211. Individualisation des rapports à l’espace

Espace vécu, ’régions’, ’territoires vécus’, les géographes et les sociologues ont multiplié les notions pour rendre compte d’un seul et même phénomène : le changement d’échelle et de forme de l’espace de vie quotidien. L’espace sur lequel se déroule la vie quotidienne de chacun est aujourd’hui discontigu (dissociation des lieux d’emploi, de résidence, de loisir, ...). Il se compose à partir des réseaux de sociabilité qui sont singuliers à chaque individu. Les localités (villes, villages, ...), quant à elles, se recomposent dans cet ordre mobile et individualisé. Les formes d’appropriation d’un même espace (un village, une ville) sont de plus en plus diversifiées : de l’habitat plus ou moins durable, au transit et à la fréquentation plus ou moins occasionnelle.

Notre interrogation commence là où finit l’analyse d’A. Frémont et J. Chevalier87 quant à la configuration de l’espace concret du quotidien. Dans une perspective géographique, ils le définissent à partir de l’aire spatiale des pratiques individuelles. Nous nous intéressons plus particulièrement à l’articulation entre les différents lieux fréquentés au quotidien et au fil du parcours de vie (les ancrages successifs sont-ils maintenus ?). Nous rejoignons ici la question de la multi-appartenance avec une attention particulière au rôle de l’espace géographique dans les modes d’identification. On pourrait considérer que la vie quotidienne se déroule sur plusieurs ’scènes sociales’ où l’individu est amené à jouer des rôles différents88. Mais l’espace géographique n’est pas la simple ’traduction au sol’ de l’espace social. Habiter l’espace revient à le transformer en ’lieux’. Ceux-ci ont une qualité matérielle (offrant ainsi une certaine résistance au changement), symbolique (ils sont des supports d’identification collective) et durable (la mémoire collective s’y inscrit). Nous l’avons dit plus haut, le lieu est aussi un ’pont’ permettant le passage (mobilité des hommes et des marchandises) tout en instaurant des liens (échanges entre espaces géographiques, sociaux, culturels). Le lieu est d’une nature paradoxale. Il annule les distances (physique, sociale, culturelle) en s’appuyant sur elles (il faut deux rives séparées par une rivière, un fleuve, voire une mer). C’est donc un endroit fréquenté en commun par des hommes provenant de rivages différents. Le lieu est ce qui fait lien social en un point de l’espace et du temps. Qu’il soit historique et sacré (Haut-lieu) ou banal et profane (le bistrot de quartier) il marque les mémoires, oriente les pratiques plus ou moins quotidiennes et offre un support d’identification collective.

Comment les lieux, qui se construisent dans la durée, résistent-ils aujourd’hui aux multiples déplacements de leurs habitants, aux ancrages parfois fort labiles (migrations résidentielles) et dont les espaces fréquentés sont multiples ? Qu’est-ce qui, aujourd’hui, ’fait lieu’ entre les nomades que nous sommes devenus ? Posées ainsi, ces questions peuvent laisser dubitatif. Si la mobilité s’est accrue, elle s’inscrit toujours entre divers points d’ancrage. Néanmoins, il faut bien reconnaître que le rythme et l’amplitude de nos déplacements actuels sont sans commune mesure avec ceux de l’époque où prévalait la sédentarité. Par ailleurs, le développement des formes réticulaires de rapport à l’espace89 invite à poser la question de la pérennité des lieux, pour autant qu’on continue à les définir par leur ancrage au sol et leur inscription dans le temps long.

Nous articulerons notre propos autour des deux principales questions. Dans quelle mesure peut-on parler d’une individualisation des rapports à l’espace ? Quelles en sont les conséquences sur la vie sociale collective ?

Notes
87.

Cités p. 123 par DI MEO G., 1991 - L’Homme, la société, l’espace. Ed. Anthropos, Coll. Géographie, 319 p.

88.

GOFFMAN E., trad. 1973 - La mise en scène de la vie quotidienne. Tome 1 : La présentation de soi. Les éditions de minuit, Coll. Le sens commun, 241 p.

89.

On navigue non seulement sur les réseaux télématiques, mais aussi, à travers des réseaux de personnes. La mobilité de chacun implique une délocalisation des liens tissés et des lieux de rencontre.