Conclusion

Nous avons vu que l’espace et le temps étaient des cadres importants de la socialisation, et nous retiendrons que l’appropriation des frontières, spatiales et temporelles, constitue un élément essentiel de la vie sociale et collective. Les frontières spatiales définissent des classifications du réel selon des différences (dedans/dehors, public/privé, rural/urbain...) et des hiérarchies (haut/bas, sacré/profane, banlieue/Haut-lieu...). Elles inscrivent l’individu dans des groupes et des échelles d’appartenance (maison et parenté, quartier et voisinage, pays et nation ...). Les frontières temporelles définissent des durées, des séquences, des rythmes et des rituels. Elles inscrivent chaque individu dans des groupes de pairs (parenté, classe d’âge, génération), dans une certaine continuité (lignée, histoire collective) et dans des rapports conflictuels (intergénérationnels, héritage problématique d’un passé ’trouble’).

Elles sont des médiateurs entre soi et les autres, des paramètres collectifs permettant l’expression des singularités individuelles (la socialisation supposant l’appropriation et la personnalisation des règles, normes, valeurs) et leur articulation avec les échelles plus vastes (de temps et d’espace) de la vie sociale.

Au terme de cette réflexion, nous en venons à établir certaines passerelles entre le temps et l’espace. Nous avons vu en effet que l’appropriation de l’espace supposait des ressources temporelles, et que l’expérience du temps dépendait aussi d’effet de culture et de contexte. L’horizon temporel et la représentation de l’avenir dépendent de la place occupée dans la société (espace social) mais interfèrent également avec l’étendue d’espace maîtrisé ou accessible. Les lieux sont marqués par les groupes qui se les sont appropriés, et les groupes sont marqués par les espaces qu’ils fréquentent. Pour autant il n’y a pas homologie immédiate, ni totale entre l’espace social et l’espace géographique. L’un et l’autre ne sont pas des structures immuables, mais des espaces en évolution. L’ouverture du présent et la socialisation font des individus et des groupes des acteurs historiques. Le passage d’une société d’ordres en société de classes signe l’entrée dans une ère de mobilité géographique, les groupes sociaux en se déplaçant dans l’espace marquent ainsi leur ascension sociale.

Pour autant, le temps et l’espace ne sont pas équivalents et leur prise en compte dans l’analyse supposait de comprendre la singularité de leur processus socialisant. Comme l’explique J. Chesneaux64 : ‘’Une chose est que les sociétés humaines se déploient à la fois dans le champ spatial et dans le champ temporel [...]. Une autre chose est que, si espace et temps s’entrecroisent sans cesse, ils interviennent chacun sur leur mode propre – les humains ne sont pas des micro-particules...’’ Et si le temps a souvent été saisi, à travers l’espace, c’est que sa dimension abstraite rebutait l’esprit humain. Nous pouvons saisir immédiatement l’espace, mais nous devons forcément nous représenter le temps à l’aide des médiateurs sociaux ou spatiaux de notre mémoire. Le temps laisse sa trace sur l’espace mais il n’est pas l’espace. Et inversement comme l’exprime Aristote : ’L’espace n’est ni le mouvement, ni sans le mouvement’. L’espace et le temps sont l’un avec l’autre, mais non équivalents. Aborder l’un et l’autre séparément ce n’est pas nier leur enchevêtrement, c’est prendre en compte les processus distincts par lesquels ils font de l’individu et de la société, des acteurs historiquement et géographiquement situés.

L’évocation des fonctions identitaires et sociales de la mémoire -la mémoire qui transmet, la mémoire qui reconstruit, la mémoire qui oublie pour continuer à vivre, la mémoire en somme qui assure à l’individu la cohérence de son identité, et à la société sa cohésion- nous amène à mettre en perspective toutes ces fonctions avec le contexte actuel, celui d’une mobilité généralisée et socialement valorisée. Que deviennent les cadres sociaux (groupes, lieux) de l’appartenance, lorsque tout autour de soi et soi-même, bougent à une allure qui laisse difficilement prise à la reconstruction de sa mémoire et à l’inscription d’une trace ? Que deviennent les frontières spatiales et temporelles permettant de se situer dans un groupe et d’entrer en relation avec les autres groupes ? Où sont les ’lieux-ponts’ qui annulent les distances en s’appuyant sur elles, si les rives deviennent mouvantes ?

L’espace a autrefois ’habité’ le temps. L’espace serait-il aujourd’hui annexé par le temps ? – le temps de l’instantané, le temps incertain, le ’temps-paramètre’ (J. Chesneaux, 1996) qui sert à mesurer la valeur des personnes et des choses. Et les modèles de socialisation actuels ne portent-ils pas, pour valeurs essentielles, la vitesse, la compétition, l’efficacité ?

Ces questions ouvrent sur de nouvelles réflexions. Comme nous l’avons dit, ce premier chapitre constitue la base d’une mise en perspective avec le contexte actuel, celui d’une mobilité géographique entrée dans la pratique quotidienne et socialement valorisée.

Notes
64.

CHESNEAUX J., 1996 - Habiter le temps. Passé, présent, futur, esquisse d’un dialogue politique. Ed. Bayard, p. 13.