2111. L’individu déraciné et éclaté entre divers espaces de vie  ?

Les espaces d’appartenance mis à distance  ?

N’étant plus de l’ordre du nécessaire mais de l’ordre du contingent, le rapport à l’espace, comme support d’appartenance, n’est-il pas ’mis à distance’ ?

L’individu ne vit plus au centre d’un territoire bien délimité, il est ’pluricentré90, chacun de ses espaces de vie étant relativisé par rapport à d’autres. A côté des espaces effectivement fréquentés, déjà nombreux, bien d’autres s’offrent en outre à notre connaissance à travers les médias et les moyens de communication modernes. Nos horizons s’élargissent91 et avec eux nos éléments de comparaison et nos exigences vis-à-vis des espaces fréquentés. Susceptibles d’être choisis et donc quittés, mais aussi comparés et donc dépréciés, nos espaces de vie et nos lieux deviennent substituables entre eux. J. Rémy92 fait de cette substituabilité le résultat et la condition des stratégies individuelles visant une autonomie maximale et un cheminement optimal à travers l’espace et le temps.

La substituabilité des lieux et des espaces de vie n’est pas seule en cause. Pour certains auteurs, la multi-localisation93 plus fréquente des individus serait également à l’origine d’un rapport plus fonctionnel (J. Beauchard, 1999) ou plus stratégique (A. Bourdin, 1998) à l’espace. Cependant, comme le rappelle P. Tizon (1998, p. 23) : malgré la mobilité des hommes et la globalisation des enjeux socio-économiques, il faut encore ’être et se sentir de quelque part’ pour agir et être reconnu. Et quand bien même on considérerait l’individu comme un acteur purement stratégique dans son rapport au lieu, il faudrait alors répondre à la question de F. Péron94 : ’‘sommes-nous capables d’investir des lieux multiples’’ ? Aussi ne nous semble-t-il pas possible de résoudre la question de la multi-localisation en termes de ’multi-appartenance’ comme le fait F. Wéber95. La distinction opérée par J. Rémy (1998, p. 235), entre espace d’appartenance et espaces de référence, nous semble plus pertinente. Le premier correspondant à celui où l’on se sent ’chez soi’, tandis que les seconds sont des espaces ’fréquentés’, selon les besoins de l’existence sociale ou le hasard des pérégrinations, mais ressentis comme étant étrangers à son milieu. Retenons pour l’instant cette distinction, en notant néanmoins qu’elle ne résout pas toutes les questions. Si elle paraît relativement opérante dans un contexte où l’on demeure ancré sur ’son lieu d’origine’, elle l’est beaucoup moins dans le contexte actuel, où l’on est amené à le quitter pour d’autres espaces d’ancrage successifs. Reste alors à répondre à cette question : est-on de quelque part parce qu’on y est né ou parce qu’on y vit  ?

Pour une sociologie des modes de gestion de l’absence

L’absence est le corollaire de la nécessité anthropologique de la localisation. On est nécessairement absent d’un ailleurs (d’un groupe, d’un lieu) parce qu’on est nécessairement situé dans un ici et maintenant. Et le dicton populaire bien connu ’les absents ont toujours tort’ montre son importance dans les relations sociales de la vie courante. Les situations d’absence sont aujourd’hui d’autant plus fréquentes que la vie contemporaine, marquée par la dissociation des espaces de vie, nous les rend inévitables. Et les nouvelles techniques de communication ont cette capacité étrange de nous rendre présentes les personnes qui sont physiquement absentes et proches les lieux qui nous sont éloignés.

E. Goffman (1973, p. 165) a proposé un ’traitement de l’absent’ recouvrant encore un autre sens, interactionniste celui-ci. Il distingue ainsi : les ’régions antérieures’ où l’acteur se met en représentation devant un public (la salle de restaurant pour un serveur pour reprendre l’exemple de l’auteur) ; les ’coulisses’ où il peut opérer une ’désacralisation rituelle de la région antérieure’ (la salle de services où les serveurs se retrouvent pour dénigrer, imiter et tourner en dérision les clients).

L’absence peut aussi être ressentie et gérée en dehors de cette situation de co-présence et dans un autre sens que celui du ’relâchement’. Elle peut être liée à l’éloignement d’êtres chers ou d’espaces de vie où l’on est investi (familiaux, professionnels), de ceux que l’on regrette (nostalgie du ’pays’), de ceux dont on rêve ou de ceux où l’on se projette. F. Péron (1998, pp. 203-204), à partir de l’exemple des diasporas, offre un cadre d’analyse, dans une perspective dynamique, des modes de gestion de l’absence. On peut envisager la relation, entre le ’pôle d’arrivé’ et le ’pôle de départ’, à travers les processus complexes d’identification et d’intégration qu’elle met en jeu : ’si, dans un premier temps, le pôle rêvé est la destination d’arrivée, dans un second temps, le pôle de départ récupère la valeur mythique du premier car, au fur et à mesure que s’accumulent les difficultés de l’intégration, une revalorisation du pays d’origine s’opère’. Ce modèle permet de faire apparaître la tension vécue à travers nos allers-retours entre différents espaces de vie, qu’il s’agisse de l’aspiration vers un ailleurs ou d’un ’rappel’ au pôle de départ sous la pression du milieu familial ou professionnel.

De quel espace, l’individu ainsi habité par une double dialectique -celle de l’absence et de la présence, celle de l’aspiration vers un pôle d’arrivée et du rappel vers l’espace de départ- est-il partie prenante  ? Quelle forme son engagement prend-il sur chacun de ses espaces de vie  ?

Cette tension continue, entre être ici et ne pas être là-bas, pose la question du rapport aux lieux et, plus généralement, de la dimension collective du rapport à l’espace. L’individu, s’il n’est jamais totalement seul dans ses pérégrinations, n’en est pas moins solitaire dans l’articulation entre ses multiples espaces de vie.

Notes
90.

REMY J., 1996 - in : HIRSCHHORN M., BERTHELOT J.M., dir. - Mobilités et ancrages - vers un nouveau mode de spatialisation ? L’Harmattan, Coll. Villes et entreprises, p. 140.

91.

LEVY J., 1998 - ’Nous habitons des lieux multiples’, in : KNAFOU R. (dir.), op. cit., p. 195.

92.

REMY J., 1998 - Sociologie urbaine et rurale – l’espace et l’agir. Ed. l’Harmattan, coll. Théorie sociale contemporaine, p. 234.

93.

On entend par là le fait d’avoir plusieurs espaces de vie séparés les uns des autres géographiquement : un espace de résidence principale et un secondaire ; un espace de domiciliation familiale et un pied à terre éloigné du premier mais proche de son lieu de travail ; un espace de vie lié à la poursuite d’études supérieures et alternant avec le retour de fin de semaine chez ses parents où l’on garde un réseau de sociabilité et des activités de loisirs.

94.

PERON F., 1998 - ’Sortir d’une vision nostalgique’, in : KNAFOU R., op. cit., pp. 198-209.

95.

WEBER F., 1983 - ’Territorialité et migration’, in : Ecole Normale Supérieure : Territoires n° 1 - ’Territoire et territorialité’, Laboratoire de sciences sociales, PENS, pp. 92-93 .