212. Rapport à la mobilité et enjeux de classement

2121. La mobilité comme mode de vie : ressource et contrainte

La mobilité dans l’espace géographique est aussi un déplacement dans l’espace social, chacune de ces portions étant appropriée par des groupes différents et donc marquée socialement. Elle constitue non seulement une contrainte de la vie quotidienne mais aussi une injonction sociale, qui prend parfois les allures d’une pression morale99. Elle devient un mode de vie généralisé, mais aussi une pratique socialement valorisée, comme le fait remarquer J. Rémy (1996, p. 138): ’si la mobilité prend de l’ampleur, ce n’est pas seulement parce qu’elle est techniquement possible, mais aussi parce qu’elle est socialement valorisée’. Chacun est dès lors incité à rechercher l’accès à ce mode de vie valorisé, sans toujours en maîtriser les conditions.

En effet, tous les groupes n’ont pas les mêmes armes face à ces contraintes et pressions. La mobilité suppose la mobilisation d’un ensemble de ressources (temporelles, intellectuelles, techniques, économiques, ...). En ce sens, elle constitue aussi une pratique ’distinctive’ qui n’est pas ’donnée à tout le monde’ comme le suggèrent les auteurs du dictionnaire critique de la géographie (1992, pp. 305) : ’‘une société industrielle apprécie la mobilité des cadres et l’immobilité géographique des travailleurs moins qualifiés, qui forment ainsi des ’bassins d’emploi’ dont la différenciation est source de solides rentes non moins différentielles’’.

La ’multi-résidence’, notamment, fut longtemps réservée à la noblesse puis à la bourgeoisie qui firent de la résidence de campagne l’un des signes de leur distinction. Aujourd’hui, la multi-localisation s’est généralisée comme mode de vie, et avec elle, les stratégies de distinction.

La multi-localisation peut prendre des formes et des degrés divers, selon les situations de migration des personnes, s’échelonnant de la parfaite coïncidence des différentes ’scènes’ au plus total éclatement (F. Wéber, 1984-1985). L’éclatement spatial entre ces différentes scènes permet d’échapper au contrôle collectif et aux situations tendues où toutes les formes de concurrence (professionnelle, résidentielle, sportive, ...) opposent les mêmes personnes. Cependant, il éparpille le ’capital social’ ce qui implique de renouveler le travail d’acquisition d’un statut sur chacune des scènes. Autrement dit, il faut disposer d’un certain ’capital de départ’, d’une capacité d’adaptation à des milieux différents et de points d’ancrage bien situés pour jouer sur plusieurs scènes. A cet égard, comme le précise D. Rétaillé (1998), la multi-localisation fait peser sur l’individu une ’pression temporelle plus forte’ et se traduit généralement par une bi-pôlarité qui s’ordonne selon des choix limités entre lieux d’habitation et lieux de travail. C’est ce qui conduit M. Rauch (1998, p. 141) à conclure que la multi-localisation, en tant que pratique distinctive et ressource stratégique, est réservée aux catégories supérieures qui peuvent investir le centre-ville comme espace d’expression de leur liberté100. Les classes moyennes et populaires, avec un lieu de travail et une temporalité imposant des déplacements, se replient sur le lieu de résidence qui reste leur principal espace de sociabilité et d’expression.

Notes
99.

Injonction à la mobilité résidentielle pour les jeunes qui veulent se former puis s’insérer sur le marché du travail, injonction à la mobilité professionnelle pour les cadres qui veulent faire carrière, injonction à la mobilité touristique pour qui se prétend ’ouvert d’esprit’ et ’curieux de la vie’.

100.

C’est un lieu où elles prennent part à de multiples activités et développent des réseaux de sociabilité, tout en échappant au contrôle social, du fait de l’anonymat caractéristique des milieux de forte densité, et de leur capacité à maintenir une certaine étanchéité entre leurs espaces de vie.