2123. La question du statut de la parole des acteurs sociaux dans les ’récits de vie’

Adopter une perspective compréhensive implique de reconnaître une certaine rationalité et intentionnalité aux acteurs sociaux. Or, quel statut accorder à l’intentionnalité et à l’autonomie des acteurs dans un contexte marqué par la réversibilité des positions sociales  ?

Ce point de vue théorique a par ailleurs des implications méthodologiques : le recours à une démarche qualitative qui accorde une importance cruciale à l’analyse des discours des acteurs. Quel statut accorder à la parole des acteurs lorsqu’ils mettent en récit leur parcours à la demande de l’enquêteur ?

La parution de l’ouvrage de C. Dubar et de D. Demazière107 et sa discussion critique par d’autres auteurs108 ont apporté d’utiles éclaircissements à ces questions. Néanmoins, ces débats n’ont pas suffisamment pris en compte l’évolution de l’environnement social des individus que les méthodes, en question, sont pourtant censées analyser. C’est donc en référence à ce contexte -marqué par une forte mobilité et une réversibilité des parcours sociaux- que nous discuterons des conditions de pertinence du recours aux récits de vie.

L’introduction par D. Bertaux (en 1976) de la terminologie de ’récits de vie’, en opposition à celle ’d’histoires de vie’ utilisée jusqu’alors, a permis de mieux distinguer ’l’histoire vécue par la personne’ du ’récit’ qu’elle en fait. Néanmoins, l’approche ’réaliste’109 qu’il défend ne nous semble pas indemne de toute ambiguïté. Il considère, en effet, que ’‘le récit de vie constitue une description approchée de l’histoire réellement (objectivement et subjectivement) vécue’’ (1997, p. 6). Or, même s’ils sont ’sincères’, les récits sont toujours des reconstructions du passé (M. Halbwachs, 1994). Et les décalages entre le ’vécu’ et le ’raconté’ sont susceptibles d’être d’autant plus importants que le contexte, dans lequel évoluent les individus aujourd’hui, multiplie les occasions de changer les cadres sociaux de leur mémoire au fil des pérégrinations et des déménagements qui ponctuent leurs parcours de vie.

Par rapport à cette première approche, la perspective ’textualiste’, défendue par D. Demazière et C. Dubar (1999), a l’insigne avantage d’appréhender le récit de vie comme une reconstruction de l’histoire vécue110. Mais elle conduit, en revanche, à minorer la prise en compte des conditions matérielles dans lesquelles sont produits ces discours.

Au final, il nous semble donc utile de croiser, plutôt que de les opposer, ces deux perspectives ’réaliste’ et ’textualiste’. Il s’agit donc d’appréhender les discours des interviewés comme des formes de reconstruction de la réalité vécue par les acteurs, mais aussi comme des segments de cette réalité exprimés à travers un point de vue socialement situé.

Mais comment alors mettre à jour les indices des conditions sociales de production du discours à partir d’une approche qualitative et biographique  ?

Là encore, une lecture critique des auteurs cités plus haut (D. Bertaux, 1997 ; C. Dubar et D. Demazière, 1999) peut apporter quelques éclairages. Leur démarche respective a le mérite d’éviter deux écueils : celui d’une démarche déductive qui fait des récits de vie des matériaux venant ’illustrer’ un corps d’hypothèses préétablies, et celui d’une démarche restitutive, qui sous couvert de ne pas ’trahir’ la parole des interviewés, opère néanmoins des interprétations implicites dont elle ne livre pas les clés de lecture.

Néanmoins, la démarche inductive défendue par ces auteurs ne nous semble pas indemne de toute ambiguïté et ne nous satisfait qu’à moitié.

La référence à la grounded theory 111 nous semble intéressante sur le plan méthodologique dans ’l’aller-retour’ entre la théorie et le terrain qu’elle implique. Nous refuserons, néanmoins, le principe selon lequel les concepts ne préexistent pas à l’enquête empirique en lui préférant l’idée que les concepts élaborés au départ doivent être affinés et corrigés au fil de l’enquête dans un ’processus de théorisation continu’. Les approches qualitatives étant rarement ’purement inductives’ ou ’purement déductives’ (C. Paradeise, 1999, p. 464) leur enjeu se situe plutôt dans l’articulation entre les deux démarches.

