liberté, 239 p.