2112. Où sont les lieux du collectif  ?

Individuation des rapports à l’espace et individualisme : vers l’éclatement socio-spatial ?

L’individu ainsi multi-localisé ou évoluant dans un univers de mobilité relève, pour J. Rémy (1998, p.234), ’d’une pluralité de milieux non intégrés au plan de leur composition spatiale’. Il s’ensuit une certaine individualisation des rapports à l’espace, c’est-à-dire un rapport à l’espace moins déterminé collectivement et davantage laissé au libre arbitre de chaque individu qui se compose, au travers de ses cheminements, son propre ’archipel’. Que deviennent alors les ’lieux collectifs’ ? Il faut, pour y répondre, davantage préciser la notion d’individualisation.

Ce rapport à l’espace renvoie au contexte actuel où prédomine l’individualisme comme système de valeur. L’individualisme est un système de valeur ’‘qui fait du sujet humain et de ses intérêts propres, un point de référence axiologique indépassable’’ (J.P. Sylvestre, 1993, p. 19). En fixant comme projet de société l’épanouissement de soi, il engendre des comportements autocentrés et une tendance à la recherche de différenciation dans les pratiques. Cette recherche de différenciation se traduit par une individualisation des rapports à l’espace. Pour autant, il ne s’agit pas d’une construction de modèles individualisés mais plutôt d’une appropriation individuelle de modèles collectifs96. On peut dire cependant que les variations possibles d’appropriation d’un même lieu sont dans le contexte actuel sans commune mesure avec l’époque où prédominait la conformité aux normes d’usages imposées par la tradition.

Cette tendance rend plus incertaine la relation d’identification et d’appartenance entre groupe et ’lieu’. A quel espace ’collectif’ l’individu appartient-il, alors qu’il est incité à se différencier de chacun de ses voisins ? Et, de façon corollaire, comment se gèrent localement les rapports sociaux et comment ’du collectif’ peut-il se construire si les lieux sont fréquentés par des usagers plus ou moins temporaires et tous engagés dans la différenciation mutuelle de leurs pratiques ?

Arrivée à ce stade de la réflexion, on serait alors tentée d’en conclure à l’éclatement social. Or, il n’en est rien, car l’individualisme, loin de produire une indifférence généralisée, engendre -et c’est le paradoxe mis en évidence par J.P. Dupuy (1992, p. 25)- une ’fièvre concurrentielle’ entre les individus, inconcevable dans les régimes où la position et le statut leur étaient donnés et imposés par leur naissance : ‘’chaque individu est coupé des autres, mais ceux-ci n’en constituent pas moins pour lui des rivaux fascinants’’ (J.P. Sylvestre, 1973, p. 144). La différenciation des pratiques, érigée en modèle social, produit alors son propre conformisme : cherchant tous à être différents, nous finissons par être tous semblables. La proximité géographique (dans un même lieu), sans pour autant créer des liens d’appartenance ’communautaire’, produit alors des formes de similitude quelque peu singulières. S’engendrant dans la recherche de différenciation, elles combinent des comportements de mimétisme (chacun veillant à être au moins l’égale de son voisin) et des comportements de concurrence (chacun veillant à se singulariser pour s’affirmer).

En conséquence, s’il faut être attentif aux formes d’individualisation, on doit rester conscient qu’elles ne sont pas sans limites. Il n’y a pas autant de formes d’appropriation de l’espace qu’il y a d’individus -sauf à adopter un point de vue psychologique-. Elles font toujours référence à des modèles collectifs et aux catégories sociales, ce qui rend possible leur analyse sociologique.

Dire que l’individualisation des pratiques dans un lieu n’est pas sans limites, en précisant que celui-ci engendre même un certain conformisme, ne résout pas pour autant la question des formes d’implication dans ce lieu. Peut-on encore parler de localité pour désigner cet ensemble d’usagers, plus ou moins temporaires et permanents, dont les pratiques, en outre, paraissent orientées par une ’fièvre concurrentielle’ ?

Multi-localisation, confiance et engagement

Dans un contexte où les espaces de vie sont dissociés les uns des autres (lieux d’emploi et de résidence, notamment), la confiance ne peut plus reposer sur ’l’encastrement’ (embeddedness) des différentes sphères de relations97. La défection vis-à-vis du lieu et des liens qui s’y tissent est toujours possible, qu’elle soit par ailleurs issue d’une contrainte (mutation par exemple) ou d’un choix (déménagement). Rien, à terme, n’assure les acteurs d’un lieu de la réciprocité de leurs échanges -réciprocité qui est l’un des fondements de la confiance-. Comment la confiance peut-elle s’y construire en dehors de toute appartenance commune préexistante si elle est l’amont qui rend possible le contrat ? Quels sont les agents médiateurs qui peuvent permettre d’instituer des relations de confiance sur un espace marqué par la convergence d’usagers aux origines et horizons divers ?

La réponse à ces questions nous semble délicate en dehors d’une analyse de terrain, chaque lieu correspondant à une configuration différente d’usagers en présence. Si certains travaux ont investi le thème de l’implication locale (D. Joyce, 1998 ; M. Perrot et M. De La Soudière, 1998 ; M. Mormont, 1996), peu ont abordé la question de la construction sociale de la confiance, et plus rares encore sont ceux qui l’ont envisagée en prenant en compte la labilité des ancrages et les situations de multi-localisation.

L’étude de M. Rauch (1998, p. 139), sur les habitants de l’espace pavillonnaire péri-urbain, montre les effets ’dissolvants’ que cette dissociation peut engendrer sur les modes d’appartenance locale. Elle fait bien apparaître les stratégies de mise à distance que permet l’extrême opacité des rapports sociaux sur ce type de lieu où la multi-localisation est généralisée. Du fait de la séparation de leurs lieux de domicile et de travail, les habitants échappent localement au contrôle social. Cette opacité contribue à ’laminer les différences sociales objectives entre les individus et à diluer les repères sociaux’ dans une apparente homogénéité des modes de vie du quotidien. Elle n’annule pas pour autant la réalité de ses différences sociales qui semble expliquer, en grande partie, les formes et les degrés très variables de l’implication locale.

La question du rapport au lieu et de l’engagement local ne peut donc se traiter uniquement à partir des modes d’appartenance. La mobilité généralisée et les situations de multi-localisation ne permettent plus d’opérer une partition simple entre ’gens d’ici et gens d’ailleurs’98. La construction de cette appartenance, légitimant les droits et les formes d’usage de l’espace, ne peut en effet se comprendre sans prendre en compte les positions sociales et les ressources à partir desquelles se construisent les stratégies d’ancrage et les formes d’engagement. Le régime de mobilité dominante brouille les repères classiques de l’appartenance ’sédentaire/mobile’, ’indigène/exogène’. Elle trouble aussi, comme nous allons le voir à présent, les modes traditionnels de classement social.

Notes
96.

En cela, l’individuation n’est pas synonyme d’une liberté totale de l’individu vis-à-vis des normes d’usage de l’espace. L’individu, même s’il parcourt de façon singulière l’ensemble de ses espaces de vie, est à chaque moment guidé par les modèles et normes sociales appropriés au cours de sa socialisation et partagés avec les différents groupes au sein desquels il évolue.

97.

GRANOVETTER M., 1985 - ’Economic Action and Social Structure : The Problem of Embeddedness, in : American Journal of Sociology, vol. 91, n°3, pp. 481-510.

98.

BONNAIN R., SAUTTER G., 1977 - ’Gens d’ici, gens d’ailleurs’, in : Etudes rurales, n° 74, pp. 23-49.