2122. Mobilité et réversibilité des trajectoires et des positions sociales

L’urbanisation et l’industrialisation de la société ont fait de la stratégie et de la rationalité des modèles de comportement requis par la vie en société (J. Rémy, 1996). On peut parler dans ce contexte d’une ’invention de l’individu’101 c’est-à-dire une ’appropriation [par] chaque unité biographique de sa capacité stratégique’. Celui-ci acquiert, en même temps qu’une plus grande autonomie, une plus lourde responsabilité sur sa ’destinée’. Dire que le comportement ’stratégique et rationnel’ est un modèle requis par notre société102 ne préjuge pas des conditions sociales d’accès à ce modèle, ni des moyens individuels de le gérer. Si la mobilité instaurée comme modèle social libère des ’carcans des frontières et des appartenances héritées’, elle expose aussi chacun à une plus forte vulnérabilité car ces carcans constituaient aussi des garanties de stabilité et d’intégration sociale.

A partir de là, nous avançons l’idée qu’il existe une relation entre la valorisation d’un mode de vie fondée sur la mobilité, sous-tendu lui-même par un système de valeurs individualistes, et le développement des phénomènes d’exclusion.

Dans cet ordre de mobilité valorisée et contrainte, ceux qui ne peuvent en assumer les exigences tombent dans l’errance. Elle est, dans nos rues, incarnée par la figure du ’Sans Domicile Fixe’ (SDF). Ces situations ont fait apparaître au grand jour le lien étroit entre la domiciliation et l’insertion sociale : sans logement pas d’emploi, sans emploi pas de logement... Au rabaissement de l’homme au travail103 qui définissait des états de pauvreté, succèdent des processus d’exclusion refoulant hors de la sphère productive les moins qualifiés. La ligne de partage prend les allures d’une frontière plus radicale (elle oppose les inclus et les exclus) mais aussi d’un ’front’ plus mouvant car, contrairement à la pauvreté qui est un état, l’exclusion est un processus qui conduit des populations ayant vécu des situations dites ’normales’ au déclassement. L’exclusion est un processus de ’désafiliation’ en chaîne (Castel, 1995) et de ’disqualification sociale’104. La question sociale, et avec elle celle de l’appartenance, s’en trouve considérablement modifiée : il ne s’agit plus d’une appartenance dévalorisée ou stigmatisante mais d’une perte d’appartenance.

Comment concilier l’idée de rationalité et de stratégie d’une part, et celle d’instabilité des situations d’autre part ? L’individu mobile est-il plus libre ou au contraire plus fragile et en définitive davantage soumis aux déterminismes sociaux ?

En réponse à ces questions, B. Lahire105 a développé la thèse d’un ’homme pluriel’ déterminé par des schèmes d’actions et de pensées multiples, à la mesure du nombre croissant des instances de socialisation. Il en découlerait une plus forte opacité des formes et des mécanismes de déterminismes sociaux, cet ’homme pluriel’ étant en définitive ’multi-déterminé’. Or la conception de la socialisation, développée ici106, sous-tend une conception bergsonnienne de la mémoire à laquelle nous n’adhérons pas. Pour rendre compte de l’articulation entre les schèmes acquis dans le passé et leur mobilisation dans le présent, il fait référence à deux images bergsonniennes de la mémoire : le stock et le filtre. Contrairement à l’image d’une mémoire ’stock’, dans laquel sont ’classés’ ces répertoires restant à disposition de l’individu, M. Halbwachs montre que le passé ne peut être ’convoqué’ ni ’revécu’, mais qu’il est ’reconstruit’ en fonction du présent. Et pas davantage qu’elle n’est un stock, la mémoire n’est pas un filtre ’offrant la possibilité à certains schèmes de s’activer, [...]mais fermant aussi toute possibilité d’expression d’actualisation à d’autres schèmes’ (p. 69). Elle opère au contraire à partir des cadres sociaux du présent.

En opposition à la thèse d’un ’homme pluriel multi-déterminé’, nous avançons donc l’idée que l’individu, ni entièrement libre, ni entièrement déterminé, est un être dont la rationalité est limitée et les stratégies contraintes par le contexte présent, sachant que ce présent est lui-même beaucoup plus ’ouvert’ qu’il ne l’a jamais été (A. Bensa, 1997). L’ouverture du présent et la réversibilité des positions sociales nous semblent des arguments pertinents pour appuyer cette thèse. Encore faut-il préciser que cet être n’existe jamais dans la réalité et qu’il faudrait plutôt parler d’individus disposant d’une liberté d’agir et d’une capacité stratégique, relatives à leurs positions sociales lesquelles ne sont pas données une fois pour toute mais se redéfinissent au fil des cycles de vie, de l’évolution des réseaux de sociabilité et des espaces de vie.

Notes
101.

LEVY J., 1994 - L’espace légitime – Sur la dimension géographique de la fonction politique. Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politique, 442 p.

102.

Par exemple, si de plus en plus de ménages, bi-activité des couples oblige, doivent opérer des arbitrages entre leur vie de famille (et leur lieu de résidence) et leur carrière professionnelle (et leur lieu de travail), chacun ne dispose pas des mêmes ressources pour procéder à ces ’choix’.

103.

PAUGAM S., 1996 - ’Introduction - constitution d’un paradigme’, in  : PAUGAM S. (dir.)  : L’exclusion - l’état des savoirs. Editions La Découverte, coll. Textes à l’appui, pp. 7-19.

104.

PAUGAM S., 1991 - La disqualification sociale – Essai sur la nouvelle pauvreté sociale, PUF, Coll. Sociologies, 254 p. L’auteur distingue les ’fragiles’ récemment touchés par la précarité professionnelle, l’instabilité familiale et/ou résidentielle, les ’assistés’ qui se sont installés dans l’aide sociale auprès de laquelle ils ’négocient’ une identité permettant de faire face au discrédit, et les ’marginaux’ qui ont intégré la dimension durable et irréversible de leur situation.

105.

LAHIRE B., 1998 - L’homme pluriel – Les ressorts de l’action. Ed. Nathan, Coll. Essais et Recherches, Série Sciences sociales, 271 p.

106.

Dans ce modèle, les ’schèmes d’action et de pensée’ seraient durablement ’incorporés’ et s’organiseraient en ’autant de répertoires que de contextes sociaux pertinents que[l’individu] apprend à distinguer - et à nommer à travers l’ensemble de ses expériences socialisatrices antérieures’ (p. 42).