Outre le fait qu’ils soient posés implicitement, les postulats sur lesquels ces auteurs appuient leurs analyses nous semblent discutables. Le refus de construire la démarche, à partir d’un corpus d’hypothèses constituées a priori, ne les empêchent, pas en effet, de découper a priori la réalité sociale en ’catégories de situation’112 (Bertaux, 1997) ou en ’univers de sens’ (Dubar et Demazière, 1999), dont ils postulent la cohérence interne. Et découper ainsi la réalité sociale semble faire abstraction du contexte actuel. La réalité du quotidien ne se laisse plus enfermer dans les limites d’un ’univers de sens’ ou d’une ’catégorie de situation’. Elle amène à les multiplier l’un comme l’autre lors de nos cheminements multiples.

Il nous semble alors que l’analyse des récits de vie gagnerait à se centrer davantage sur les modes d’articulation entre espaces de vie et lieux d’ancrage des individus plutôt que sur la saisie de ’mondes sociaux’ aux frontières bien dessinées. De la même manière, gagnerait–elle à être attentive aux traductions ou transferts de sens que doivent opérer les individus, partagés entre des milieux de vie différents qui se juxtaposent (dissociation des espaces de vie) dans le quotidien et se succèdent (migrations) au fil des parcours.

En résumé de cette première argumentation, nous retiendrons la distinction entre l’espace d’appartenance et les espaces de référence, plutôt que l’idée d’une multi-appartenance.

Ces premières réflexions permettent également de dégager un premier enjeu autour duquel se recomposent les appartenances sociales. Ce n’est pas tant l’accès à la mobilité que sa maîtrise qui semble constituer le principal opérateur de différenciation des positions sociales. Ce nouvel opérateur, s’il sert certains mécanismes de reproduction113, tend aussi à en renouveler les logiques et le sens (ouverture du présent, réversibilité des positions sociales).

La mobilité peut être une contrainte, et l’ancrage au contraire peut constituer un choix (Bourdin, 1996). Ces deux idées méritent cependant d’être précisées : on ne peut opposer strictement ancrage et mobilité (Hirschhorn, Berthelot, 1996), il s’agit plutôt de deux temporalités alternant dans la vie quotidienne et les parcours sociaux. On en arrive alors à poser la question des formes d’appartenances territoriales, qui sous-entendent l’idée d’une certaine stabilité des ancrages aux lieux. Cette perspective nous amène, de façon corollaire, à aborder la question du découpage et du rapport à la frontière, dont nous avons vu dans le premier chapitre, l’importance dans les processus de socialisation et dans l’organisation collective de la vie sociale.

Notes
107.

DEMAZIERE D., DUBAR C., 1997 - Analyser les entretiens biographiques. L’exemple des récits d’insertion. Ed. Nathan, coll. Essais et recherches, 350 p.

108.

SCHWARTZ O., PARADEISE C., DEMAZIERE D., DUBAR C., 1999 - Analyser les entretiens biographiques. L’exemple des récits d’insertion’ in  : Sociologie du travail, n° 4, Vol. 41, pp. 453-479.

109.

BERTAUX D.,1997 - Les récits de vie. Ed. Nathan, Coll. Sociologie 128, 128 p.

110.

Le langage est ici conçu non pas comme un réservoir d’images plus ou moins fidèles par rapport à la réalité, mais sous sa forme ’paradigmatique’  «[ ] comme un système de signes qui permet de produire des mises en forme différentes de soi et du monde’ (Demazière, Dubar, 1999, p. 474).

111.

GLASER B.G., STRAUSS A.L., 1967 - The discovery of grounded theory. Stratégies for qualitative research. Aldine, Chicago. Citée par C. Dubard et D. Demazière (1999, p. 471).

112.

L’hypothèse centrale est que les logiques qui régissent un monde social (organisé par un type d’activité) sont également à l’oeuvre dans chacun des microcosmes (petit univers de métiers par exemple) qui le composent  : en observant quelques-uns uns de ceux-ci, on peut mettre à jour les logiques qui structurent celui-là.

113.

La multi-localisation, comme pratique distinctive élargissant le champ des ressources accessibles, suppose déjà un capital de départ.